C’est un itinéraire mythique reliant la Slovénie à la France. La Via Alpina, 2650 km et 150 000 mètres de dénivelé positif à travers l’Autriche, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie. Une traversée bouclée, il y a trois ans, en 44 jours, 8 heures et 45 minutes, par le Français Guillaume Arthus, en solitaire. « Un gros morceau, un projet de vie. Mais avant tout une aventure humaine » explique-t-il dans le très beau documentaire « Via Alpina : 1064 h de Slovénie à Monaco », désormais disponible en libre accès.
Que vous ayez suivi ou non l’incroyable périple transalpin de Guillaume Arthus ou non, ce documentaire de 52 minutes devrait vous passionner. Car au-delà de l’indéniable exploit sportif, c’est l’approche de la montagne qui séduit ici, tant par la qualité des images que du son, apportant un sentiment de plénitude rare. À découvrir de toute urgence.
L’interview de Guillaume Arthus
À son arrivée, le 28 octobre 2019, Outside avait interviewé Guillaume. Nous reproduisons ici l’intégralité de notre entretien.
Pluie, « trail angels », pieds en sang, chamois et apprentissage de la couture, Guillaume Arthus aura tout connu pendant son aventure: traverser les Alpes en courant en une quarantaine de jours. Un défi fou, bouclé le 28 octobre 2919. Au final, ce comptable de 29 ans, connu sous le nom de Runnexplorer, aura parcouru 2581 km, dont 150 400m de dénivelé positif, le tout en exactement 44 jours 9h58’ 11’’. Le résultat d’années de préparation physique et mentale. À peine rentré dans son appartement de la banlieue parisienne, il s’est confié à Outside.
Dans le live de ton arrivée, on te voit pleurer, épuisé, comment te sens-tu aujourd’hui ?
Je me sens très, très bien. Mais ce jour-là, j’étais exténué. Pas musculairement, mais mentalement. Je venais de passer une nuit blanche pour arriver dans les temps. Je sortais donc de 39 heures d’effort consécutifs, sans une minute de sommeil. Alors, après 44 jours de course, j’étais épuisé. Mais, là, tout va bien, aucune douleur musculaire ni crampe, seuls mes pieds me font encore souffrir. Ils ont explosé pendant les dix jours de pluie entre la vallée de Névache dans les Alpes du sud, jusqu’à la Vallée des Merveilles. Tout était fermé, je courais sous une pluie battante, seul pendant 450 km. J’essayais bien de « récupérer » mes pieds le soir, mais rien n’y a fait.
Reste que je m’en tire bien. Car la grande difficulté de ce type de projet, c’est que, sur une durée pareille, on entre dans le domaine de « l’illimité ». On ne peut pas se mettre dans le rouge, il faut s’assurer au contraire que le corps est en état de marche du matin au soir. Et du soir au lendemain. Avec 6 heures et demie de pause seulement, il n’a pas vraiment le temps de guérir.
Tu as couru en autonomie complète, concrètement, ça veut dire quoi dans ce cas ?
Que tu pars sans aucune aide prévue à l’avance. Si tu croises un gite, tu peux t’y arrêter, voire un hôtel, mais c’est rare. Et bien souvent c’est une bergerie abandonnée dans laquelle tu passes la nuit. J’avais donc de quoi bivouaquer dans mon sac. J’ai passé 25% de mes nuits à dormir dehors. Parfois aussi tu croises ce qu’aux États-Unis on appelle les trail angels. Des gens qui t’aident en chemin. Dans le Queyras, deux traileurs, à qui je demandais juste où je pouvais trouver un gite, m’ont spontanément invité à dormir chez eux. Le rêve !
Vouloir partir en autonomie te conduit à chercher le sac le plus léger possible. J’ai donc acheté des sacs pour voir ce qui se faisait. Sans rien trouver qui me convienne. Au final, je m’en suis fabriqué un en m’appuyant sur les concepts de base des sacs de rando, de canyoning et de trail. Soit un 20 litres étanche dont le poids, rempli, ne dépasse pas les 3,4 kg. Pour ça, j’ai dû acheter de la toile et apprendre à maîtriser la machine à coudre !
Pourquoi la Via Alpina ?
La conception du projet remonte à 2014, année où j’ai fait l’UTMB. Je m’étais donné 10 ans pour la « finir ». Parti du marathon, j’ai réussi au bout de trois ans et demi d’entraînement. Je me suis alors retrouvé sans projet, sans objectif. Et ça, ça ne marche pas avec ma personnalité. Par hasard, je suis tombé sur la Via Alpina, la rouge, celle qui fait tout l’arc alpin. Enfant, j’ai passé toutes mes vacances dans les Alpes. Dès huit, neuf ans, on faisait des randonnées de 14 à 15 heures en famille. J’y ai attrapé le goût de la montagne. Alors, la Via Alpina, c’était une évidence : j’avais envie de voir les Alpes.
Après … j’ai vu les chiffres : plus de 2500 km. 16 fois l’UTMB. Ça m’a semblé énorme. Je me suis donné cinq ans pour y parvenir. Mon objectif quotidien est basé, lui, sur mon expérience de la traversée de Pyrénées. La traversée des Alpes, c’est trois fois et demi cette traversée-là. En 2017, j’étais parvenu à faire quotidiennement 57 km et 3100 m de dénivelé positif (D+). Deux ans plus tard, je me suis dit que je pouvais courir 62 km et 3800 m D+, vu mes progrès. Au final, j’ai couru 60 km par jour pour 3400 m de dénivelé positif.
