Dans moins d’un mois, le 2 mars, les meilleurs attelages de chiens s’élanceront pour l’Iditarod, la plus grande et la plus célèbre course de traîneaux, qui traverse l’Alaska sur plus de 1750 km de taïga. Sur la ligne de départ, Blair Braverman, 31 ans, contributrice d’Outside. Depuis son chalet d’Alpine Creek Lodge, la musheuse nous raconte son quotidien rythmé par la préparation de pâtées gargantuesques et les courses à la frontale.
Après 12 ans de courses de chiens de traîneau, après avoir entraîné mon propre attelage pendant quatre ans et concouru deux années de suite pour me qualifier, je m’apprête enfin à participer à ma première Iditarod. Tous les obstacles que j’ai pu rencontrer – les tempêtes de neige, les élans, les -30 degrés au petit matin – me semblent aujourd’hui insignifiants à côté de la montagne que représente la course en elle-même. L’Iditarod, ce sont 1 750 kilomètres à parcourir sur les pistes de l’Alaska, en réussissant à traverser sa chaîne de montagne, à longer le plus que glacial fleuve Yukon, en terminant par trois jours d’apothéose sur la mer gelée de Bering.
Je vis dans le Wisconsin, aux Etats-Unis, et avant même de m’inscrire à l’Iditarod, je savais que pour m’y préparer, je devrais aller en Alaska. “Je connais un endroit super pour ça, mais une fois là-bas, t’es un peu coincée sur place…”, m’a dit un ami l’été dernier. C’était parfait, puisque de toute façon je n’avais plus que cette obsession en tête et que je ne comptais rien faire d’autre.
C’est comme ça que je me suis retrouvée à louer un petit chalet avec vue sur 29 chenils et la rivière Susitna, en compagnie de mon mari et de notre maître-chien, Chrissie Bodznick. Notre nid fait partie de l’Alpine Creek Lodge, une auberge en pleine nature tout près de la Denali Highway, une route non goudronnée impraticable en voiture pendant l’hiver. A partir du mois de novembre, le moyen le plus simple pour accéder à l’auberge depuis cette route est de parcourir la centaine de kilomètres en motoneige ou en traîneau à chiens.
Les mushers sentent la merde de chien
Et même ainsi, encore faut-il y parvenir… Lors de notre arrivée, alors que nous étions épuisés par nos deux semaines de route depuis le Wisconsin – rythmées par quatre arrêts par jour pour sortir les chiens – nous sommes tombés sur des mushers bloqués au bout de la portion de route déneigée. La neige n’était pas épaisse mais la route était recouverte de verglas, trop glissant pour les voitures et les traîneaux. Avancer dans ces conditions, c’est “risquer sa vie”, nous ont dit gravement les mushers – pas vraiment le genre de personnes à utiliser ces mots à la légère. Nous nous sommes donc retrouvés immobilisés dans notre camion avec notre meute pendant quatre longues journées, jusqu’à ce qu’enfin de nouvelles chutes de neige nous permettent de rallier notre retraite.
Quand Claude et Jennifer Bondy ont fondé l’auberge Alpine Creek Lodge en 2008, plusieurs de leurs amis leur ont conseillé de ne pas recevoir de mushers. Car c’est bien connu, les mushers sentent la merde de chien, ont une fâcheuse tendance à s’endormir en public et se baladent les poches remplies de nourriture. Sans compter qu’ils sont généralement fauchés et que leurs huskies hurlent à la mort à deux heures du matin.
