Il n’est jamais vraiment facile de convaincre quelqu’un de vous remettre un échantillon d’excréments.
La consigne est pourtant simple : déféquer, passer la tige de prélèvement sur le papier toilette usagé (Tout doux l’ami ! Du moment que la pointe est marron, la matière est suffisante pour être analysée), placer la tige dans son tube à essai, se laver les mains.
Science ou pas, le côté peu glamour de la chose en freine cependant plus d’un. Certains sont trop occupés ou fatigués, d’autres n’ont pas eu de quoi « produire » un échantillon ce matin-là… C’est sans compter sur la détermination d’Embriette Hyde. Ces extraits de matière fécale sont trop précieux pour cette scientifique de l’Université de Californie à San Diego. Elle a donc mis au point un petit stratagème, peaufiné au gré de ses visites dans les salles de musculation du campus. « Nous avons tous des micro-organismes à l’intérieur du corps, explique-t-elle sous un soleil aveuglant aux étudiants en plein match de tennis ou de basket. Si je vous dis qu’ils peuvent vous servir à doper vos performances sportives et votre temps de récupération ? On espère que c’est le cas, mais pour le savoir nous devons poursuivre nos recherches, et — elle marque une pause pour ménager son effet — vous pouvez nous aider en nous donnant un peu de votre caca. » Sourire amusé. « Le mot caca passe toujours très bien avec eux. »
En quête du « superbiote »
Embriette Hyde dirige l’American Gut Project au sein du Knight Lab de la fac. Depuis 5 ans, son équipe s’échine à cartographier le microbiote de l’Américain moyen — à savoir la population bactérienne qu’il renferme. Un projet ambitieux. Mais ce qui anime plus spécifiquement notre spécialiste, ce sont les athlètes. Ou plutôt leur microbiote : est-il différent de celui du commun des mortels ? Il s’avère que le meilleur moyen de savoir ce qui se passe à l’intérieur d’un corps est d’analyser ce qui en sort. La scientifique a déjà passé au crible plus de 150 échantillons d’athlètes professionnels et amateurs. Si des bactéries sont à l’origine de leurs performances sportives, le voile n’a pas encore été levé au sujet de ce possible « superbiote ».
Embriette Hyde, petit gabarit tout en muscles (pas étonnant pour une accro du semi-marathon), m’invite à la suivre le long de salles hermétiques où sont cultivées les bactéries du labo ; elle m’apprend que notre intestin est en grande partie un milieu anaérobie : ses microbes n’aiment pas l’oxygène. Les gens en blouse blanche manipulent leurs pipettes, les étudiants-chercheurs leurs données. Depuis sa création par le microbiologiste Rob Knight en 2004, on doit à ce laboratoire des découvertes de taille sur le microbiote. Ici comme ailleurs, les scientifiques croient désormais à un lien entre ce dernier et tout un catalogue de complications plus ou moins graves comme l’acné, les allergies, l’obésité, l’anxiété, les maladies cardiovasculaires et auto-immunes, le syndrome du côlon irritable et même le cancer.
Si la discipline est encore naissante, ces premières révélations sont à elles seules déterminantes. La flore intestinale d’un enfant autiste est par exemple significativement différente de celle de la population en général. Les bactéries des personnes atteintes de sclérose en plaques sont peut-être responsables d’une surchauffe du système immunitaire et des symptômes critiques qui en résultent. On peut aussi faire prendre du poids à un rat élevé en cage stérilisée en lui inoculant des bactéries d’une personne obèse, comme l’ont démontré Bob Knight et ses confrères en 2013.
«Tout le monde ne réagit pas de la même manière à un régime alimentaire donné. » précise Rob Knight. Cela dépend de la population bactérienne chez chacun. « Certains prennent dix kilos quand d’autres vont en perdre cinq… »
Fascinantes en tant que telles, ses recherches ont également mis en lumière une donnée fondamentale : notre flore intestinale change en permanence… et nous pouvons y jouer un rôle. « Attention, notre démarche n’est pas de poser des diagnostics. Mais les perspectives ouvertes par ces révélations sont énormes : pouvoir classer les individus selon leur performance à instant T et — c’est là que ça devient passionnant — leur potentiel physique et sportif à venir. »
Voilà ce qui fait briller la flamme dans les yeux d’Embriette Hyde. Elle ouvre le congélateur numéro 7 et en sort une palette. Les 96 petits puits contiennent l’information génétique brute de diverses bactéries prélevées chez des athlètes. Le liquide transparent, obtenu à partir de leur matière fécale, pourrait bien nous aider un jour à courir plus longtemps, récupérer plus vite et rester en meilleure forme.
