Dans le froid, la nuit, la neige, ils tentent de passer la frontière italienne par la montagne pour gagner au péril de leur vie la France et la ville la plus proche, Briançon. C’est là, dans sa ville natale, que l’anthropologue Marianne Chaud a rencontré ces migrants venus des quatre coins de l’Afrique, Connue pour ses longues immersions dans les communautés himalayennes, l’anthropologue et documentariste s’est cette fois plongée dans le quotidien de ceux, qui contraints à l’exil, retrouvent un peu d’espoir grâce à la mobilisation des Briançonnais. Un regard déchirant qui reconfigure notre rapport aux migrants et à la montagne. Pour Outside, la réalisatrice revient dans une longue interview sur le tournage d’un film auquel elle a consacré trois ans de sa vie. A découvrir uniquement en ligne ce week-end, du 17 au 18 décembre.
Ton film l’aventure, ton 6e documentaire, vient d’être doublement primé au FIFAV, le Festival du film d’aventure de La Rochelle, par le grand jury et par le public. T’y attendais-tu ?
J’ai trouvé ça assez incroyable qu’il ait été sélectionné dans le cadre d’un festival de films d’aventure, et plutôt très heureusement surprise, je savais qu’on était un peu en décalé avec les autres, mais je ne pouvais pas du tout m’attendre à ce qu’on ait un prix avec ce film, ni de la part du public ni du grand prix. Et je ne sais pas vraiment comment l’expliquer. J’ai l’impression qu’il y a certainement une émotion, et là je parle plutôt du prix du public, qui a été ressentie dans la salle. J’ai déjà cette expérience là pour l’avoir déjà projeté dans plusieurs salles de cinéma, et dans d’autres festivals, où je me rends compte que c’est un film qui touche, qui bouleverse. Souvent les gens ont même du mal à poser des questions après la projection, ils commencent à parler puis tout d’un coup leur voix s’étrangle, puis il y a des larmes qui coulent. Beaucoup sont très émus. De la part du jury, je me dis que c’est peut-être aussi l’envie de questionner ce que c’est que cette position d’aventurier et de rebattre les cartes de la définition de l’aventure. De vouloir repenser la possibilité du déplacement du nord vers le sud, qui parait évidente, et celle du sud vers le nord qui est encore impossible. De repenser un petit peu le contexte politique ou une réalité sociale.
Pourquoi ce titre « L’aventure » ?
C’est comme ça que les personnes qui arrivent de l’Afrique de l’ouest appellent le fait de quitter leur pays pour chercher un meilleur moyen de vivre. Ca peut être en se déplaçant dans le pays voisin, pour essayer de trouver un autre travail, comme de partir très loin pour essayer d’avoir une vie meilleure. Quand j’ai compris que c’était vraiment un mot utilisé par beaucoup d’Africains de l’ouest, ca m’a beaucoup intriguée et intéressée. Ils disaient : ‘je connais quelqu’un qui a fait l’aventure’, ‘on était plusieurs à vouloir faire l’aventure’, ‘Moi j’ai fait l’aventure avec un ami’. Et j’ai surtout pris conscience en les écoutant parler et en les filmant, qu’ils tirent une grand fierté de leur courage et de leur volonté à aller se confronter à d’autres pays, à d’autres réalités. Ils se sentent vraiment comme des héros quand ils parlent entre eux. Il y a quelque chose qui est tu dans nos sociétés où on les voit arriver comme des victimes, des gens qui sont en souffrance, en difficulté, mais eux ne se perçoivent pas du tout comme ça. Ils se perçoivent comme des gens qui ont réussi à traverser mille épreuves, qui ont gardé force et courage et qui ont eu l’intelligence de traverser plein de situations. Donc ce titre, c’était aussi pour leur redonner ce côté positif que eux-mêmes perçoivent et qui est totalement invisibilisé dans les media. Ca me semblait assez fidèle à mon film dans lequel je montre toute la richesse et toute la beauté, la délicatesse, la finesse, la force de ces personnes. J’étais contente d’avoir un titre qui soit positif.
