Difficile à croire, mais quand la grimpeuse autrichienne, 32 ans, membre du team Salewa, double championne du monde de bloc, décide d’arrêter la compétition en avril 2018 pour se mettre à la grande voie, c’est sa vieille amie la peur qui l’attend à Aiglun, dans les Alpes de Haute-Provence, au pied d’une voie mythique, « Ali baba ». Il est vrai qu’Anna Stoehr avait mis la barre très haut. Une ascension qu’elle raconte dans « Evolution » passionnant documentaire retraçant une reconversion douloureuse, mais profondément libératrice, a-t-elle expliqué à Outside.
Il faut avoir vu Anna Stoehr triompher lors de la coupe du monde à Innsbruck pour comprendre ce que gagner veut dire. Anna est une bête de compet. Elle aime ça. Elle donne tout. Et elle gagne à tous les coups, ou presque. En quinze ans de carrière, son palmarès parle pour elle. A son actif, deux titres de championne du monde de bloc, deux titres de championne d’Europe et 22 victoires de coupe du monde, toujours en bloc.
Le public, son public, conquis par son style explosif, l’a bien compris, et salue son arrivée sur scène comme son triomphe au sommet du mur par des acclamations dignes d’une rock star. Aussi, lorsqu’en 2017 une blessure au dos lui fait reconsidérer sa carrière et envisager de quitter la salle pour affronter un nouveau défi, l’escalade en falaise, c’est un énorme travail sur elle-même qu’elle entame. Pas seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan mental, tant l’exigence est de mise pour une athlète qui s’est attelée à certains des problèmes les plus ardus au monde en termes de blocs (« New Base Line » 8b+ bloc, « The Penrose Step » 8b+ bloc, « Steppenwolf » 8b bloc, « Meadowlark Lemon » stand 8b bloc).
Au sortir du confinement – tout relatif pour l’Autrichienne qui à Innsbruck a pu profiter de la nature toute proche – elle s’est confiée à Outside. Toute juste rentrée d’une sortie en falaise cet après-midi-là, elle nous répond dans un français parfait, appris aux contacts de ses amis grimpeurs, passant sans transition à l’anglais, sa deuxième langue, son deuxième métier aussi pour cette grimpeuse pro qui est aussi prof : « mon plan B », dit-elle.
Athlète pro, membre du team Salewa, tu as quitté le bloc au faîte de ta carrière. A 32 ans aujourd’hui, comment vois-tu l’avenir ?
Je suis avant tout une grimpeuse passionnée et versatile, appréciant l’escalade sous toutes ses facettes. Le bloc bien sûr, mais aussi l’escalade sportive et l’escalade en grande voie. J’ai ça dans le sang. Je suis née et j’ai grandi à Innsbruck, au coeur des Alpes. Mes parents, tous deux grimpeurs, nous ont initié, ma sœur et moi, à l’escalade à l’âge de six ans. À huit, j’ai rejoint un groupe de grimpe pour enfants. On avait énormément de plaisir à grimper et à nous entraîner ensemble, c’est devenu une partie essentielle de ma vie. Adolescente, c’est à Magic Wood, site de bloc tout près de chez moi, que j’ai passé la plupart de mes week-ends. Avec mes amis, on filait à Averstal pour profiter d’un granit parfait pendant deux jours avant de rentrer à l’école en voiture le lundi. C’est aussi l’endroit où j’ai escaladé mon premier 8b, « Riverbed », en 2010.
La compétition est arrivée très vite, j’adorais ça. Et naturellement, je suis entrée dans le circuit de la Coupe du monde, jusqu’en 2017. Aujourd’hui je continue de vouloir repousser mes limites, sortir de ma zone de confort.
Qu’as-tu trouvé dans le bloc et dans la compétition ?
