Ondrej (Ondra) Huserka, 34 ans, venait de réaliser une ascension historique de la face Est du Langtang Lirung (7 234 mètres) dans l’Himalaya, quand, au cours de la descente, il est tombé dans une crevasse, jeudi dernier. Malgré tous les efforts de son partenaire, le Tchèque Marek Holecek, cette chute lui a été fatale, a-t-on appris dimanche 3 novembre. Un drame sur lequel ce dernier revient longuement dans un témoignage très émouvant.
C’était « l’un des meilleurs grimpeurs » du pays, écrit le journal slovaque SME, qui rappelle que Ondrej Huserka, 34 ans, s’était illustré par des ascensions dans les Alpes, en Patagonie, dans les montagnes du Pamir et de l’Himalaya. Cet automne, c’est au Népal qu’avec son camarade de cordée, le Tchèque Marek Holecek, il s’était dirigé. Leur objectif : réaliser la première ascension de la face Est du Langtang Lirung (7 234 mètres) et sa redoutable paroi de 2 500 mètres de haut. Un objectif qu’ils avaient atteint en style alpin le 30 octobre à 11 heures, à l’issue de six jours d’ascension et cinq bivouacs. Les deux alpinistes avaient immédiatement entamé leur descente, et c’est à ce moment que le Slovaque membre de l’équipe nationale d’alpinisme, a fait une chute de huit mètres et est tombé dans une crevasse jeudi dernier.
Dans la foulée, une mission de sauvetage a été organisée par des amis et des membres de la famille, un hélicoptère était prêt à se rendre en montagne dimanche matin. En parallèle, un appel a été lancé à tous les alpinistes du Népal susceptibles de participer à l’opération. Malheureusement, sa mort a été annoncée dimanche par l’association d’escalade de Slovaquie. « Sa famille et ses amis doivent accepter l’idée qu’il n’est plus des nôtres », écrit l’organisation SHS James dans un communiqué, expliquant que « les conditions météorologiques » ne permettaient pas de lancer l’opération prévue pour retrouver son corps.
Marek Holecek confirms Slovak Climber Ondrej Huserka died on Langtang Lirung (7234 m). https://t.co/GdK8gij60Y pic.twitter.com/NCtYCRvwm2
— Everest Today (@EverestToday) November 2, 2024
Tout espoir de retrouver Népal Marek Holecek est désormais un vœu pieux. Mais son partenaire de cordée, le Slovaque Marek Holecek était à ses côtés lors de l’accident. Balayant toute polémique sur l’opportunité d’engager de nouveaux secours, il raconte dans un long post publié sur Facebook ce qui s’est passé. Un texte poignant que nous reproduisons ici dans son intégralité.
« Pour ceux d’entre vous qui ne voudraient pas lire toute l’histoire, je ne présente ici que les faits tels que je les ai vus. Vous pouvez ne pas être d’accord, mais personne d’autre que moi, Ondra et l’univers n’étaient là à ce moment-là. Par conséquent, soit vous acceptez ma version, soit vous poursuivez vos propres spéculations :
Le sixième jour (de leur ascension, ndlr), le 31 octobre, vers 16 heures, après avoir commencé grimpé la face, voici ce qui est arrivé. Je descendais en rappel sur un Abalakov (…). Ondra m’a suivi en rappel. Ca s’est bien passé pour moi, mais ça s’est avéré fatal pour lui. Le noeud s’est rompu et Ondra est tombé dans une crevasse. Après une chute de huit mètres, il est d’abord tombé sur une pente, puis il a continué à descendre le long d’un labyrinthe, dans les profondeurs du glacier. Je suis descendu en rappel jusqu’à lui et je suis resté avec lui pendant quatre heures, jusqu’à ce que sa lumière s’éteigne.
Il n’y a rien à ajouter à cela.
La seule chose que je dirais, c’est qu’aucune opération de sauvetage ne peut ranimer un corps qui ne respire plus. La désinformation, dire « sauvons Ondra », est un non-sens. Quiconque participerait à la récupération de son corps dans un endroit aussi sauvage ne risquerait qu’une seule chose : augmenter le nombre de survivants en deuil.
La seule chose que j’ajouterais, c’est exprimer ma gratitude envers l’agence 14 Summits Expedition, l’équipe Mammut et François Cazzanelli, qui ont lancé une mission de sauvetage dès le lendemain, dès qu’ils l’ont pu. Des hélicoptères sont partis, des drones ont été déployés, des gens se sont mobilisés sur le terrain. Mais rien n’y a fait. C’était fini. C’est tout.
Derniers jours au Langtang.
