À l’heure où toutes les marques tentent de surfer sur la vague environnementale, les précurseurs en ce domaine pourraient avoir du souci à se faire. Pas vraiment en fait quand on étudie le cas de Picture, présent sur ce terrain depuis sa création en 2008. Car loin des opérations ponctuelles, véritables coups marketing, qui fleurissent tous azimuts aujourd’hui, c’est sur le terrain de la sobriété, de la transition énergétique et sur l’ensemble de sa chaine de production, que se bat aujourd’hui l’équipementier outdoor. Son credo ? « Consommer moins, mais mieux », notamment via la location et la garantie réparabilité à vie, nous explique Florian Palluel, Sustainability Manager de la marque, rencontré à Annecy.
À la sortie du premier confinement et suite aux conclusions du rapport du GIEC, vous annonciez vouloir plus de sobriété : produire et consommer moins et sortir de la dépendance aux énergies fossiles. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
C’est une réflexion que nous avons eue pendant le confinement, c’est vrai. Sortir du charbon, du gaz et du pétrole – qui alimentent tous nos secteurs d’activités ; de la production au transport en passant par les bâtiments – implique forcément une réduction de la consommation d’énergie, donc plus de sobriété. C’est une vision macro qui nécessite un changement d’état d’esprit, de valeurs et d’organisation.
Nous avons analysé en profondeur notre chaîne d’approvisionnement et contrairement à ce que l’on pourrait penser, dans l’industrie textile, les activités qui émettent le plus Gaz à Effet Serre (GES) ne sont pas le transport, mais majoritairement – à 80% – les étapes de la filature, du tissage et de la teinture. Et, dans une moindre mesure (15% du produit fini) la fibre (recyclée, bio-sourcée conventionnelle…). Le solde, minime, étant lié à l’usage, à savoir, le lavage, le repassage et la fin de vie…
En tant que marque, nous n’achetons pas directement du fil ou du tissu, mais un produit fini. Il nous faut donc remonter toute la filière pour savoir avec qui notre usine d’assemblage, et donc indirectement nous, travaille. 80% de notre volume de production est réparti entre Taiwan et la Turquie. Je suis donc parti en exploration. J’ai enquêté sur place, au téléphone, par email. J’ai récolté un maximum d’informations sur les fournisseurs avant de les tracer, étudiant quantité de paramètres : ACV [Analyse du Cycle de Vie], bilan carbone, bilan social, certifications, conditions de travail, consommation de kilowattheures à l’année et ramenée au produit fini, poids de Picture dans le volume de production. J’essaye aussi de savoir avec quelles autres marques cette usine travaille et si, elles aussi, ont déjà mené des audits.
Nous nous sommes rendu compte que, très souvent, nous partagions nos fournisseurs avec Haglöfs, Mammut, Vaude, parfois Décathlon, Salomon, Gore-tex, et même Patagonia. Nous avons donc commandité et financé avec les marques membres du groupe « décarbonation » de l’EOG [European Outdoor Group] des audits énergétiques plus approfondis.
En ce moment même, un audit est en cours dans une usine de Taiwan. Les résultats nous dirons, par exemple que si sur cette unité de production nous couvrons 30% du toit avec des panneaux solaires, cela répondra à X% de son besoin en électricité, réduisant ainsi sa dépendance au mix énergétique national actuel, nettement plus carboné.
L’audit chiffre également le montant des travaux et la réduction effective d’émissions de CO2 dans l’atmosphère, à production constante. Idem pour le remplacement d’une machine de production vieillissante ou d’une vilaine chaudière à fioul.
Une fois les résultats en main, nous décidons des travaux à engager, en concertation avec les autres marques et l’usine concernée. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Ce qui est intéressant, c’est qu’en finançant ces opérations, les marques réduisent leur scope 3 [émissions indirectes de gaz à effet de Serre (GES) – la plus stratégique puisqu’elles regroupent la majorité des émissions de l’entreprise] et l’usine, elle, réduit son scope 1 [émissions directes].
Nous privilégions actuellement les usines avec lesquelles nous travaillons déjà en les accompagnant dans leur transition énergétique. Mais si nous constatons trop de lenteur ou trop d’obstacles, nous regardons comment déplacer la production vers un pays dont l’électricité est moins carboné.
Comment incitez-vous l’industrie à produire moins ?
