Loin des chiffres assénés sur les forums et autres guides de thru-hiking (« 4.300km ! 152 km de dénivelé ! 5 paires de chaussures ! 5 millions de pas ! »), Pierre, traileur novice, nous raconte son expérience du Pacific Crest Trail, le sentier de randonnée rendu célèbre par le film et le best-seller « Wild ». Une histoire de bonheur immense et de déception, de souffrance, d’ennui, et de liberté folle.
Lundi 7 mai 2018
Warner Springs Meadows, Californie, mile 103
Impossible de faire un pas de plus. Ma jambe gauche refuse de se plier, poser le pied est une torture. Avant-hier, mes deux genoux ont commencé à donner des signes de faiblesse. Je la connais cette douleur à la descente, tous les marcheurs la connaissent. Mais je pensais que mon entraînement me permettrait de l’éviter.
Mes compagnons de route, Uki et Sparkles, ont pris toutes mes réserves d’eau et de nourriture pour alléger mon sac au maximum, mais rien n’y fait. Je boite lamentablement sur le chemin en pleurant de douleur. De rage aussi, et de frustration et de peur. Il y a à peine six jours que je suis parti du monument Sud, il me reste plus de 4 000 kilomètres à parcourir pour atteindre le Canada, et je ne peux pas poser le pied par terre. Est-ce que je vais devoir abandonner ? Rentrer en France après moins d’une semaine de marche alors que, depuis près d’un an, toute ma vie s’est organisée autour de ce projet qui me faisait tant rêver ?
Pourtant le paysage est sublime. La plaine qui s’étend à ma gauche semble tout droit sortie d’un western, seul le troupeau de bisons manque à l’appel. Le soleil vient tout juste de passer les collines à l’Est et ses premiers rayons caressent mon visage tandis que la brise du matin fait doucement onduler la masse dorée des herbes hautes. Il y a de la magie dans l’air.
Mais le cœur n’y est pas. Je ne vais quand même pas boiter jusqu’au Canada en me mordant la lèvre de douleur ! Au pied de l’invraisemblable Eagle Rock, un amas granitique qui a la forme d’un aigle aux ailes déployées et que l’on croirait taillé de main d’homme tellement il est réaliste, la séance photo a un goût bien amer…
Je m’appelle Pierre, j’ai fêté mes 39 ans juste avant de partir et je m’attaque au PCT sans expérience de la randonnée au long cours. J’adore marcher, mais jusqu’ici j’ai surtout fait des sorties à la journée dans les Alpes, et je n’ai jamais pratiqué l’itinérance en autonomie.
A sa sortie en 2015 j’ai vu le film « Wild » qui raconte l’histoire, devenue mythique, de Cheryl Strayed en quête de rédemption sur le PCT. Et, comme beaucoup de gens, je me suis dit que j’aimerais bien faire ça un jour.
Fin 2015, alors que je ne pense déjà plus au PCT, je mets entre parenthèses ma carrière de cadre dans l’industrie, intéressante à tous points de vue mais qui ne correspond plus à mes aspirations, pour me concentrer sur un projet personnel qui me tient à cœur.
Fin-août 2017 je tombe un peu par hasard sur le DVD du film, je le revois avec plaisir et je me dis « c’est maintenant ». Je suis libre de mon temps, j’ai un peu d’économies, c’est le bon moment dans ma vie. En me documentant j’apprends qu’il n’y a qu’une saison pour faire le PCT, grosso-modo de mi-avril à fin septembre. Je choisis de démarrer le 1er mai. J’ai huit mois pour me préparer.
Jeudi 13 septembre 2018
Mig Lake, Washington, Mile 2 458
Il pleut sans discontinuer depuis une semaine. Sur la Californie et l’Oregon je n’ai eu à affronter la pluie que deux fois : j’ai été chanceux et je le sais. 2018 marque le cinquantième anniversaire de la création du PCT, et cette année la météo a été exceptionnellement clémente. Des températures modérées dans le désert, des sources généreuses malgré l’absence de pluie, et un enneigement particulièrement faible qui rend les cols et les passages à gué dans la Sierra moins dangereux que d’autres années. Les locaux disent à juste titre qu’il y a suffisamment d’eau pour nous maintenir en vie mais pas assez pour nous tuer.