Mais qu’est-ce au juste que le microbiote ? Des milliards de bactéries peuplent notre côlon, notre bouche, notre peau, nos yeux et nos parties génitales. On dénombre autant de ces microscopiques (même par dizaines de millions, elles ne dépassent pas la taille d’un grain de sable) bâtonnets en forme de gélule ou sphères irrégulières que de cellules humaines. De ce point de vue, nous sommes autant des hôtes que des êtres humains. Quarante mille espèces de bactéries différentes ont pour domicile nos entrailles. Elles cohabitent avec des virus et microchampignons, en plus petit nombre. Du côté de la génétique, notre microbiote bat tous les records. Petit joueur, le génome humain (la somme de toutes les séquences ADN que nous recevons de nos parents et transmettons à enfants) renferme autour de 20 000 gènes. Un microbiote en contient des millions. En somme : « pour connaître ton microbiote, connais-toi toi-même. »
Une armée de bactéries très autonomes
Pas facile quand on a grandi avec une peur pathologique des microbes de se faire à l’idée de cette armée de corps étrangers. Mais les horribles salmonelles de notre enfance n’ont rien à voir avec ces colocataires pour la plupart inoffensifs. Ils ont même un rôle bien spécifique : se nourrir de mucus, de fibres ou décomposer amicalement l’amidon résistant que nous ingérons (présent dans les lentilles, les pommes de terre froides et d’autres aliments, et que l’intestin grêle ne digère pas entièrement)… Ce lien entre l’homme et ses bactéries ne date pas d’hier. Leur évolution commune s’est opérée au fil des millénaires, le corps ayant délégué certaines tâches à ces honnêtes hôtes. Il lui est certainement plus facile d’ordonner à Helicobacter pylori de réguler ses hormones de la faim que de le faire lui-même.
« L’organe oublié : c’est ainsi que les spécialistes surnomment le microbiote. » raconte Erica Sonnenburg, microbiologiste à l’université de Stanford en Californie. Celle qui a détecté des connexions entre microbiote et système immunitaire poursuit : « Ces micro-organismes ne sont pas de simples exécutants. Ils fonctionnent aussi de façon autonome. » Leur présence (dont le taux varie grandement au cours d’une même journée) dans notre corps est essentiel à son bon fonctionnement. « Ils impactent directement notre organisme. », confirme Jack Gilbert, directeur du Microbiome Center à l’université de Chicago. « Système immunitaire, hormones, neurocognition, comportement — des choses auxquelles on ne prête généralement pas attention – composition des tissus adipeux, niveaux d’insuline, bonne marche des reins, du foie… La liste est longue. »
Plus les découvertes avancent, plus il apparaît que le microbiote est un écosystème bien mystérieux. Les chercheurs de l’American Gut Project expliquent d’ailleurs que son contenu bactérien varie tellement d’un tube digestif à l’autre (il dépend par exemple du mode de vie de chacun) qu’ils sont incapables de dire à quoi devrait ressembler un microbiote « normal ». Impossible donc de dresser le portrait-robot de celui d’un athlète de haut niveau.
Si nous savons que nous ne savons rien, il a toutefois été établi que, sur ces milliards de bactéries, une poignée seulement d’espèces mènent le jeu. Chez la plupart d’entre nous, deux phylums se distinguent plus particulièrement : les Bacteroides décomposent les fibres en autant d’éléments essentiels à notre corps, comme les nutriments ou les acides gras. Les Firmicutes surperforment quant à elles dans la transformation des aliments riches en fibres ou amidon (pour produire par exemple le butyrate, anti-inflammatoire naturel). Comme le feraient les plus gourmands devant un buffet, ces bactéries bloquent certainement le passage à d’autres, beaucoup moins sympas pour notre organisme. Mais il se trouve que ces mêmes Firmicutes bienfaitrices sont en surnombres chez les personnes obèses, comme l’ont montré certaines études. Alors quoi ? Personne ne sait encore dire comment cela se joue. Les scientifiques n’ont à ce jour pas suffisamment de cartes en main pour imaginer un régime alimentaire « bikini ». Presque tous confient toutefois opter à titre personnel pour des apports riches en fibres (doublant presque la quantité avalée chaque jour par un Américain moyen), légumes et céréales.