Ta préparation était un peu spéciale non ?
J’ai multiplié les ultras : la Barkley, l’UTMB, le Tor des Géants, le Marathon des Sables mais aussi la traversée des Pyrénées en 14 jours, l’Ultra Trail de Montmartre ou le Tunnel Ultra – 200 miles dans un tunnel – mais sans jamais parler de mon objectif autour de moi. Chaque course n’était qu’un élément dans mon plan, beaucoup plus large, lui. Au bout de trois ans, j’ai découvert les 4 compétences dont j’avais besoin pour parvenir à mon objectif et que je devais perfectionner : le Mental, l’Endurance, la Navigation, l’Autonomie. Ça donne ce que j’appelle « MENA ». Sur les deux dernières années, j’ai choisi chaque épreuve pour les travailler. Le Tor c’était pour l’endurance, les Pyrénées pour l’autonomie et la navigation, le Tunnel pour le mental et l’endurance par exemple. L’idée était de me mettre dans des conditions de plus grande difficulté encore que sur la Via Alpina. Et mon objectif, de repousser les limites, de voir ce que je devais travailler pour devenir encore plus fort.
Enfin, cette année, en janvier, j’ai décidé d’en parler. Auparavant, le projet était tellement fou, sans assistance, que je craignais de recevoir trop de commentaires « bienveillants » qui auraient pu me faire changer d’avis. Mais à ce moment-là, j’étais prêt. Rien n’aurait pu m’arrêter.
À ton arrivée, effondré, tu lâches : c’était l’enfer … et le paradis.
Oui, aucune demi-mesure. Que des très hauts ou des très bas. A Névache, j’avais faim, j’étais trempé et j’avais les pieds en bouillie. Personne nulle part. J’ai dormi dans une vacherie abandonnée, dans de la bouse sèche. En dix jours, sur ce tronçon, j’ai dû croiser 200 chamois et quatre êtres humains. Dans ces moments-là, tu ressens une énorme pression mentale. Et aussi un mix de souffrances et de plaisir, exacerbés encore par le manque de sommeil, pas plus de quatre heures et demie par nuit.
Mais on ne peut pas apprécier l’un sans l’autre. C’est à l’image de la Via Alpina. Entre des moments uniques : col, soleil, puis vallée, vent de face et pluie. Enfer et paradis. C’est ce qui rend cette aventure encore plus belle. Et c’est comme ça, tous les jours. Très intense.
C’est fabuleux d’aller tester ses limites, de travailler un mental qu’on sous exploite en permanence. Sur ce type d’épreuve, tu n’as rien à gagner si ce n’est de le faire. Finir ici a une vraie valeur. Pas sur une course où 80% des gens franchissent la ligne d’arrivée. C’est ce qui me fait vivre.
C’est vrai que 44 jours en autonomie sur la Via Alpina, c’est long, mais je n’ai jamais ressenti la solitude. Pas au sens où on l’entend en français. L’anglais a deux mots pour cela, « lonely », le sentiment d’être seul. Et « loneliness », le fait d’être seul. J’étais effectivement souvent seul dans la montagne avec mes propres ressources, et j’aime ça. Mais je ne me suis jamais senti seul, car je savais que des gens me suivaient via le tracker.
Au retour, ça change ta perception des choses, non ?
Oui. Qu’est-ce qu’un vrai problème ? De quoi a-t-on vraiment besoin ? Je vais un peu plus à l’essentiel. Il faut faire avec ce qu’on a. Et la notion de confort devient très relative.
La semaine prochaine je reprends le travail, je suis comptable dans un grand groupe d’agro-alimentaire. Ce n’est pas directement compatible avec cette approche, mais ça me permet de vivre cette vie. Et puis à l’heure de concevoir mon propre sac, d’étudier les fournisseurs, d’acheter une machine à coudre comme de calculer mes 7000 calories quotidiennes, on retrouve le cartésien bien méchant du comptable (rires). Mais en montagne, je vis l’instant présent.
De la redoutable Barkley à l’infernal Tunnel Ultra, tu ne t’es épargné aucune course éprouvante. La Via Alpina, à côté, c’est comment ?
Bien plus dur que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent ! Et de très loin ! La Barkley, c’est de l’intensité. C’est très difficile de naviguer pendant 60h à la recherche des livres dissimulés sur le parcours. Alors que la Via Alpina, c’est la durée. Un effort de plus de 1000 heures. Là, au-delà de 40 jours, on est dans « l’infini ». Les deux approches sont très différentes. Le Marathon des sables à côté, c’est une promenade dans le parc ! Rends-toi compte, la Via Alpina, c’est faire 8 Tors de géants consécutifs dans les barrières horaires ou 16 fois la Diagonale des Fous dans les temps. Du coup sur des gros ultra, où je finissais autrefois dans le premier tiers, je vais essayer de faire un peu de vitesse, de chercher de bons chronos.
Tu comptes tirer un documentaire de ton périple. Sans sponsor aucun ?
Oui, l’aventure est telle, que je voulais la documenter avec de belles images et un beau commentaire. A la caméra et au montage, j’ai la société Peignée Vertical. Mais je finance le film tout seul. A 29 ans, un budget de 30 000 euros, ce n’est pas rien, mais je préfère garder mon indépendance.
Notre sélection des meilleurs films d’aventure disponibles en streaming et libre accès.
SKI & SNOW ∙ ALPINISME ∙ ESCALADE ∙ VOILE ∙ RUNNING ∙ SURF ∙ VÉLO ∙ AVENTURE ∙ ENVIRONNEMENT