L’amitié, le groupe, c’est très important pour moi. L’escalade est un « petit sport », animé par une petite communauté. Mais c’est un sport incroyable, rien n’est acquis, chaque mouvement est nouveau. Tu ne sais jamais ce qui t’attend. Rien à voir avec la natation par exemple qui n’est que répétition du geste. J’ai adoré cette versatilité. Connaître, très tôt, le succès, a été capital aussi, ça m’a forgé le mental. Au pied du mur, tu dois être solide, parfaitement entraînée physiquement bien sûr, mais c’est ton mental qui va faire la différence face à tes amis eux aussi au top au niveau sportif. J’avoue, sans prétention, qu’en compétition, je partais gagnante. Je savais que j’allais gagner. Nous sommes tous différents, tu vois, ma sœur et moi avons reçu la même éducation, elle grimpe aussi. Mais elle déteste être sous les feux des projecteurs. Moi, j’adore ça ! Entendre le public me donne de l’énergie, la meilleure des énergies. Mais à un certain moment je n’ai plus ressenti cette envie de gagner. J’avais évolué. J’avais besoin d’autre chose. De sentir que gagner, au fond, n’était pas forcément essentiel.
Qu’est-ce qui t’a fait perdre ce « drive », cette impulsion ?
Le temps, la maturité et un ensemble de choses. J’ai vécu ces années dans le circuit, et ses victoires, avec mon boyfriend, Kilian Fischuberg (également grimpeur pro, cinq fois médaille d’or du classement général de la coupe du monde, ndlr ). Nous étions tous deux dans le circuit. C’était merveilleux de vivre ça à deux, et au même niveau. Mais lorsqu’il l’a quitté, ça m’a fait réfléchir. Tout à coup, tout m’a semblé différent, plus dur.
Et puis, il y a eu les blessures aussi. Aux doigts en 2014 et 2016. Après ça, le retour a été difficile. Alors que jusque-là, je me sentais invincible. Ensuite, lors d’un entraînement, je me suis blessée au dos. Cette blessure a entraîné un changement de programme : je suis passée d’une participation à la Coupe du monde de bloc à une thérapie plusieurs fois par semaine. J’étais malheureuse, je ne savais pas quand et si je pourrais un jour sauter sur un tapis de bloc sans douleur. Mais j’en ai aussi tiré des choses positives : j’ai appris à prendre du recul et à ne pas trop m’inquiéter pour mon avenir. Plus important encore, j’ai appris à remonter, à retrouver force et confiance, petit à petit, un pas après l’autre.
Au début, grimper n’était pas très agréable. J’avais l’impression de ne plus pouvoir contrôler mon corps comme avant. Sur le mur, je ne me sentais pas moi-même. Mais j’étais convaincue que je pouvais agir là-dessus. D’autant que, même si je n’avais encore retrouvé mon niveau j’étais tout simplement heureuse de pouvoir regrimper. Et il était temps alors de passer à autre chose, à une autre approche de l’escalade.
Arrêter le bloc a été très dur pour moi, mais je suis du genre à voir le côté positif des choses. Mon désir de grimper était intact, certes j’adorais la compet, le public, le podium, mais j’aimais aussi la solitude et le silence, grimper en extérieur et partager ça avec mon compagnon et mes amis. Il y a quelques années de cela, j’avais accompagné Kilian sur Hotel Supramonte, une grande voie d’escalade en Sardaigne, et sur Delicatessen, une voie dans un beau massif en Corse. Ça m’avait vraiment marquée. Moi qui en 2014 disais que la grande voie n’est pas pour moi, j’ai eu peu à peu envie de voir si j’étais capable d’escalader une paroi aussi haute, de me diversifier en tant que grimpeuse. J’ai toute confiance en mes capacités physiques, mais j’ai pleinement conscience de la hauteur et du degré d’exposition sur une grande paroi.