Justement comment définirais-tu l’aventure aujourd’hui, toi qui a beaucoup voyagé et tourné, notamment dans l’Himalaya ?
Je crois que l’aventure existe si elle nous remet en question très profondément et si elle bouleverse des équilibres de notre être en entier. De la même façon qu’un voyage qui ne nous transforme pas ne sert à rien. Je ne pense pas qu’on puisse voyager pour se divertir. Si on fait l’effort de partir très loin, de partir dans une autre culture, d’aller à la rencontre d’autres personnes, c’est en acceptant que nos convictions soient ébranlées, que notre équilibre soit remis en cause. L’aventure, c’est accepter d’être bouleversé, transformé. C’est comme ça qu’il y a quelque chose d’un peu authentique qui en sort, qui en vaut la peine. Je n’ai jamais considéré que je faisais une aventure particulière. Dans l’aventure il a aussi quelque chose du dépassement, physique, mental. J’ai fait de petites aventures en me confrontant à certaines difficultés relationnelles, mais ce qui est implicite dans l’aventure, c’est que ça va nous grandir et nous permettre de devenir quelqu’un d’autre ou d’explorer des facettes de nous jusque-là insoupçonnées.
Dans ta filmographie on voit qu’il y a toujours eu un engagement personnel, ici encore…
Je crois que le film est une expérience profondément humaine avant tout. Ce qui me passionne dans ce métier de réalisatrice de documentaire, c’est de pouvoir aller à la rencontre de personnes qui sont différentes de moi et de pouvoir m’approcher d’elles au plus près pour essayer de les comprendre au mieux. L’outil qu’est la caméra permet cette rencontre, on peut alors aller dans des relations extrêmement profondes. Quand on pose une caméra, on installe un cadre très particulier qui est vraiment propice à l’écoute. Il y a quelque chose d’extrêmement fort qui se passe entre la personne qui filme et celle qui a accepté d’être filmée. Une relation se crée. Peut-être encore plus intense qu’une relation qu’on peut avoir sans caméra parfois. Ce sont ces moments très précieux que je recherche. La caméra, le film, c’est ce qui va advenir après qu’il y ait eu cette relation. D’abord il y a cette relation qui caractérise peut-être mes films où il y a toujours de petits moyens, je suis toute seule à filmer, toute seule à faire le son. Ca me permet d’être dans une intensité de la relation qui transparaît je pense pour le spectateur qui peut alors prendre ma place et être aussi près des gens que je filme que je le suis moi. C’est vraiment cette quête qui motive chaque fois mes films.
Justement quel a été le rapport des migrants à ta caméra ?
Beaucoup de gens n’ont pas voulu être filmés, principalement au refuge solidaire à Briançon, beaucoup ne passaient que pour quelques jours, on n’avait pas forcément le temps de nouer une relation. Beaucoup de gens n’étaient pas en confiance non plus ou n’avaient pas du tout envie de parler de choses douloureuses pour eux. Finalement Mamadou, le jeune homme malien qu’on voit à l’hôpital après une amputation des deux pieds (suite à des gelures après sa traversée de la frontière par la montagne, ndlr), m’a demandé que je le filme quand il a su que j’étais réalisatrice de documentaire. Il m’a dit, apporte ta caméra ! Pour lui c’était important que son accident et son parcours ne soient pas silencieux et qu’il puisse trouver une forme pour partager ça. Ca l’a soutenu à un certain moment en jouant un rôle un tout petit peu cathartique. D’être totalement écouté, avec l’intervention de la caméra, fait que tout d’un coup la parole devient précieuse. Elle va rester. De savoir que la parole va exister, rester et être à l’extérieur d’eux aussi permet peut-être un peu de se libérer des difficultés et d’être reconnu, de ne pas rester dans une invisibilité dont ils souffrent pour beaucoup.
Les personnes filmées ont-elles vu le film et qu’en ont-elles pensé ?
