Caroline Ciavaldini, on ne la présente plus dans le monde de la grimpe. Avec l’Anglais James Pearson, son compagnon, un spécialiste du trad auquel on doit les premières cotées les plus dures de la planète, elle compose le duo « Once Upon a Climb », un espace où ces deux grands grimpeurs racontent leurs aventures. Depuis cinq ans maintenant , elle est aussi la mère de deux enfants. Avec bonheur, mais non sans doutes parfois, nous confie-t-elle dans ce texte très personnel écrit à l’issue de la réalisation de « Le voyage », une voie côté E10 à Annot (environ 8b+), dans l’arrière-pays niçois. « La voie de trad la plus difficile que j’aie jamais réussie. Mon projet le plus long aussi, non pas en termes d’heures passées dans la voie – car être parent et grimpeur signifie accepter de consacrer moins de temps et d’énergie à sa passion – mais en années. »
« J’ai commencé à envisager “Le Voyage” peu après la naissance de Zoellie. À l’époque, j’avais 10 kg en trop, pas d’abdos, et un niveau 6a. Oser penser à cette voie me demandait une énergie mentale considérable. Ce qui empiétait sur mon temps de maman. C’était pourtant précisément ce dont j’avais besoin : recréer un espace pour être moi, entre mes deux petits. Au cours de ce processus, j’ai découvert, sans le chercher consciemment, comment la bienveillance pouvait être appliquée à la performance. Je ne sais pas si cet état d’esprit a fait évoluer ma grimpe. Mais cela m’a permis de vivre mon projet avec un bien-être inédit en 25 ans d’escalade.
Au cœur du projet ? Le plaisir
J’ai commencé ma carrière de grimpeuse en évoluant dans le monde des compétitions. Entre 16 et 25 ans, j’ai participé à plus de 60 coupes du monde, suis montée sur des podiums, ai remporté des titres. D’une certaine façon, je me plaisais bien sûr à épuiser mon corps, à le pousser dans ses retranchements, … mais j’y dédiais beaucoup trop d’énergie. On m’avait enseigné à fonctionner comme une machine, à être impitoyable envers moi-même.
Je me mettais une pression énorme pour atteindre mes objectifs, et en cas d’échec, je pleurais toutes les larmes de mon corps pendant des semaines. J’ai toujours pensé, et je le pense encore dans une certaine mesure, qu’une certaine dose de pression est nécessaire pour atteindre un objectif, en escalade et dans la vie. Ce qui ne m’a pas empêché, au fil du temps, de réaliser que le plaisir devait être placé au centre du projet. Et ce contrairement à l’idée répandue selon laquelle le haut niveau fait mal, tant physiquement que mentalement.
Me fixer des projets en escalade et travailler pour les réaliser est ce qui me définit depuis mes 15 ans. Choisir de devenir maman, soyons honnête, a mis un frein considérable à ma carrière sportive. Avec du recul, bien que j’aie réussi à “revenir” entre mes deux petits, je constate qu’il y a un hiatus de 5 ans. Revenir, c’était un objectif évident pour moi. Bien sûr, je suis grimpeuse professionnelle, c’est mon travail. Mais la motivation, l’implication nécessaire pour arriver à me hisser à nouveau au plus haut niveau, je les ai puisées bien plus profondément. Je voulais me prouver que la maternité n’était pas contradictoire avec la performance. J’ai encore envie de grimper des voies dures pour moi, je veux encore pousser mon corps dans ses retranchements et aligner mon esprit sur ma machine… Cependant, la parentalité m’a enseigné des leçons précieuses. Maintenant que je reprends mon élan, je réalise que sans ces nouvelles qualités, je ne serais pas en train d’écrire ces lignes.
Définir des objectifs… et s’autoriser à ne pas les atteindre
La parentalité, c’est un apprentissage de la patience. Éduquer ses enfants pour qu’ils aient confiance en eux et qu’ils soient attentifs au monde qui les entoure, c’est leur enseigner la bienveillance envers les autres, mais aussi eux-mêmes. Se regarder avec patience et confiance après un échec, qu’il s’agisse de fermer une fermeture éclair, de résoudre une énigme mathématique simple, ou d’autres petites réalisations, c’est reconnaître que l’on réussira la prochaine fois, et que la frustration n’est qu’une émotion négative non nécessaire. Il en va de même lorsque l’on tombe dans un mouvement en escalade. N’avons-nous pas tous en tête des vidéos de jeunes prodiges qui hurlent après une chute dans une voie et qui sont de mauvaise humeur pendant des heures ? Ne nous sommes-nous pas déjà dévalorisés après être tombés quelques prises sous le relais ?
