Isabelle Agresti sur le Kohe Setara

Dans « Une histoire de l’alpinisme au féminin », les pionnières sortent enfin de l’ombre !

  • 21 octobre 2024
  • 5 minutes

Lucy Walker, Isabella Straton, Simone Badier, Nives Meroi, Junko Tabei, Wanda Rutekiewicz… Ces noms vous sont pour la plupart inconnus. Ce sont pourtant ces femmes-là qui ont tracé la voie à des Sophie Lavaud, première française à avoir bouclé les 14 x 8000, en 2023, Lynn Hill, première personne à avoir gravi le « Nose » sur El Capitan, en libre, ou encore Catherine Destivelle, première femme auréolée d’un Piolet d’Or carrière, en 2020. Dans « Une histoire de l’alpinisme au féminin », ouvrage passionnant publié aux éditions Glénat cet automne, Blaise et Stéphanie Agresti rendent hommage à des alpinistes exceptionnelles, et surtout, ils invitent à arpenter une partie du long chemin vers l’égalité des genres.

« L’histoire de l’alpinisme, ce n’est pas seulement des chiffres, des dates, des hommes et des sommets gravis : c’est aussi et surtout la résultante d’un contexte social et culturel » rappelle Lise Billon, première femme sur le Cerro Torre, dans la préface d’ « Une histoire de l’alpinisme au féminin ». « À mes yeux, c’est un condensé de romantisme (au sens littéraire), et de capitalisme avec un résidu de colonialisme hérité de la bourgeoisie anglaise du XIX siècle ». 

S’en suit un rapide détour historique, indispensable pour comprendre tout l’intérêt de cet ouvrage qui s’avère être bien plus que la somme des récits de l’alpinisme au féminin. Mais plutôt une invitation à nous questionner sur la place des femmes en montagne. Rappelons qu’aux origines de la discipline, généralement datées à la deuxième moitié du XIXe siècle, il y a une influence, et pas des moindres : l’aristocratie anglaise. Dont l’image la plus parlante est celle d’un homme blanc, de classe supérieure, qui évolue dans un contexte historique bien particulier (expansion des colonies et découverte du monde notamment).

« Mais si l’alpinisme consiste à gravir des sommets, je trouve très réducteur de décréter que ses origines ne datent que du XIXe siècle » souligne Lise Billon. « Qu’en est-il des poètes ou encore des peuples originels qui gravissent des montagnes à des fins spirituelles, contemplatives ? La grande différence, c’est que cette bourgeoisie anglaise a su raconter, documenter et construire le récit dominant. […] Pour comprendre ce qu’est un alpinisme avec une empreinte féminine, il nous faut donc plonger dans l’histoire des femmes qui ont tracé leur voie dans ce monde, car elles existent. Il nous faut aussi accepter une autre forme de pratique et un autre regard ». C’est ce que proposent Blaise et Stéphanie Agresti à travers leur ouvrage. 

« Pourquoi les femmes sont-elles si peu présentes dans l’historiographie officielle ? » 

Blaise et Stéphanie Agresti ont décidé de faire cordée pour écrire « Une histoire de l’alpinisme au féminin ». Ingénieure de formation, elle enseigne aux enfants en difficulté tout en pratiquant la plupart des disciplines que l’on peut faire en montagne (escalade, ski de randonnée, et alpinisme). Lui est guide de haute montagne, ancien directeur du peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM). La montagne qu’ils aiment est synonyme de simplicité. Un alpinisme heureux, vécu pour la plupart du temps en couple, en famille ou avec des amis.

C’est donc naturellement qu’ils ont pris la plume, ensemble, pour retracer l’histoire des femmes en montagne, à travers un ouvrage passionnant, très documenté. Le fruit d’un immense travail et de rencontres marquantes. Puisque pendant son enfance, Blaise, fils d’alpinistes, a eu la chance de voir ce succéder au foyer familial une poignée de femmes d’exception : Jeanne Franco, Sonia Livanos, Simone Badier, Wanda Rutkiewicz, Martine Rolland, première femme guide, Alison Osius qui dirigera l’American Alpine Club, Catherine Destivelle… et bien d’autres encore. De quoi susciter en lui beaucoup de curiosité, mais aussi un étonnement. « Pourquoi sont-elles si peu présentes dans l’historiographie officielle ? » s’est-il interrogé par la suite.