Des rugbymen irlandais pour cobayes
Dans leur quête de ce graal (un tube digestif sain), les chercheurs ont un jour tiqué sur la similitude des profils étudiés : classe moyenne, blancs, travail de bureau (en d’autres termes, ceux que l’on trouve aisément sur un campus). Changement de cap : leurs travaux se sont tournés vers les Inuits, les tribus reculées de chasseurs-cueilleurs en Afrique de l’Est ou en Amazonie, les jeunes, les personnes âgées…
Et, naturellement, les regards ont fini par se tourner vers ceux et celles qui surperforment, qui explosent tous les scores à la télévision et les records dans leur discipline.
Fergus Shanahan est l’un des pionniers en la matière. Il supervise une équipe pluridisciplinaire à l’University College de Cork, en Irlande. En 2011, le travail de son confrère Mick Molloy, médecin du sport en charge des joueurs de l’équipe nationale de rugby, lui inspire une question : « À quoi ressemble le microbiote d’un sportif professionnel ?» Après quelques coups de fils, son équipe de chercheurs obtient la coopération des joueurs. « Ils hésitaient, se souvient Mick Molloy. Mais l’argument d’une performance physique accrue a été le plus fort. Ils seraient prêts à avaler du fumier pour avoir de meilleurs résultats. »
Si la verte Erin n’a pas remporté la Coupe du monde cette année-là, l’équipe de Fergus Shanahan est sortie gagnante de l’expérience. « Nous ne les avons pas lâchés d’une semelle. Nous avons pris leurs assiettes en photo, prélevés des échantillons de leurs selles… » détaille l’Irlandais. Le microbiote des rugbymen s’est avéré d’une étonnante diversité — une vraie savanne africaine comparée à la toundra aride des pantouflards du groupe-test. Comprenez : deux fois plus de phylums en place. Les Firmicutes y étaient présents en plus grandes proportions : logique chez des hommes à la masse corporelle importante, brûlant de l’énergie à vitesse grand V. En outre, une quantité très élevée d’Akkermansia muciniphila (bactérie présente chez les personnes minces mais absente chez les obèses).
Sans en avoir conscience, Shanahan et ses confrères ont ouvert un tout nouveau champ dans l’étude du microbiote. Les équipes sportives professionnelles sont sur les starting-blocks. Durant la période qui a précédé la dernière édition de l’America’s Cup, Scott Tindal, nutritionniste et physiothérapeute, a suivi de près les performances de l’équipe américaine, Oracle Team USA. Une approche basée sur le traitement des données dont se sont félicité les sportifs. Logique de la part d’une équipe sponsorisée par un leader mondial de la gestion des bases de données ? Les navigateurs ont été observés à la loupe : nutriments et calories avalées, rythme cardiaque… Mais c’est une autre donnée qui obsédait Scott Tindal : celle que les entraîneurs nomment « disponibilité », à savoir la durée pendant laquelle l’équipe est dans une forme optimale pour l’entraînement.
Des études ont montré que les athlètes de haut niveau tombent plus souvent malades que le reste de la population. Les marathoniens, par exemple, ont deux à six fois plus de chance de se faire rattraper par un virus à l’issue d’une course. Être malade deux mois ou moins avant une compétition signe le plus souvent l’incapacité d’un sportif à battre le jour J un record qu’il aura réalisé en entraînement. « Être disponible bien en amont pour s’entraîner et naviguer : voilà la clé du succès. » affirme Scott Tindal. De janvier à août 2016, il a enregistré 17 infections diverses au sein de l’équipage, ayant conduit à 50 jours d’entraînement manqués et 40 jours de navigation tombés à l’eau. De quoi avoir le moral en berne. « Nous passions six jours par semaine en salle d’entraînement, et au moins quatre en mer, bien souvent cinq ou six, se souvient Andrew Campbell, l’un des navigateurs de la Team USA. Le lien n’est pas difficile à faire. On passe deux semaines à s’échiner à l’entraînement, il fait froid : tout le monde tombe malade. »
Moins d’infections, plus d’entrainement
Pur hasard, Scott Tindal fait alors la connaissance d’Erika Ebbel Angle, biochimiste et dirigeante d’Ixcela, une startup qui élabore des compléments alimentaires (dont des probiotiques) adaptés au microbiote de chacun. « J’étais un peu sceptique au début. », avoue celui qui n’a rien d’un novice en matière de microbiote et système immunitaire. Il sait que les bactéries résidentes aident ce dernier à calibrer sa réponse aux microbes invasifs. Les probiotiques — terme pris en otage par les marques de yaourts, jus et autres céréales complètes depuis plusieurs années — ont de leur côté un réel impact sur ces micro-organismes. Si les études ne sont pas unanimes à ce sujet, il semble en effet qu’ils puissent œuvrer, in fine, pour le système immunitaire.