Hier, neuf jours après (le début de son ascension, ndlr), j’ai débarqué comme un fantôme dans le petit village de Kyangin Gompa, niché dans l’enchanteresse vallée du Langtang, entouré de pics montagneux enneigés. C’est du moins l’impression que j’ai donnée aux nombreux yeux anxieux qui m’attendaient. Le dernier jour de notre histoire, j’ai entendu des drones et un hélicoptère survoler les nuages épais et laiteux. Je savais que c’était probablement à cause de moi, ou plutôt de nous. J’étais épuisé, mais je sentais mon sang pulser fort mes veines. Autour de moi, des proches, venus des quatre coins du monde, m’ont serré dans leurs bras. Presque sans dire un mot. Leur sympathie était sincère, et leurs visages exprimaient une joie teintée de larmes. Mais revenons quelques dizaines d’heures en arrière.
Tout se passait bien. Après le sommet, alors que nous chevauchions le pic acéré du Langtang, semblable au dos d’un cheval, Ondra et moi avons admiré la splendeur silencieuse des montagnes. Je me suis rendu compte alors que tout le romantisme de l’expérience était condensé dans ces quelques secondes exceptionnelles. Sous nos pieds, trois vallées. L’horizon s’étendait vers l’Est, avec des sommets comme le Makalu et l’Everest s’élevant comme des pyramides, et de l’autre côté, derrière nous, l’Annapurna et le Dhaulagiri. C’est le véritable centre de l’Himalaya. Cette journée s’est terminée par une longue descente sur une crête abrupte, et quelques passages dans des séracs. Le temps des dieux et du coucher de soleil. Notre bivouac était un hôtel Savoy, un palace de l’alpinisme, avec vue privée.
Le lendemain matin, je me suis consacré à faire la trace dans la neige épaisse. Et par deux fois, j’ai vu sous mes pieds apparaitre de sombres fissures – un rappel terrifiant que la masse qui nous retenait n’était qu’une illusion. Ondra m’a laissé l’honneur de passer en tête. Un tireur hésitant n’a pas sa place en montagne. À un moment donné, nous n’avons pas eu d’autre choix que de descendre en rappel sur plus de cent mètres dans un couloir étroit, une sorte d’entonnoir. Il n’y avait aucun moyen de le contourner. La stratégie était claire : impossible de savoir ce qui pouvait nous arriver là ; il nous fallait seulement avoir la foi, et rester convaincu que les chutes de pierres et les blocs de glace nous épargneraient. En de tels moments, mieux vaut abandonner toute pensée que quelque chose pourrait mal tourner. Comme je le dis toujours, lorsqu’il n’y a que de mauvaises options et que le temps est à vos trousses, essayez de contrôler au moins votre propre fin jusqu’au dernier moment.
Nous sommes donc descendus en rappel simultanément. Une erreur ou un choc signifiait la libération automatique de la corde, et la fin pour tous les deux. Mais minimiser l’exposition en nous déplaçant rapidement augmentait nos chances. Les statistiques ont joué en notre faveur. Un seul rocher, semblable à une météorite, a heurté Ondra, dont le casque s’est fissuré, laissant un trou béant. Heureusement, il n’en a pas perdu son sourire pour autant. Pendant ce temps, le soleil se déplaçait dans le ciel à un rythme effréné. Nous avions la gorge sèche, et il nous restait plus de mille mètres à parcourir pour descendre le long d’un glacier brisé par son propre poids et sa pente raide. C’était des marches maladroitement disposées, avec des trous profonds entre chaque niveau. L’architecture de la cascade figée dans le temps s’est progressivement transformée en un désordre chaotique et imprévisible.
J’ai encore fait un des nombreux rappels de la journée. J’ai installé ce qu’on appelle des ancrages de glace Abalakov. Rien de compliqué : il suffit de percer deux trous à 45° dans la glace à l’aide d’une vis, créant ainsi un ancrage de glace. On y passe une sangle et voilà, l’ancrage est en place, prêt pour une nouvelle descente dans les profondeurs, aussi loin que la corde le permet. J’ai glissé sur l’un des nombreux rappels de la journée. J’ai atterri sur un pont de neige entre deux profondes crevasses. J’ai continué, en tirant sur le mou de mon dispositif de rappel à la taille. Quand Ondra me rejoignait, nous tirions la corde de notre dernier point d’ancrage et nous continuions, en essayant d’échapper à cet horrible glacier. Un processus tout à fait standard, sans vérifier ce qui se passait dans mon dos – parce que, de toute façon, je ne pouvais pas le contrôler. J’ai soudain entendu un grondement et des sons étranges que mon système nerveux a immédiatement traduit : quelque chose n’allait pas du tout. Mon cœur s’est emballé. J’ai crié, malgré mes cordes vocales desséchées, abîmées et brûlées par le gel. Pas de réponse. Encore et encore. Mon esprit savait déjà ce qui s’était passé ; seule mon âme espérait le contraire. Malheureusement, la réalité était là, évidente : ma corde avait disparu dans les profondeurs du glacier, là où elle n’aurait pas jamais dû aller.