Et du coup, tu te fixes un objectif de taille. Rien moins qu’Ali Baba, voie mythique des Alpes-Maritimes, ouverte par Philippe Mussato et Ben Peyronnard
Oui, j’avais vu une photo de la perf de Nina Caprez sur le site en 2010. C’était incroyablement beau. Cette image était restée gravée en moi. Mais arrivée au pied de la paroi, j’ai réalisé combien elle était raide. La difficulté réside dans les sommets de catégorie 8a+, et la longueur de la voie, 8 longueurs de corde (environ 250 mètres). Mon objectif était de sélectionner un territoire encore vierge. Partir de blocs courts et de petite taille pour ensuite accéder à une voie longue et escarpée.
Or, mes facultés mentales, que j’ai eu si souvent l’occasion de mettre à l’épreuve lors de compétitions, semblent n’avoir plus aucune valeur quand je suis suspendue à 100 mètres au-dessus du sol. Et lors de ma première tentative, au printemps, rien ne s’est passé comme prévu.
Dès le départ, la voie est extrêmement abrupte, voire déversante et j’en ai même eu le vertige. Je savais pertinemment que mes peurs n’étaient pas rationnelles, la voie est bien équipée, il n’y a aucun risque, je savais ce que je faisais et pourtant je n’arrivais pas à me concentrer sur la voie. J’ai donc eu du mal à mémoriser les passages et mes peurs altéraient également mon niveau et mon style de grimpe. J’étais nerveuse et tendue, j’essayais de tout contrôler. Je grimpais beaucoup trop avec mes bras, qui constamment sollicités finissaient par tétaniser. Je ne parvenais pas à me reposer. Il me manquait l’endurance, la force mentale et aussi la capacité à mémoriser chaque mouvement, chaque prise. Aussi Kilian et moi avons-nous décidé de revenir à l’automne après avoir travaillé mon endurance. La deuxième tentative n’a pas été facile, mais elle a été la bonne. Lors de la descente, je pouvais à peine y croire. J’avais réussi ! J’avais trouvé les ressources nécessaires, repoussé mes limites. J’avais vaincu ma peur.
Quel est aujourd’hui ton rapport à la peur ?
La peur est un sentiment normal. Plus sensible chez certaines personnes que chez d’autres. En falaise, la peur est très présente chez moi. J’essaie alors de me raisonner, de me parler. Parfois ça marche. Et parfois pas. Il faut accepter cette peur, penser à respirer à rester calme quand tout te pousse à laisser tomber et à fuir la peur et l’obstacle. Mais quand tu les as surmontés, tu as un extraordinaire sentiment d’excitation, tu te sens fière, tu te sens tellement bien. Je travaille sur cette peur. Et petit à petit, je l’apprivoise.
Quelles sont les autres grandes voies qui te tentent ?
Oh, je n’ai qu’à piocher dans le superbe livre d’Arnaud Petit ( Parois de légende, Stéphanie Bodet et Arnaud Petit, ndlr ). Il y en a tant. Du Maroc, où je devais grimper en mai – c’est repoussé bien sûr – à tant d’autres sites en Autriche et partout en Europe. Je ne vois pas plus loin pour l’instant.
Quels sont les grimpeurs qui t’inspirent ?
Lynn Hill, bien sûr, mais aussi « Babsi », l’autrichienne Barbara Zangerl. On est très amies. Pour moi, c’est la Lynn Hill de ma génération. J’adore grimper avec elle. L’escalade reste un sport très masculin. Pas facile pour les femmes de s’y démarquer encore aujourd’hui. Bien sûr, je suis acceptée, vu mon niveau, mais je vois bien que pour les copines des grimpeurs, c’est loin d’être aussi simple. La fille hyper musclée, tout ça, ça ne passe pas toujours bien comme image, même si cela s’arrange un peu, petit à petit. Aussi, ça reste cool de grimper entre filles. Nous sommes souvent plus petites que les hommes, et sur la paroi, les solutions que nous trouvons ne sont pas les mêmes. Jusqu’à notre façon d’évoluer qui n’est pas tout à fait la même.
Pour en savoir plus sur Salewa et Anna Stoehr, c’est ici.
Photo d'en-tête : Salewa- Thèmes :
- Escalade
- Femme
- Grande voie
- Salewa