Un vélo, une ligne tracée à travers la Diagonale du vide, de Lyon vers le Maroc, et 3500 kilomètres en perspective : il n’en faut pas plus pour que Mathieu Bobin prenne le large en septembre dernier. Dans ses sacoches, le minimum vital, comme d’habitude pour ce bikepacker bien rodé. Mais tout au fond, lovée comme une couleuvre, une méchante anxiété le plombe. Le fruit de « la crise écologique, des guerres à répétition et des pandémies inattendues ». Trop lourd pour un seul homme. Une seule issue : la route, « antidote pour faire taire ce tumulte interne », raconte-t-il dans ce récit d’aventure inédit qui donne une sacrée envie de lui emboîter le pas vers les déserts espagnols, le Rif Marocain, l’Atlas et le Sahara.
À 35 ans, Mathieu Bobin – consultant web une partie de l’année entre Lyon et Paris, voyageur pendant l’autre – a déjà quelques longues traversées à pied ou à vélo derrière lui. Notamment une marche de 40 jours dans les Pyrénées. Mais aussi, au Japon, une boucle de 1200 km sur l’île de Shikoku, de temple en temple. Un voyage spirituel, au rythme des pas des pèlerins, qu’il nous racontait dans Outside en septembre 2023.
Un an plus tard, c’est vers le Maroc et le Sahara, à vélo cette fois, qu’il a mis le cap. 3500 km en 5 semaines à travers la diagonale du vide française, les déserts espagnols, puis le Rif Marocain, l’Atlas et enfin le Sahara. Pour quelle raison se lancer dans cette aventure ? « Comme toujours, l’envie d’explorer », dit-il. « Mais cette fois, quelque chose de plus intime : le besoin de me soigner. Je souffre depuis de nombreuses années d’anxiété. Ce voyage a été plus qu’une simple balade : l’occasion de me confronter à mes peurs et à l’inconnu, le pire ennemi de l’anxieux. Une occasion de dompter mes angoisses pour mieux vivre avec elles au quotidien. Je suis parti rempli de doutes, mais au fil des jours j’ai appris à vivre avec l’inconfort de ne pas savoir. Au bout de 5 semaines, l’anxiété n’est pas partie, mais j’ai fini par un peu mieux la dompter. »
J’ai pris la route un matin gris. Lyon dormait encore. Les pneus glissaient sur les pavés humides, tandis que mon cœur battait sous le poids familier d’une angoisse ancienne. L’anxiété. Ce poison invisible qui s’invite dans les pensées et ronge les nerfs. Elle nous coince, nous paralyse et parfois même nous vole notre vie. Pour moi, c’est une vieille compagne. Je la connais bien, depuis petit, toujours là, prête à surgir. Ces dernières années, elle ne m’a plus quitté. Avec la crise écologique, les guerres à répétition et les pandémies inattendues, elle a trouvé le terreau idéal pour se manifester.
Aujourd’hui, je l’emmène avec moi, direction le Sud, direction le désert, direction le rien et le tout. Lyon, la France, le Massif central et les Pyrénées, l’Espagne, ses campagnes et ses déserts, le Maroc, L’Atlas, le Sahara. Des centaines, puis des milliers de kilomètres pour tenter de noyer à vélo ce monstre un peu trop encombrant.
Certains pensent que l’aventure, c’est pour les têtes brûlées, ceux qui foncent, ceux qui ne pensent pas. Moi, je suis celui qui pense trop, l’introverti avec des bouffées d’angoisse à l’idée même du lendemain. Et pourtant, j’ai pris ce vélo, j’ai chargé mes sacs, j’ai décidé de partir. Pas un aventurier en quête de gloire ou de frisson à tout prix. Juste quelqu’un à la recherche d’antidote pour faire taire ce tumulte interne. La route, c’est mon médicament.
« Chaque coup de pédale chasse un peu plus les vieux fantômes »
Et me voilà, un type seul sur son vélo, des sacs lourds comme des souvenirs d’enfance, et tout le poids du monde dans mes mollets. Au début, c’est le Massif central, ses collines raides et ses villages mornes. La France, étirée, grise, silencieuse. Le vent froid s’infiltre sous ma veste, et je serre les dents. Chaque coup de pédale chasse un peu plus les vieux fantômes. Le goudron sous les roues devient mon refuge, chaque virage me porte vers un semblant de paix. L’anxiété murmure toujours, elle me suit comme une ombre, une bête accrochée à mon dos, me jetant des doutes dans les côtes les plus rudes. « Tu n’iras pas loin, mon vieux. Retourne chez toi, laisse tomber. » Mais chaque fois, je lui réponds par un coup de pédale de plus. Elle est là, oui, mais la route est là aussi. Celle qui m’appelle, m’épuise et me libère.
Un jour, la France disparaît. L’Espagne s’ouvre, vaste et aride. Partout du sable, de la poussière qui tournoie. Des plaines austères comme le Sahara. J’apprends qu’il existe des déserts en Europe. Il y a aussi des villages d’un autre temps, derniers résistants des campagnes désertées. Quelques cafés épars où se rassemblent les visages abîmés d’une Espagne oubliée. Où les vieux fument leurs regrets et boivent des pichets de rouge à l’aube en mâchant leur Jamon Queso.