C’était très émouvant pour Mamadou et Ossoul, car on a présenté le film en avant-première à Albertville, au Grand Bivouac, il n’était pas totalement fini. Dans la grande salle, un samedi soir à 21 heures, 600 ou 700 personnes ! Ni Mamadou ni Ossoul n’avaient voulu le voir avant de le découvrir sur grand écran. Le film a commencé et Mamadou s’est tourné vers moi et m’a dit : « mais c’est incroyable, tu as fait un vrai film ! ». Tous deux ont ressenti beaucoup d’émotions devant le film et aussi devant la réception du public, puisqu’il y a eu une standing ovation quand ils sont montés sur scène. Une ou deux fois après ça ils m’ont accompagnée sur des projections, puis j’ai senti que c’était bien qu’ils ne le fassent plus, car ça les replaçait dans un passage de leur vie qui a été difficile. Ils m’ont dit que le film leur ressemblait, ils en sont contents, ils ne sont pas gênés par rapport à ce que j’ai mis d’eux. Moi j’ai beaucoup réfléchi à ce qu’on pouvait dire ou montrer de l’ordre de l’intime et des frontières à ne pas dépasser. J’ai décidé par exemple de ne pas aborder la place de la maman pour Ossoul, un sujet vraiment trop douloureux à l’époque. Il y a aussi beaucoup de choses que j’ai écartées, les récits de grande violence, toutes les scènes de torture dont ils ont été victimes ou témoins, les atrocités rencontrées sur leur parcours. J’en ai recueillies beaucoup, mais c’est de l’ordre de l’inaudible, de l’impensable parfois. Je me souviens d’une fois où j’ai filmé des femmes qui me racontaient les tortures subies avec des kalachnikov dans le vagin, des démembrements. Je pense aussi à André qui m’a raconté que son voisin de prison en Libye a été achevé à coup de pierres par un gardien ou à Marc qui m’a parlé de cet homme enterré alors qu’il était encore vivant. Toutes ces choses sont tellement dures que je ne me sentais pas la force de savoir comment les traiter. Je ne savais pas quoi en faire. Mais est-ce que le film est le mieux placé pour retracer tout ça ? Toutes ces scènes d’une extrême cruauté, je ne les ai pas intégrées. Et puis je me disais aussi que je ne voulais pas être dans une surenchère médiatique, à un moment où on a commencé à parler beaucoup du traitement des migrants dans les prisons libyennes. Je ne voulais pas être dans cette escalade de l’horreur. Cette violence est déshumanisante. Dans le film il y a quand même André qui raconte l’esclavage et comment il a été vendu, mais je ne voulais pas rentrer dans des scènes sordides, macabres, trop violentes pour moi.
Est-ce que ta formation d’anthropologue t’a aidée à construire ton regard, notamment pour ce tournage?
Cette formation a vraiment construit mon approche et mon regard sur les gens que je rencontre avec ma caméra. La première chose qu’on apprend quand on fait du terrain, c’est d’essayer de se mettre à la place des autres et de se débarrasser de ses propres préjugés, de ses propres façons de penser, d’essayer d’adopter la façon de penser des gens chez qui on est ou qu’on étudie. Pour mes documentaires himalayens comme pour celui-là, on peut s’efforcer de s’approcher au plus près des autres, mais on n’y arrive jamais, c’est un but ultime inatteignable. Pour ce film pour ces personnes en exil, c’est encore plus inatteignable. On n’arrive jamais à saisir l’étendue de la perte, l’ampleur des difficultés qu’ils ont rencontrées et qu’ils rencontrent encore.
Quel lien vois-tu entre tes films tournés dans l’Himalaya et ce tournage tourné chez toi, à Briançon, dans ta ville ?