Mais ici, dans l’État de Washington, il pleut. Tout le temps. Une pluie fine et froide, une pluie perfide, qui se fraie un chemin partout et dont les traits glacés vous transpercent les vêtements, la peau et les muscles pour aller se ficher droit dans le cœur. Une pluie à crever, vraiment.
Pourtant aujourd’hui je marche d’un pas léger, le cœur en paix et la tête dans les nuages, loin au-dessus de la cime des arbres vénérables qui m’entourent.
Car aujourd’hui j’ai croisé l’Ours. Tout jeune, au pied d’un arbre à droite du chemin, bras tendu j’aurais pu le toucher de la pointe de mon bâton. En me voyant il s’est figé et il m’a regardé l’air de ne pas savoir quoi faire, comme un enfant pris sur le fait d’on ne sait quelle bêtise. Après un rapide coup d’œil circulaire pour vérifier qu’une mère en furie n’était pas dans les parages, j’ai laissé mon cœur se calmer du bond qu’il venait de faire, et j’ai savouré le moment. Je lui ai parlé, on s’est observés, tous les deux on était curieux et tous les deux on était morts de peur.
Mon premier vrai ours.
J’en avais bien vu un déjà, en Californie du Nord, mais il était loin et il avait eu tellement peur que je l’avais surtout repéré au bruit qu’il avait fait en détallant. Frustration pendant des mois de ne pas croiser le chemin de cet animal pourtant présent partout dans la région, que d’autres marcheurs ont approché tant de fois et qui est mon homonyme… Et aujourd’hui, enfin, il est là. Juste pour moi. Pour mon tout dernier jour sur le trail.
Parce qu’avant hier, j’ai décidé de quitter le PCT. Après quatre mois et demi de marche et 2.400 miles (3 800 km) parcourus, et alors qu’il ne me reste qu’une dizaine de jours pour rallier la frontière canadienne. Ça fait un bon gros mois déjà que je marche en me disant que si je m’écoutais, j’arrêterais. Mais l’égo est puissant, et jusqu’ici c’est lui qui a eu le dessus.
« Pourquoi arrêter si près du but ? Il faut persévérer ! Il n’y a que les losers qui abandonnent ! Termine au moins une chose dans ta vie ! »
« Qu’est-ce que tu vas dire à tes amis en rentrant ? Tu n’auras même pas ta photo sur le monument Nord ! »
« Alors tout ça n’aura servi à rien ? »
On est dur avec soi-même dans la solitude de la marche…
Avant-hier enfin, l’égo s’est tu. J’ai pris la décision d’arrêter et c’est probablement la meilleure chose que j’aie faite sur ce trail.
D’un seul coup, tout prend sa place. Les averses sont plus espacées, le brouillard s’est levé et la lumière révèle enfin le spectacle de la forêt grandiose qui m’accueille. Des animaux viennent me voir et passent un moment avec moi comme pour célébrer mes derniers instants dans cet endroit magique.
Tout prend son sens aussi, à commencer par cette aventure folle dans laquelle je ne sais même plus pourquoi je me suis embarqué.
Quand je suis parti, beaucoup de gens m’ont dit « j’espère que tu trouveras ce que tu pars chercher », et je ne savais pas quoi répondre parce que je n’allais rien chercher de spécial. Je voulais juste marcher un peu plus longtemps que d’habitude et dans de beaux endroits.