La parentalité, c’est aussi un séisme dans l’organisation de ses priorités. Auparavant, je voulais grimper et réussir des projets. Maintenant, je veux grimper, prendre plaisir dans ma pratique, et il n’y a plus de place pour des émotions négatives. Lorsque je crée du temps pour ma grimpe, je veux que ce soit positif. Ce temps pour moi doit être savoureux, car il n’est pas infini. Les succès ou les échecs sont moins significatifs, ne constituant plus une énorme partie de mon identité et de mes priorités. Ce qui compte le plus pour moi, c’est d’accompagner mes enfants dans leurs découvertes du monde.
Bien sûr, je suis une grimpeuse. L’escalade demeure une part importante de ma vie. J’aime sculpter mon corps, affûter l’outil qu’il représente (et je ne parle pas de poids, je déteste l’amalgame entre affûtage et maigreur en escalade, je parle plutôt de muscles, de coordination, de récupération, d’entraînement). J’aime être dehors, toucher un beau rocher, essayer de résoudre l’énigme qu’il pose, mais pas seulement. J’aime aussi montrer des châtaignes et des inclusions rocheuses à mes petits, construire une cabane et partager un goûter au pied d’une falaise.
C’est cette combinaison, entre apprendre la bienveillance et accorder moins de place à “la croix”, qui m’a permis de me fixer des objectifs en m’autorisant à ne pas les atteindre. C’est une approche nouvelle pour moi qui ai longtemps défini des objectifs atteignables en théorie, m’empêchant de rêver plus grand. L’objectif devenait alors une source de pression importante, il fallait que je l’atteigne. Et avec du recul, je pense que ce fonctionnement est dommageable, notamment pour les jeunes, qui risquent de d’étiqueter eux-mêmes comme des “losers” à chaque échec.
“Satané dialogue interne”
Je n’ai pas découvert la bienveillance appliquée à la performance seule. Maddie, mon entraîneur, incarne cet état d’esprit. Spécialisée dans la réathlétisation des mamans grimpeuses après la naissance, elle sait bien qu’une jeune maman qui tente de suivre ses séances n’arrive pas toujours à tout faire. Si le bébé est malade ou dort mal, sa séance peut être écourtée, de moindre qualité, voire annulée. Maddie opère évidemment avec beaucoup de bienveillance, non seulement parce que plus de rigidité ne fonctionnerait pas avec son public, mais aussi parce qu’elle est convaincue que c’est la meilleure approche.
Je me souviens d’un 8a que je travaillais l’année dernière. J’y étais allée avec Maddie. Au cours d’une tentative, je suis tombée dans le crux, un mouvement dynamique après un repos. Encore pendue au baudrier, j’ai crié : “Satané dialogue interne”, sous-entendant que je n’aurais pas dû tomber, que j’avais trop réfléchi avec des pensées parasites au mauvais moment (“Est-ce que mon pied est bien placé ? Est-ce que je suis assez reposée ? Je ne veux vraiment pas échouer…”). Une fois redescendue, Maddie m’a accueillie avec beaucoup de gentillesse, expliquant que tomber dans le crux était tout à fait naturel, que je n’avais pas à m’en vouloir ni à chercher un coupable dans mon cerveau. Le mouvement était difficile et dynamique. Le dialogue interne existait, certes, mais c’était normal, et je devais éviter de l’associer à ma chute, sous peine de m’étiqueter comme “celle qui pense trop et qui tombe”.
J’ai toujours eu tendance à chercher des raisons à mes chutes. “Je ne me suis pas assez reposée, je n’ai pas assez cru au mouvement…”. Certes, ce feedback nous aide à apprendre de nos erreurs et à faire mieux par la suite. Le problème, c’est que nous avons tendance à nous identifier à nos erreurs, surtout si elles se répètent. J’ai longtemps détesté les voies blocs, car il est difficile d’avoir un dialogue positif au repos, et tomber dans un crux juste après un repos me frustrait. J’ai passé des années à considérer ces chutes comme l’une de mes faiblesses, sans réaliser qu’ayant peu travaillé ma force, il était normal que je tombe dans ces crux, même avec la meilleure stratégie mentale. À force de les redouter, je les évitais, et les gérais mal. Maddie m’apprenait simplement à avoir davantage confiance en moi.