“C’est tout à fait mon genre de personnes”, a répondu Claude. Et de fait, depuis son ouverture, l’auberge est devenue un haut-lieu d’accueil pour les mushers et les maîtres-chien d’Alaska, qui s’entraînent sur la route enneigée à proximité en vue des courses. Les touristes, qui viennent pour chasser ou observer les aurores boréales, se retrouvent ainsi à la même table que d’anciens vainqueurs de l’Iditarod, à manger de la viande d’élan dans des bols en papier. Quand il n’est pas en train de tendre des pièges aux animaux sauvages, Bob, le fils de la maison, propose des excursions pour aller chercher de l’or aux alentours de l’auberge. Il va sur ses 16 ans et s’apprête à emménager dans son propre chalet, qu’il a commencé à construire en ramenant des bûches d’épicéa ramassées dans une forêt voisine. Pendant qu’il y travaille, son chiot Ruby, un Jack Russell, saute gaiement autour de lui.
Rester au chaud et être riche
En très peu de temps, nous avons mis en place une petite routine. Nous passons la plus grande partie de la journée la lampe frontale vissée sur la tête, à faire courir l’équipe, en s’agitant comme on peut pour se réchauffer sur les étroits patins de notre traîneau tandem. Il y a aussi le ramassage des crottes et la préparation de la pâtée, pour laquelle nous faisons décongeler du boeuf pendant que les chiens se reposent dans leurs niches. Nous allons aussi chercher de l’eau dans le ruisseau près du chalet et remontons la réchauffer sur le poêle à bois, avant de somnoler, engoncés dans nos bottes. On empile aussi la nourriture pour chien sur des palettes : 180 kilos de croquettes et plus de 300 kilos de boeuf hâché – nous visons pour bientôt l’achat de 400 kilos de saumon kéta – pour ensuite regarder ces stocks diminuer à une vitesse alarmante. La première fois que Chrissie a dû aller remplir son seau d’eau glacée au ruisseau puis remonter la pente verglacée jusqu’au châlet, elle nous a offert l’aphorisme suivant : “Certains rêvent d’auto-suffisance. Personnellement, à notre époque, je ne pense pas que ce soit efficace”.
En effet, rien ici n’est rentable ni rationnel, mais c’est justement ça que l’on recherche. Le traîneau à chiens est en soi un rejet de la modernité. La discipline a atteint son apogée il y a un siècle, quand les populations du grand Nord utilisaient les chiens de traîneau pour acheminer courrier et victuailles. Les anciens se souviennent encore de l’époque où chaque famille possédait son propre attelage de chiens. Mais dans les années 1950, alors que l’Iditarod n’existe encore que dans la tête du musher légendaire Joe Redington, ce mode de déplacement est déjà en train de disparaître.
Vingt ans plus tard, en s’associant à l’historienne Dorothy Page, Joe et ses amis organisent la toute première Iditarod : à l’époque il s’agit d’un trek d’un mois allant d’un village à un autre, avec des participants qui s’arrêtent en chemin pour négocier de la viande de castor ou de caribou. L’objectif était triple : préserver cette route importante dans l’histoire de l’extraction de l’or, rendre hommage au célèbre relais de traîneaux à chiens ayant permis durant l’hiver 1925 d’éviter une épidémie en acheminant des vaccins contre la diphtérie, et enfin, empêcher la disparition totale des chiens de traîneau voyageant sur de longues distances.
Aujourd’hui, l’Iditarod est le rendez-vous phare de la discipline pour ses adeptes, une sorte de Roland-Garros et de Coupe du Monde de foot combinés. Les meilleures équipes terminent la course en huit à dix jours, parcourant en moyenne 160 kilomètres par jour. Evidemment, rien n’oblige personne à faire ça. Il est tout à fait possible, à notre époque, d’avoir une motoneige ou même une voiture, et de rester bien au chaud chez soi l’hiver en attendant le retour du printemps. On peut “rester au chaud et être riche”, comme le disait récemment – et de façon plutôt optimiste selon moi – un ancien de l’Iditarod qui essayait d’imaginer ce qu’était vivre sans être un musher. Ou alors, on peut tenter de repousser ses limites pas à pas, au tempo d’un traîneau, les bottes à quelques centimètres du sol, avec devant soi, éclairés par la lampe frontale, l’arrière-train de ses meilleurs amis. Moi, j’ai choisi.
Photo d'en-tête : Blair Braverman