« Au fil des époques, elles prennent place, crescendo, et l’on observe cette émergence lente mais constante » écrivent les deux auteurs. « Pour interpréter cette épopée, nous nous sommes heurtés à des idées, des tabous et des interdits qui inscrivent une forme d’impossibilité sociétale. Et pourtant, à chaque fois, nous avons trouvé des pionnières qui ont su tracer des chemins audacieux pour briser le plafond de verre et bouleverser ces déterminismes qui structurent nos sociétés en profondeur ».

5 « PETITES PHRASES ASSASSINES » LANCEES AUX FEMMES ALPINISTES
Vous pouvez également retrouver dans l’ouvrage une section dédiée aux « petites phrases assassines » aussi bien lancées par des athlètes, des écrivains… que par des présidents de fédérations d’escalade ! Nous en avons sélectionné cinq, parmi les plus éclairantes. Toutes témoignent que non, il n’a pas toujours été facile aux femmes de faire leur place en montagne.
« Jamais une femme ne réussira un 7c ! ». Didier Raboutou, grimpeur et père de Brooke Raboutou, vice-championne olympique d’escalade en 2024… qui a franchi la barre 7c à 11 ans.
« Les femmes seront payées autant que les hommes quand elles grimperont torse nu ! ». Marco Scolaris, président de l’International Federation of Sport Climbing (IFSC) en réponse à Lynn Hill qui réclame une égalité des récompenses entre hommes et femmes.
« Si elles réussissent, cela confirmera mon impression que le Cho Oyu est une montagne à vaches ». Lucien Devies, président de la Fédération française de la montagne à propos de l’expédition féminine au Cho Oyu de Claude Kogan (1959).
« Une alpiniste est une espèce d’amazone en culotte, maigre, avec un visage de jument, boucanée par les autans, et des cheveux comme des barbelés. Pas le moindre vestige de poitrine, mais en revanche cinq insignes de clubs accrochés côte à côte […] Ah ! Nous les connaissons, ces malheureuses dames de pic, chouettes solitaires qui hantent les refuges et les parois comme les hommes, qui manient comme les hommes les durs outils de l’alpiniste. […] Non ! Décidément, les vraies femmes sont trop tendres pour les âpres montagnes, et les garçons ne sauraient accepter sans ennui de les voir s’y fourvoyer ». Samivel, « L’Amateur d’abîmes » (1940).
« C’est formidable ce que vous avez fait mademoiselle, mais il faut convenir que le Mont Blanc aura bien moins de mérite maintenant que les femmes l’ont conquis ». Un guide à Henriette d’Angeville, qui redescend du mont Blanc (1838).

L’alpinisme, « une expérience intime, au masculin comme au féminin »

Au-delà de leur incursion dans la passionnante histoire de l’alpinisme au féminin, les auteurs se sont demandés à quoi pouvait bien rassembler une pratique de la haute montagne « avec une empreinte féminine ». Leur conclusion ? Des expériences où la primauté revient à l’aventure, aux rencontres et aux émotions. Et où « la performance vient souvent comme une élégance et une esthétique additionnelles ». Hélas, dans un monde aux récits façonnés par les hommes, cette approche n’ouvre pas encore « un accès égal aux ressources » ou à la « visibilité médiatique ».

« L’avenir de l’alpinisme reste encore à écrire et il se situe sans doute à la croisée des chemins. Mais il demeure avant tout une expérience intime, au masculin comme au féminin » concluent-ils. « C’est probablement aux hommes d’avancer vers plus de mixité et de devenir promoteurs de davantage d’égalité en montagne comme ailleurs. C’est aux femmes de croire en leur chance et en leur talent, d’affirmer leur ‘présomption de compétence’, avec l’idée que chaque personne possède en elle les ressources pour accomplir ses rêves d’alpinisme ». 

« Une histoire de l’alpinisme au féminin« , Blaise et Stéphanie Agresti. Editions Glénat, octobre 2024. 176 pages, 25,95€.

Photo d'en-tête : Coll. Agresti
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