Ce qui guide mes recherches, c’est de savoir quelle est notre part de libre arbitre. Qu’est-ce que c’est que l’individu par rapport à la communauté, par rapport à un système. C’est ce qui m’a intéressée dans l’Himalaya, voir comment on se situe dans un groupe. Qu’est-ce qu’on peut décider pour soi-même et qu’est-ce qui est la part de choses non voulues. Et là, avec les personnes en exil, on a l’impression que ce sont des individus qui brutalement décident de fuir, mais en fait, est-ce qu’ils ont le choix ? (…) Aujourd’hui, ces migrations sont aussi systémiques, elles disent autre chose que la somme des individus qui ont dû quitter leur pays. Il y a tout un contexte qui les dépasse, mais avaient-ils vraiment le choix ? Et nous, avons-nous vraiment le choix ? En Occident nous avons l’impression d’avoir une immense liberté, mais en fait on est imprégné d’un diktat culturel. Or en tant qu’individu où est-ce qu’on trouve des petits moments de liberté qui révèleraient quelque chose qui nous serait propre ?
Justement, devant la réalité du quotidien des migrants, à ta porte, penses-tu que tu avais vraiment le choix de ne pas faire ce documentaire ?
C’est une situation qui m’a extrêmement troublée quand elle est arrivée dans ce lieu dans lequel j’habite et où je suis née, ça a ébranlé quelque chose chez moi. Il fallait que je trouve des réponses et que je me confronte à cette situation. Mon travail, c’était aussi de transformer en quelque chose d’émouvant quelque chose qui me faisait extrêmement souffrir. J’ai beaucoup souffert, comme d’autres Briançonnais ont beaucoup souffert quand les migrants nous ont raconté des histoires très dures, en voyant dans quel désarroi ils étaient en arrivant ici. Aussi peut-être la façon de transformer cette douleur a été de créer un objet qui malgré tout était beau et pouvait émouvoir.
Te sentais-tu un peu protégée par ta caméra, d’une certaine façon ?
Non, pas du tout protégée. Mais avec la caméra j’ai l’impression qu’il y a une connexion extrêmement fortes qui se noue avec la personne qui accepte d’être filmée et qu’on reçoit beaucoup de choses de l’autre personne. Ce n’est ni un filtre, ni une barrière, mais un énorme canal de connexion. Et on donne aussi, bizarrement. Mais après, au montage, c’est un travail d’alchimiste où on peut découvrir de l’or dans cette matière filmée. Par-delà les difficultés ou la souffrance, se révèle quelque chose de très précieux et beau.
Cette fois, tu tournes chez toi, on t’y voit enceinte puis avec ta petite fille de près de 3 ans à l’époque. Cette proximité t’a-t-elle aidée dans ton travail, ou gênée ?
Ni l’un, ni l’autre. Dans les autres films, dans l’Himalaya, j’avais aussi décidé de me montrer. C’est quelque chose que j’ai appris de l’anthropologie, à partir du moment où on est là, où on observe un groupe, la situation n’est pas la même du fait de notre présence, donc il faut arriver à en rendre compte par un moyen ou un autre. Il ne faut pas faire croire qu’on est transparent. Pour ce film là aussi, j’ai voulu assumer que ce que j’allais raconter c’était mon point de vue, un regard particulier sur une situation. Un film, ce n’est jamais la réalité, c’est un point de rencontre entre une situation et un réalisateur. J’avais l’impression aussi que je prenais des choses intimes aux personnes que je filmais, et qu’il fallait que je me dévoile moi-même un petit peu. C’était un peu donnant donnant, de montrer mes enfants, ou moi. Ca me permettait de présenter un peu de la relation qui est en train de se faire. Je leur ai posé beaucoup de questions, et eux aussi. Ils ont rencontré mes enfants, on a appris à se connaître. Ca me semblait important de le montrer. Ca m’aurait semblé moins honnête de faire comme si je n’étais pas là.
Jusqu’où peut-on aller dans l’implication à titre personnel dans un tel tournage ?
Tout est absolument légitime à partir du moment où c’est authentique. Si j’étais tombée amoureuse de l’un de mes personnages, j’aurais certainement continué à filmer et je l’aurais montré. Mais je pense qu’il n’y a aucune règle, tout est possible dans le documentaire. Seulement que ce qu’on donne à voir doit avoir un sens. Il faut que ce soit pertinent si on montre de soi, si on montre quelque chose de l’autre, et qu’on ait conscience de la répercussion que cela peut avoir sur l’autre ou sur sa propre vie. Mais il doit y avoir quand même une pudeur dans le documentaire. C’est très exposant de confier des choses intimes face à une caméra. Il faut faire très attention à la vie de gens qui nous font confiance. Quand je monte tous mes films, mes premiers spectateurs sont vraiment, dans ma tête, les gens que j’ai filmés.