Pour changer nos modes de consommation, « consommer moins, mais mieux », nous avons lancé la « garantie réparabilité à vie ». Si tu doubles la durée de vie d’un produit, c’est 40% d’émission de GES en moins car tu décales l’acte d’achat et donc, théoriquement tu réduis le volume de production. En tout cas tu envoies un message fort à la marque. Tu généreras forcément quelques émissions de GES avec le transport et la réparation, mais c’est sans commune mesure avec ce qui aura été économisé.
Nous travaillons depuis toujours avec des centres de réparations comme Green Wolf à Chamonix, mais c’est en 2020 que nous avons décidé de passer à la vitesse supérieure en garantissant certaines réparations à vie, presque gratuitement (seul le transport vers l’atelier est à la charge du client). Nous comptabilisons environ 1163 réparations sur les 12 derniers mois (0,16% des 700 000 pièces produites chaque année), dont 193 dans le cadre de la réparabilité à vie – pour une dépense moyenne de 40€ par réparation, soit 7 720€ sur cette période. Le tout via l’atelier Green Wolf qui concentre la majorité de nos réparations.
Quand la garantie légale [2 ans] prend fin, la «garantie réparabilité à vie » prend le relais. Nous assurons gratuitement les produits techniques et les sacs à dos, notamment les zips, les boutons, les coutures et les cordons. Mais quel que soit le type réparation, nous facilitons toujours le service, même dans le cas d’une maltraitance.
Dans un deuxième temps, nous souhaitons ouvrir le service à d’autres catégories de produits, au street ; sweats, vestes, pantalons qui peuvent avoir des problèmes de zips ou de bouton. Mais notre volonté est d’intensifier le service sur le marché européen et américain en proposant davantage de centres de réparation sur tous les territoires.
Et qu’en est-il de la location ?
Nous mettons en location des équipements de snowsports ; pantalons, vestes, gants et bientôt des wetsuits (pour le surf). Tu peux te faire livrer chez toi, en point relais, dans un hôtel ou un magasin partenaire si tu es en station. Si tu montes aux Arcs et que tu ne veux pas t’encombrer avec ta tenue pendant le voyage, tu peux la récupérer directement à l’hôtel Arcadien. Ou au magasin Unplugged si tu as prévu de skier à Val d’isère. Aujourd’hui ce ne sont que des points relais, mais à l’avenir, nous souhaitons convertir nos magasins partenaires à la location, avec un stock dédié.
Se lancer dans la location sans aucune expérience dans ce domaine, est très compliqué à gérer d’un point de vue de la logistique et des ressources humaines. Mais nous avons réussi grâce à Lizee, une start-up qui aide des marques et des revendeurs tel que Décathlon à transformer leur modèle économique vers de la location. Elle propose une plateforme de réservation et un service de logistique pour le stockage, les envois, les retours et la remise en état. Elle gère presque tout.
Nous avons lancé le programme en décembre 2021, deux mois seulement après en avoir pris la décision. La marge d’anticipation était très faible, mais nous avons pu construire l’offre à partir de commandes annulées par certains clients à cause du Covid. Ça ne représentait pas beaucoup de pièces, environ 400, mais ça nous a permis de nous lancer.
La première année, nous avons fait 130 locations, un chiffre assez modeste au vu de notre volume d’affaire, mais le retour d’expérience était très positif. Cette année, nous avons pu anticiper et étoffer cette offre avec plus de 600 pièces et ouvrir les réservations bien plus tôt. Il y a encore un an, il n’y avait pas ou peu d’offres de location. Cette année, ça s’accélère et les commandes aussi !
Ce que l’on observe, c’est que les gens qui louent ne prêtent absolument pas attention à une collection. Du moins à sa temporalité. Ce qu’ils recherchent, ce sont des produits fiables et disponibles pour quelques jours ou semaines. On peut créer une offre à partir de plusieurs collections. Ce qui augmente la durée de vie des produits, et diminue leur impact environnemental. De quoi nous questionner quant à la temporalité de nos collections – hors location.
Pour en faire un modèle rentable, il nous faudra peut-être internaliser une partie du service comme la logistique par exemple.
Nous n’en sommes encore qu’aux prémices, mais nous réfléchissons déjà à l’avenir de ce service : dans quelle mesure peut-il prendre une place de plus en plus importante dans notre modèle d’affaire et « concurrencer » la vente de vêtements neufs ? Nous sommes très clairs sur cet aspect : si vous pratiquez peu, louez, n’achetez pas. Ainsi les vêtements fabriqués seront vraiment utilisés. C’est une (r)évolution lente, le temps de changer les habitudes de consommation et nos habitudes de production.