S’entourer pour réussir
Après la naissance de Zoellie, j’ai osé affirmer que je voulais tout mettre en œuvre pour tenter “Le Voyage”, tout en m’autorisant dès le début à ne jamais réussir et en en parlant ouvertement. C’est sans doute plus facile à faire à 38 ans, la majorité de ma carrière de grimpeuse étant derrière moi.
Depuis plus de 10 ans, je faisais ma préparation mentale en autonomie, en utilisant mes acquis. Mais pour “Le Voyage”, j’ai ressenti le besoin de m’appuyer sur quelqu’un. Maddie est ma coach physique, qui touche aussi un peu à mon mental. Je voulais aller plus loin, recréer une équipe autour de moi, comme à l’époque de mes compétitions. Pour la première fois depuis très longtemps, je cherchais vraiment à repousser mes limites. Réussir seul est admirable, mais réussir en s’entourant bien est plus facile, et on apprend davantage.
À ce moment-là, cela faisait un an que je travaillais sérieusement ma voie. Je commençais à fléchir sous les peurs, ne parvenant plus toujours à apprécier mon projet. Je me suis alors tournée vers Angus Kyle, qui travaille pour “Strong Mind”, un programme d’entraînement mental créé par la Britannique Hazel Findley. Pourquoi Angus ? Parce qu’il m’a semblé respirer la bienveillance, et même si j’avais encore du mal à mettre des mots sur cela, je savais que j’en avais besoin.
J’ai entamé un travail mental avec Angus dans l’intention de clarifier les multiples dialogues internes que j’éprouvais. Avec du recul, je pense qu’il a joué un rôle crucial pour me faire verbaliser que les automatismes acquis en compétition, ceux auxquels je croyais, manquaient parfois de gentillesse envers moi-même. Dire à haute voix que je m’autorisais à ne jamais réussir ma voie, et dans quelles situations je pourrais choisir d’abandonner, a rendu ces pensées plus tangibles. Angus n’a pas radicalement modifié mes schémas mentaux, mais il m’a aidé à les clarifier et les ordonner. Et subtilement, il m’a amenée à me concentrer sur ce que j’aime dans cette voie, à relativiser les pressions voire à les éliminer. Être bienveillante envers moi-même, dans ma grimpe, me permet aussi d’être plus réceptive à la gentillesse de ceux qui m’entourent, et d’accepter leur énergie qui me pousse vers le haut.
Il y a quelques semaines, j’ai enfin clippé le relais de mon projet après deux ans de réflexion et un entraînement entièrement axé sur celui-ci. En finissant cette voie, j’étais heureuse sur le moment, mais aussi heureuse d’avoir vraiment apprécié 90 % du chemin. Je n’ai pas été blasée, stressée, et quand j’avais envie d’abandonner, j’explorais cette idée à fond, car je m’y autorisais.
J’ai parfois culpabilisé de traîner si souvent mes enfants à “La Chambre du Roi” (le site d’Annot, dans l’arrière-pays niçois, où se trouve « Le Voyage », ndlr), j’ai parfois eu peur de tomber sur mes protections, si bien qu’il m’est arrivé de me lancer dans un essai en attendant que ce soit fini. Il y a eu des jours où j’ai été soulagée de voir qu’il pleuvait et que je ne pouvais pas y aller. J’ai évidemment eu beaucoup de dialogues internes, parfois sombres, parfois joyeux, mais j’ai réussi à déguster le plaisir d’être dans cette cathédrale de grès, avec cette lumière filtrée par les châtaigniers. Je suis tombée amoureuse de cette voie de grès aux prises si belles, aux mouvements si techniques. J’ai vraiment pu profiter de beaucoup de temps heureux, et j’ai réussi à constamment progresser dans la voie, en tombant toujours plus haut, essai après essai. J’ai beaucoup appris, et je compte vraiment poursuivre dans cette direction.
Il me semble que je grimpe vraiment pour les bonnes raisons. Et vous ? »
Photo d'en-tête : Raphaël Fourau