Je suppose que tu sortie changée de ce tournage.
Tous mes tournages ont été très intenses. Pour « La nuit nomade » j’ai vécu pendant six mois avec une communauté nomade dans l’Himalaya que j’ai dû quitter à la fin pour rentrer en France. J’avais sacrément été bouleversée de partager leur vie, leurs questionnements, à savoir est-ce qu’ils pouvaient toujours rester sur les hauts plateaux, ou est-ce qu’il valait mieux aller à la ville pour rejoindre une vie plus facile. Mais mon dernier tournage à Briançon n’a pas été le plus bouleversant, d’autant que je ne me suis pas arrachée de ce terrain comme j’ai dû le faire dans l’Himalaya, je suis toujours sur le même lieu, j’ai toujours des relations très, très fortes avec les gens que j’ai filmés. Aussi, ca n’a pas été difficile. Ce n’est pas le film qui m’a le plus dérangée. Mais c’est le film dans lequel j’ai entendu le plus de choses difficiles, et ce qui me déstabilise complètement, c’est cette réalité sociale et politique qui existe aujourd’hui d’accueillir aussi mal ces personnes en exil et de les représenter comme des sous-humains, en détresse qu’on ne peut pas aider.
Dans le film, les gens de Briançon sont bienveillants. Est-ce que ça a été vrai pour tous ? Et quel a été leur regard sur ton tournage ?
Les gens de Briançon et des villages alentour sont confrontés dans le réel à des intéractions avec ces personnes en exil. C’est quelque chose d’assez concret pour eux. Les gens se rendent compte que sur notre territoire, laisser dormir des gens dehors ou traverser des cols dans la neige, ce n’est pas possible. Il y a un mouvement spontané d’entraide, comme il y en a dans toute la France et dans toute l’Europe. Quand on est sur le terrain auprès des personnes en exil, on se rend compte qu’il y a plein d’associations, plein de personnes qui spontanément viennent aider, apporter des couvertures, à manger, et donner de leur temps. Le discours médiatique ou politique est totalement en dissonance par rapport à cette réalité-là. Il parle de peur, de flux, d’invasion. C’est une analyse totalement irréaliste. Les gens de Briançon sont, de près ou de loin, favorables à l’accueil.
Est-ce que le vécu des migrants a changé ton regard sur la montagne ?
La montagne reste un lieu de détente. Là, tu vois, il a neigé, mes enfants n’ont pas voulu rentrer avant huit heures de soir parce qu’il fallait absolument continuer de faire les fous dans la neige. Il y a toujours cette magie et je trouve autant de plaisir à affronter les montagnes. Par contre, dès qu’il fait froid, qu’il pleut, qu’il y a du vent, je pense aux familles qui sont en train de traverser avec des baskets. On est tous en train de se dire : pourvu qu’il n’y ait pas des gens qui soient là, en pleine nuit, j’espère qu’ils vont y arriver. On sait tous que c’est potentiellement dangereux. Heureusement il y a tous ceux qui font la maraude tous les soirs et qui passent la nuit à essayer à trouver des personnes qui pourraient être en détresse dans la montagne.
Tu participes à ces maraudes ?
Non, c’est beaucoup trop violent, trop dur, je n’ai pas du tout le cran de faire ça. C’est un très grand stress : il faut essayer de trouver des gens, donc être en alerte pour pouvoir repérer ceux qui pourraient être en mouvement dans la nuit, en train de se cacher parce qu’ils pensent que nous sommes des forces de l’ordre. En sachant que parfois il y a des enfants. Après, il y a le stress de devoir se confronter aux forces de l’ordre qui essayent d’empêcher les maraudes. Puis me dire que si j’arrive à trouver une famille, à la mettre dans ma voiture, si les forces de l’ordre m’arrêtent et renvoient ces gens de l’autre côté de la frontière qu’est-ce que je fais ? Les maraudeurs sont toujours du côté français, il n’y a jamais de passage de frontière. C’est d’une trop grande violence pour moi de me retrouver devant cette situation absurde de non-assistance à personne en danger de la part du gouvernement. C’est trop insupportable.