Dès le premier jour, j’ai eu une phrase en tête, qui ne m’a jamais lâché : « Let go of your ego » (Oublie ton égo, ndlr). Pourtant, pendant tous ces mois, c’est bien avec lui que j’ai marché. En décidant de ne pas finir, en acceptant que mon aventure est ce qu’elle est et non pas ce que j’avais prévu qu’elle serait, en reconnaissant que j’avais vécu ce que j’avais à vivre et que mon trail à moi se terminait à 200 miles de l’arrivée officielle, j’ai enfin tué mon égo. Bien plus que d’abandonner, je me suis abandonné. J’ai lâché prise.
Je ne le savais pas en partant, mais ce que j’étais venu chercher si loin de chez moi c’est la mort de l’égo, qui signifie l’ouverture du cœur, et de l’indulgence vis-à-vis de moi-même. Je les ai trouvées.
Pour en revenir au commencement du PCT, en ce lundi 7 mai où j’ai tant souffert, deux jours de repos et un chiropracteur m’ont finalement remis sur pied. Avant que mes genoux ne se bloquent à nouveau du côté de Portland, j’ai marché 3 200 kilomètres sans le moindre problème, au seul prix d’un échauffement matinal quotidien, d’étirements sérieux à chaque pause et d’un soin religieux porté à mes pieds.
J’ai marché dans la rocaille du désert de Mojave, dans les neiges de la Sierra Nevada et dans les vestiges de l’Oregon dévasté par les incendies. Je me suis levé avec le soleil, j’ai dormi sous des ciels criblés d’étoiles, les coyotes ont fui au bruit de mes pas, j’ai parlé aux serpents, je me suis lavé à l’eau des torrents, j’ai séché mon corps nu à la flamme du feu que j’avais préparé, j’ai découvert le bonheur d’une douche et la chance que nous avons, nous les nantis de ce monde, de pouvoir en prendre une chaque jour, j’ai rencontré des gens merveilleux et d’autres que j’ai laissé prendre de l’avance, je me suis baigné dans les lacs et dans les rivières, j’ai monté et démonté ma tente des centaines de fois, j’ai usé cinq paires de chaussures, j’ai appris à me défaire des objets dont je n’avais pas besoin. J’ai goûté à la sensation grisante d’être là où j’étais et nulle part ailleurs, je me suis offert la folle liberté de marcher au rythme de mon corps et de dresser mon campement là où bon me semblait.
J’ai découvert la faim du marcheur, l’envie de graisse et de sucre, la malbouffe tellement bienvenue lors des ravitaillements en ville.
Et surtout, surtout, j’ai croisé le chemin de dizaines de Trail Angels, ces locaux qui apportent leur soutien aux marcheurs de mille et une façons, et sans qui cette aventure serait peut-être possible, mais n’aurait certainement pas le même goût.
Il est élevé le prix de la liberté qu’offre un thru-hike comme celui-ci. Il faut composer avec l’ennui, avec la douleur physique permanente, avec le doute, avec la peur parfois. Je n’ai pas fait exception, j’ai payé le prix. Mais en échange de ça, quelle vie j’ai menée !
La plupart des marcheurs ont un trail name. On ne le choisit pas soi-même, Ce sont nos camarades de marche, de bonheur et de galère, qui nous le donnent. Kevin le Britannique a été surnommé Uki parce qu’il porte un ukulélé dont il joue tous les soirs. Maria la Suissesse, Sparkles, parce qu’elle est pleine de vie et d’énergie. Tous les nommer prendrait des pages. Pour ma part, quand je fais du feu, il paraît que je lui parle. Que je lui murmure des mots d’encouragement quand il est trop timide, et que je le rabroue un peu quand il est trop aventureux. Dès le premier soir mes amis ont arrêté de m’appeler Pierre. Sur le trail on m’appelle Flame.
A NE PAS MANQUER : Pierre Orsoni livre ses secrets de préparation, ses conseils et ses bons plans pour aborder et parcourir le Pacific Crest Trail (PCT).
Article initialement publié le 10 mai 2019, mis à jour le 25 décembre 2019
- Thèmes :
- Pacific Crest Trail
- Thru-hiking