Et la solitude. Elle est là, la nuit, quand je monte ma tente sous les étoiles tremblantes. Dans le silence, je retrouve mon souffle, je laisse mes pensées vagabonder. La solitude n’est pas un monstre. C’est une compagne familière, une vieille amie qui vient me parler quand tout le reste s’efface. Elle me dit que l’anxiété n’est pas l’ennemi, qu’elle est simplement une voix de plus dans l’infinité de mes pensées, et que si je l’écoute sans me battre, elle finit par se taire, par devenir un murmure. C’est dans ces moments-là que je comprends pourquoi je suis là, seul sur cette route, avec pour seule boussole la nécessité de fuir et de me trouver en même temps.
« Dans le chaos, s’inventer des îlots de tranquillité »
La France et l’Espagne n’étaient qu’un prélude. Le vrai voyage commence sur les rivages de l’Afrique. Tanger surgit au bout de la mer, vibrante, animée, un chaos de voix et de couleurs, des visages et des odeurs qui s’entremêlent. Les ruelles étroites, les marchés qui s’étirent comme des labyrinthes sans fin, les regards des marchands, des enfants, des étrangers. Pour quelqu’un qui aime la solitude et la paix, c’est une épreuve. On m’observe, on m’aborde, on me teste. L’agitation me bouscule de l’intérieur. Soudain, un chauffard surgit et me percute. Je vole, le vélo aussi. Quelques bobos, rien de grave. Mais l’angoisse s’installe pour de bon, plus brûlante que jamais. Si je veux continuer, je dois trouver mon calmant. Alors j’apprends à glisser entre les voix, à m’échapper dans l’ombre des murs. Je trouve des coins de silence, des échappatoires dans ce brouhaha étouffant. Je découvre que, même dans le chaos, on peut s’inventer des îlots de tranquillité.
Dans les campagnes marocaines, la pauvreté permanente, loin des clichés balancés par les agences touristiques. Quelques gosses qui se manifestent. Des “Hola” et “Hello” pour animer ma route et leur journée. Parfois, des demandes insistantes pour des bonbons, des stylos ou du flouz. Ils ne sont pas méchants, ils veulent des portables et des fringues à la mode. Comme partout, comme ailleurs. Les voitures et les scooters disparaissent et sont remplacés par les ânes. Ils transportent les hommes, les femmes, les enfants. Et le haschich, le “kif du Rif”, qui partira sans doute vers l’Europe. Dans les cafés, on boit du thé et on s’enfume avec la récolte du jour.
« La route ramène toujours au présent »
Tétouan, Chefchaouen, Fès. Les villes marocaines s’enchaînent comme des épreuves de patience. Un peu plus loin, l’Atlas se dévoile. Les montagnes se dressent comme des géants impassibles, et la route devient plus difficile. La pluie frappe, le vent hurle, la boue bloque les roues. Là-haut, on a le sentiment de planer au bout du monde. Je m’enfonce dans la solitude. Dans cette lutte contre les éléments, l’anxiété se fait plus discrète. Elle cède devant la nécessité d’avancer, de pousser encore, de trouver un abri pour la nuit. Il faut aussi passer ce col, sortir de la boue, croiser les bergers, boire encore un peu plus de thé, regarder une dernière fois le visage noble des Berbères. Rien ne compte plus que le prochain mètre. Demain est oublié. Les angoisses aussi.
La route ramène toujours au présent, un antidote contre les peurs qui aiment danser dans le futur. C’est ici que je trouve enfin la paix ; dans l’épuisement absolu, parmi la multitude de visages, dans le froid qui s’infiltre jusque dans mes os, lorsque la brûlure des muscles devient intolérable. Dans le silence qui s’installe lorsque le monde entier s’efface, et qu’il ne reste plus que moi et la route.
Au bout de quelques semaines, le Sahara et le sable à perte de vue. Le point d’orgue de l’aventure. Les peurs s’effondrent d’un coup. Je ris de moi et de mes inquiétudes : après tout, ce n’était pas si terrible. Mes problèmes, je les ai inventés pour la plupart. La route rappelle que nous sommes meilleurs pour imaginer le pire que pour se mesurer au vrai.
Les gens disent « déjà de retour ? », comme si six semaines dans cette arène d’étoiles et de poussière ne suffisaient pas. Mais pour moi, chaque jour a été une éternité, un chapitre entier dans le livre de mes combats intérieurs. La route m’a vidé, elle a bousculé mon corps et mes doutes. Elle m’a laissé nu face à moi-même. Mais elle m’a aussi donné quelque chose de précieux, quelque chose que je ne trouverai nulle part ailleurs : la certitude que l’anxiété n’est pas une fatalité. Que ce n’est qu’un animal à dompter. Chaque matin, je me suis levé rempli de doutes, et le soir venu, je voyais bien que tout allait bien. Depuis lors, je me le rappelle tous les jours : “Il n’y a pas de raison d’avoir peur, tout se passera bien”.
Ce récit est lauréat de notre concours « Retour d’aventure »
Parce que les meilleures histoires sont encore et toujours le témoignage d’aventures ou de mésaventures vécues, Outside organise « Retour d’aventure » , un appel à tous les talents qui désirent partager leurs expériences outdoor. Ce concours, sans limite de date et ouvert à tous, est destiné à faire émerger des témoignages inédits – textes, photos, dessins ou vidéos – d’explorateurs de tous âges et tous horizons. Les récits sélectionnés par la rédaction seront publiés sur notre site et leur auteur bénéficiera d’un abonnement à vie à Outside.fr.
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