Le Kényan tentait ce samedi 12 octobre pour la deuxième fois de passer sous la barre des deux heures sur la distance du marathon. Voilà qui est fait, ce matin, à Vienne en 1:59:40. Un temps absolument sidérant, mais qui ne sera pas homologué comme un record, compte-tenu des conditions optimales organisées pour l’occasion par son sponsor, le britannique Ineos. Reste que cette performance historique confirme, une fois de plus, qu’Eliud Kipchoge est le maître absolu du marathon.
« Je veux vraiment laisser un grand héritage », déclarait Eliud Kipchoge au Guardian en mai dernier. Le « boss » a accompli son rêve. Mais il laisse certains songeurs sur ce type d’exploit, comme l’expliquait notre journaliste dans un article publié il y a quelques mois et que nous remontons à cette occasion.
Eliud Kipchoge breaks the two hour marathon barrierThe moment history was made. Eliud Kipchoge becomes the first person to break the two hour marathon barrier. No Human Is Limited. #INEOS159 #NoHumanIsLimited
Publiée par INEOS 1:59 Challenge sur Samedi 12 octobre 2019
Article initialement publié le 17 mai 2019
A propos d’Eliud Kipchoge et de l’obsession des records
Après avoir établi sa domination dans le monde des humains, le Kenyan Eliud Kipchoge, recordman du monde de la discipline, veut aujourd’hui gagner contre la montre. Une idée fixe des records encouragée par les marques qui désole notre journaliste.
Début mai, Hoka One One a sponsorisé simultanément un 100 km et une tentative de record sur un 80 km (50 miles). Son but : faire la promotion de la Carbon X, sa nouvelle chaussure de running. Les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévu pour son ambassadeur superstar Jim Walmsley. Il a certes avalé les 80 km en 4h50’08’’, battant d’un cheveu le record détenu de longue date par Bruce Fordyce (4h50’51’’). Mais l’effort lui a coûté la victoire sur le 100 km. Qu’importe : la marque a eu son nouveau record mondial et un coup de pouce pour vendre sa dernière innovation. Le communiqué de presse n’a pas tardé à suivre, évoquant une « percée historique dans l’histoire de la performance humaine ».
Je ne doute pas que je pourrai dire à mes petits-enfants exactement où je me trouvais quand j’ai ouvert l’e-mail m’annonçant qu’Homo Sapiens était passé sous la barre des 4h50’20’’ sur un 80 km. Mais le cycle de l’info est une machine infernale. Quelques heures plus tard, le quotidien britannique le Guardian publiait un article sur l’objectif d’Eliud Kipchoge : finir un marathon en moins de 2 heures, lors d’une édition spéciale organisée dans cette unique perspective. Classe, Jim Walmsley a déclaré que personne ne peut à l’heure actuelle rivaliser avec « le boss » Kipchoge.
Une équipe tournante de lièvres
Et je sais que ce n’était pas qu’une phrase en l’air. Le recordman kényan a enchaîné neuf victoires – du jamais vu – dans des marathons majeurs. Aucun autre humain ne semblant capable de battre son temps, voici de bonnes conditions pour retenter de faire sauter le plafond des 2 heures. Rappelons qu’il y a deux ans, lors d’une exhibition sponsorisée par Nike à Monza, Eliud Kipchoge avait couru 42 km en 2h00’25’’. La prochaine sera au Royaume-Uni, fin septembre ou début octobre. L’événement sera cette fois-ci sponsorisé par le milliardaire Jim Radcliffe, PDG d’Ineos, fabricant de produits chimiques et de matières plastiques. Comme à Monza, le Kenyan devrait s’appuyer sur son équipe tournante de lièvres – une aide logistique qui raye d’emblée l’exploit des records officiels. Aucune importance pour l’athlète :
« On ne parle pas de l’IAAF [Association internationale des fédérations d’athlétisme], mais d’entrer dans l’histoire, a-t-il expliqué au Guardian. Je veux qu’on puisse parler de mon héritage. »
Même s’il prenait sa retraite maintenant, le marathonien laisserait une trace indélébile derrière lui. Mais sa logique se comprend : à ce stade de sa carrière, la course en moins de 2 heures reste le seul caillou dans sa chaussure. Tout le reste – l’or olympique, d’autres victoires au marathon, son record personnel —est plus ou moins du réchauffé. Terminer en moins de 2 heures serait tutoyer l’immortalité.
Supprimer les variables
C’est tout du moins ce que l’on veut nous faire penser. Comme avec Nike et son « Breaking2 Project » en 2017, difficile de voir comment prétendre au Graal avec une organisation qui modifie radicalement les conditions habituelles de course… Baptisé « Ineos 1:59 Challenge », le marathon à venir se veut une tentative de « poser l’ultime borne » en matière de performances athlétiques.
Eliud Kipchoge n’est cependant pas le premier à faire couler de l’encre (et des pixels) par une telle démarche. Dans la course professionnelle, les débats se multiplient depuis plusieurs années, notamment avec l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération de chaussures de running. Un vrai coup de boost pour la performance, d’après certains. Une réalité tordue à loisir : lors du Breaking2 version 1, Nike a cherché à faire de l’événement la preuve que, pour reprendre le jargon marketing, « aucun humain n’est limité ». Tout en expliquant le plus naturellement du monde que sa chaussure est 4% plus performante que son modèle précédent…
Pour le meilleur ou pour le pire, la Vaporfly 4% a en revanche toujours été éligible à un record officiel. Le rythme imprimé à Monza qui, d’après les estimations de Nike, a fait gagner 90 secondes à Eliud Kipchoge (comparaison faite avec des marathons de premier plan, dans lesquels les lièvres se retirent avant l’arrivée), était sans précédent. La logistique prévue sur l’ « Ineos 1:59 Challenge » est encore inconnue, mais une chose est sûre : l’événement soulèvera les mêmes interrogations que Breaking2. Que vaut un temps, quel qu’il soit, quand on a supprimé la plupart des variables avec lesquelles les coureurs doivent habituellement composer ?
Esclave de ses records
Début mai fut aussi le 65e anniversaire du mile (1,6 km) en moins de 4 minutes, record détenu par le Britannique Roger Bannister. Coup de pub bien ficelé, l’annonce officielle de l’ « Ineos 1:59 Challenge » a été faite par un communiqué de presse avec une photo d’Eliud Kipchoge sur la célèbre piste d’Iffley Road, à Oxford, en Angleterre. Un moyen de dire que le Kényan est de la lignée de ceux qui repoussent les limites. Fait intéressant que connaîtront les passionnés d’athlétisme : la prouesse de Roger Bannister en 1964 avait elle-même été contestée pour présence de lièvres, une pratique interdites par l’IAAF à l’époque. Cela a-t-il terni son héritage ? Pas franchement. Peut-être en sera-t-il de même avec Eliud Kipchoge s’il réussit son pari – et je pense que ce sera le cas.
« Les records doivent être les esclaves et non les maîtres. Ils le préparent pour une rencontre à venir contre un opposant respecté », a écrit Roger Bannister dans son autobiographie. « Ils ne doivent pas être une fin en soi. »
Amen.