Aujourd’hui, une bonne partie de l’opinion publique semble mieux sensibilisée aux enjeux environnementaux, l’ensemble de l’industrie aussi – du moins par opportunisme pour certains. Difficile de ne pas croiser une campagne de marque sans message à consonnance environnementale. Comment vous situez-vous aujourd’hui par rapport à cette évolution de la concurrence ?
Je distingue trois types d’entreprises. Les entreprises historiquement engagées, celles qui prennent le sujet sur le tard, mais avec authenticité et une vraie volonté de changer leur modèle économique. Et enfin, les opportunistes, notamment les marques de fast-fashion, qui font du greenwashing.
Les marques authentiques parlent aux plus engagés. Celles qui sont sur le chemin d’un réel engagement, mais un peu tardif, conserveront leur clientèle historique. La fast-fashion, elle, adepte du greenwashing, touche encore fortement un public jeune. C’est triste, mais elle arrive encore à convaincre avec des capsules de produits recyclés, avec des certifications douteuses ou des bornes de collectes de produits usagés.
Avec la multiplication des discours environnementaux, opportunistes ou authentiques, il est difficile de déceler le vrai du faux. Une grande confusion s’est installée dans l’industrie. En tant que marque historiquement engagée, nous nous efforçons de sortir du lot et de garder une certaine avance. Nous essayons de nous tenir désormais loin de tout discours marketing un peu trop orienté sur le « produit fini », des campagnes de communication vantant la provenance des matières, du packaging, de la circularité ou du recyclage du produit. C’est une sauce interne qui ne devrait pas faire l’objet de campagnes marketing. Des sujets aujourd’hui accaparés par toutes les marques – encore plus par la fast-fashion, et qui ne témoignent en rien des intentions et du modèle économique de l’entreprise.
Toutes les améliorations faites à l’échelle du produit fini ou de la collection ne disent pas grand-chose du modèle d’affaire et des pratiques commerciales de la marque. Combien de collections par an ? Prix des produits ? Incitations à consommer ? Black friday et opérations promotionnelles ? Voilà des sujets bien plus importants.
Loin de tout discours marketing clinquant, nous militons avec le collectif « En Mode Climat » – dont nous sommes membre actif – pour un encadrement législatif de l’industrie textile plus contraignant. C’est notre volet « Lobby ». Nous prônons plus de sobriété, consommer moins mais mieux, en facilitant l’accès aux services de réparabilité, de location et en utilisant les outils réglementaires pour réguler et réduire la quantité de vêtements neufs mis sur le marché français chaque année. Enfin, la transition énergétique est un sujet primordial.
Nous travaillons également avec « En Mode Climat » pour renforcer la méthodologie de calcul de l’affichage environnemental des produits [dont l’expérimentation en France commencera en 2024, pour une entrée en vigueur en 2025-26], qui s’appuie sur des critères trop « classiques » à nos yeux. À savoir, la matière, le transport, le packaging, l’usage, la fin de vie, sans prendre en compte la durabilité physique du produit – argument principal de l’éco-conception, ni même sa durabilité émotionnelle (à quel moment je vais me lasser de mon vêtement parce que j’y suis incité ?). Le renouvellement très rapide des collections, des prix dérisoires ou des promotions très agressives et répétées sont des pratiques qui interrogent quant aux modèles d’affaires des marques et leurs stratégies commerciales. C’est essentiel de s’y intéresser. Un tee-shirt à l’impact minimum perd tout son intérêt si la stratégie de la marque est de changer son design plusieurs fois par an et de le solder pour que le client renouvelle son achat. Le risque est de se retrouver avec un système de notation (ABCDE – oui, comme les frigos !) pas forcément en phase avec le réel impact environnemental du produit. Nous militons donc pour que le gouvernement revoie sa copie.
D’autres marques vous inspirent-elles ?
Je benchmarke très peu l’industrie textile – à part Loom, Hopaal ou 1083, pour éviter de faire comme les autres et surtout de tomber dans les pièges d’un marketing opportuniste prônant, par exemple, la neutralité carbone à l’échelle d’un produit fini. Nous écoutons en revanche les scientifiques du GIEC, les climatologues, les experts de Carbone 4, l’ADEME et le référentiel Net Zero Initiative qui affirment que l’unique neutralité carbone qui existe est celle de la planète ou celle d’objectifs nationaux, mais jamais celle d’une entreprise et encore moins d’un produit fini. C’est l’assimilation de données et d’informations scientifiques qui alimente directement notre stratégie.
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