Qui sont ces maraudeurs ?
Chaque soir, ils sont entre cinq et dix, c’est variable. Des gens de Briançon et des environs, de toute la France aussi, voire d’autres pays européens. Ils sont très courageux, il faut pouvoir passer toute la nuit dans le froid et savoir comment agir face à une situation urgente, face à de gens qui peuvent être en hypothermie, en grande difficultés.
Tu ressors comment de ce tournage, de cette aventure ?
Pour dire la vérité, j’en ressors extrêmement triste, malgré tous les liens et les belles choses qu’on a partagés et qui nous ont nourris, et c’est sans doute ce qui compte le plus, ces liens d’amitié indéfectibles qui comptent maintenant, particulièrement avec Mamadou et Ossoul qui est devenu le parrain de mon petit garçon ; on fait vraiment partie de la même famille aujourd’hui. Mais j’ai touché du doigt une partie de l’humanité, tellement violente, tellement cruelle, tellement injuste… C’est une chose d’imaginer ça intellectuellement, j’avais lu beaucoup de choses sur ce sujet. Ca en est une autre de vivre de façon si proche auprès de gens qui ont traversé des situations extrêmement complexes et de comprendre que derrière cette série de « hasards », ce sont des décisions politiques, et qu’on pourrait faire différemment. C’est très triste et ça peut me mettre en colère. Ma vision de l’humanité en est un peu ternie. Mais je suis profondément optimiste et dans le même temps je me rends compte que sur le terrain il y a tellement d’histoires merveilleuses. Des Français qui adoptent de jeunes mineurs isolés par exemple, des patrons qui font la grève de la faim pour aider des ouvriers sans papiers. Je m’accroche à ça pour continuer à avoir un peu d’espoir dans notre humanité. Il faut continuer à tendre la main, à ouvrir les cœurs avec de petits moyens, autour de soi. Rien n’est perdu, tout est à gagner encore.
Tu as dit, il me semble : « j’aimerais que ce film ressemble à une fable poétique racontant un morceau du monde »
C’est une vraie citation. Ce que j’aime dans le film, c’est quand on s’approche au plus près d’une personne, qu’on reconnait toute l’humanité en lui, quelque chose d’universel. On se reconnait soi-même d’abord, puis les autres. Ce que je voulais, c’est que ce film raconte le parcours d’Ossoul et de Mamadou, mais surtout qu’on puisse se reconnaître une partie de l’humanité en eux. Qu’ils incarnent des bribes de l’histoire de notre humanité commune. J’ai l’impression que c’est réussi, je vois que les gens sont touchés par ce film. Il y en a beaucoup qui me disent ‘ça me rappelle mon grand-père qui est arrivé d’Italie’, ‘ça me rappelle mon oncle qui a dû partir de l’Algérie’. C’était vraiment ce que je voulais, que ça dise quelque chose de nous tous.
Sélectionné, notamment, au Festival Objectif Aventure, organisé à Paris du 27 au 29 janvier 2023, « L’aventure » est exceptionnellement visible gratuitement en ligne ce week-end, du samedi 17 décembre 2022 au dimanche 18 décembre, à l’occasion de la Journée internationale des migrants.
Marianne Chaud en 6 films
• L’Aventure (Un thé dans la neige, 2020)
• La Nuit Nomade (ZED / ARTE, 2012)
• Orphelins du Tibet (ZED / ARTE, 2011)
• Himalaya, le chemin du ciel (ZED, 2008)
• Himalaya, la terre des femmes (ZED, 2008)
• Devenir femme au Zanskar (ZED,2006)
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