« Ondra ! J’ai hurlé, la voix à vif. Pas de réponse. Des secondes sont passées, elles m’ont paru une éternité, alors qu’il s’agissait sûrement de moins d’une demi-minute. Soudain, une voix a appelé depuis le fond de l’enfer : « Au secours, bon sang, au secours ! »
Je n’ai pas réfléchi. J’ai rampé jusqu’au bord de la crevasse, j’ai fixé la dernière vis à glace dans la paroi.
« J’arrive, Ondra, tiens bon ! »
Sans penser aux conséquences qui se révéleraient plus tard presque fatales, je voulais l’atteindre aussi vite que possible. Il était vivant, tout irait bien. Au fur et à mesure que je descendais, la lumière diminuait. Lorsque j’ai atterri au fond, tout était sombre. Mais je ne savais toujours pas d’où venait la voix. Des éclats de glace ont commencé à tomber sur mon casque depuis le haut, détachés par ma corde, l’un d’eux a touché violemment mon épaule. Ignorant la douleur, je continuais. Le tunnel glacé se rétrécissait en une chute sombre, presque comme un toboggan, me privant de toute visibilité, jusqu’à ce que je touche soudain sa main. Contact… Ondra a crié : « Sors-moi de là, s’il te plaît ». Les minutes défilaient, et mes tentatives étaient vaines. J’essayais, en respirant fort, en tirant, mais en vain. L’espace était étroit, glacé et glissant. Je ne pouvais même pas comprendre comment il s’était coincé là.
Finalement, j’ai réussi à rassembler mes pensées et à être plus rationnel. La seule chose qui m’empêchait de le sortir de là, c’était son sac à dos. J’ai sorti un couteau de ma poche de poitrine et j’ai soigneusement ouvert son sac à dos et j’ai jeté son contenu derrière moi dans la chute de glace – sac de couchage, gants, veste, etc. J’ai alors senti un petit objet dur, qui s’est avéré être une lampe frontale. Victoire ! Je l’ai allumée et je l’ai mise sur ma tête. Enfin, je pouvais voir. Un petit succès. Puis l’horreur s’est installée : Ondra était coincé la tête en bas, avec un bras coincé. Tirer sur son bras libre ne servait à rien. Mais, finalement, j’ai pu le libérer. Dans ce petit espace, il m’a fallu environ deux heures pour le retourner. Je sais pourquoi cela a pris autant de temps : le crépuscule était tombé lorsqu’il est tombé, et il faisait désormais nuit noire, à l’exception de l’étroit faisceau de lumière, tandis que nous luttions ensemble. J’ai réussi à tirer Ondra sur moi. Nous respirions tous les deux difficilement. Nous étions épuisés.
« Où est-ce que tu as mal », je lui ai demandé.
« Nulle part ».
Immensément soulagé, je commençais à reprendre espoir.
« Alors bougeons, sortons de cette fosse. »
Mes mouvements étaient étrangement raides. Au début, j’ai pensé que c’était parce qu’il était resté longtemps écrasé. Et puis, j’ai compris. Une colonne vertébrale brisée et des paupières gonflées… autant de signes que je ne voulais pas voir et qui annonçaient la mauvaise nouvelle… Ondra ne sentait plus ses jambes, et ses bras étaient paralysés. Ses réponses et sa conscience étaient totalement confuses…
Son étoile s’éteignait alors qu’il était allongé dans mes bras… Ca a duré des heures.
Peu importe comment je suis sorti de cet enfer et comment j’ai traversé le glacier le lendemain… Je suis ici, et Celui qui m’a donné cette chance, voulait que je puisse raconter cette histoire. En retour, je suis chargé de la douleur et des images que je porterai jusqu’à mon dernier souffle. Je suis tellement désolé pour Ondra, un homme si merveilleux, un grimpeur hors pair, qui avait toujours le sourire. Je suis hanté par la culpabilité : pourquoi lui et pas moi ? C’est à moi de porter cette douleur, et je ne peux que la partager avec les autres. »
Photo d'en-tête : Marek Holecek