Sans y croire complètement, Scott Tindal a mis la Team USA sous compléments Ixcela. La start-up a également fourni l’équipe en aliments sensés favoriser la diversité du microbiote. « Le kéfir par exemple, qu’on servait à l’équipe presque tous les matins. » relate le physiothérapeute. « Ou la choucroute, qui n’a clairement pas rencontré le même succès. » Après 9 mois, le spécialiste sort ses tablettes : « Chute de 30 % des maladies ORL, 47,5% de jours de navigation et 54% de jours de navigation perdus en moins. »
Les chercheurs s’accordent pour la plupart à dire qu’il paraît peu réaliste d’établir une liste de probiotiques sur-mesure à partir d’une simple prise de sang faite à domicile. « J’en serais moi-même bien incapable. » explique Jack Gilbert du Microbiome Center de l’Université de Chicago. « On s’approche plus de la poudre de perlimpinpin que de la réponse scientifique. » poursuit-il. Ixcela, à l’instar de nombreuses entreprises ayant fait du microbiote leur fonds de commerce, n’a publié aucune étude cautionnée par la recherche. Si l’efficacité de ses produits n’est pas scientifiquement attestée, la start-up envisage cependant dans un premier temps de rendre publiques les données de la Team USA. Personne n’est à vrai dire en mesure d’en confirmer ou d’en infirmer formellement les propos. Scénario courant dans le cas de disciplines en plein boom que ce décalage entre discours commercial et discours scientifique – les chercheurs suant sang et eau pour établir, si ce n’est des liens de cause à effet, du moins des corrélations.
Les explorations se poursuivent donc. Une modification du régime alimentaire et la faune intestinale change, un contact prolongé avec la terre et les bactéries dominantes ne seront peut-être plus les mêmes. On supprime une espèce bactérienne avec l’espoir de guérir une maladie. On en inocule une nouvelle et on bat des records sportifs. Cela serait aussi simple que cela ?
Des probiotiques boosters d’endurance ?
C’est précisément ce que veut savoir Jonathan Scheiman. En 2015, il a sillonné Boston en voiture à la recherche de coureurs ayant participé au célèbre marathon, et leur a demandé des échantillons de leur matière fécale. « Nous voulons comprendre ce qui distingue — d’un point de vue biologique — les athlètes de haut niveau des autres sportifs, pour que cela puisse ensuite servir au plus grand nombre. Il ne s’agit en rien d’un trip ésotérique, mais d’un champ d’étude à applications concrètes. » Le chercheur ajoute dans un éclat de rire « Je me suis sali les mains pour ce projet ! »
Cet homme, qui a en effet manipulé quantité de selles humaines, est un ancien joueur de basket de l’université Saint John à New York. Son rêve à l’époque : passer chez les professionnels. Faute de pouvoir réaliser ses ambitions, il s’est tourné vers un doctorat en sciences biomédicales et un début de carrière dans la recherche au Wyss Institute d’Harvard. Il termine aujourd’hui son cursus auprès de George Church, l’un des plus célèbres généticiens du moment. Ce dernier s’intéresse aussi bien aux nanobots qu’à la réintroduction sur terre du mammouth laineux. Jonathan Scheiman, lui, travaille sur un spectre plus réduit. En bon professionnel, il s’est attelé à une tâche qui soulèverait le cœur des moins sensibles : il a rassemblé échantillon sur échantillon d’excréments auprès d’athlètes en marche vers les J.O. de Rio. Son objectif ultime : débusquer une bactérie capable de réveiller le grand sportif qui sommeille en chacun de nous.
Alors qu’il est encore balbutiant, Jonathan Scheiman évoque son projet auprès d’un officiel de la NBA. « La première chose qu’il m’a demandée c’est si la génomique pouvait permettre de déceler le prochain Michael Jordan. Je lui ai dit qu’il valait mieux se demander si on pouvait prélever et transmettre à d’autres un peu des micro-organismes du basketteur pour les aider à devenir le prochain Michael Jordan. »
Le jeune chercheur vient peut-être de mettre la main sur la bonne bactérie. Lors d’un séminaire organisé par l’American Chemical Society en août dernier, il a annoncé au monde entier avoir observé chez les marathoniens une multiplication soudaine de bactéries — dont il n’a pas précisé publiquement le nom — à l’issue des courses. Ces microbes s’accumulent dans le sang après un effort accru et semblent décomposer les métabolites liés à l’épuisement. Présents en dose insignifiante chez les sujets sédentaires, ils pourraient bien être une réponse du corps à l’accumulation d’acide lactique dans les muscles pendant l’effort. Peut-être un mécanisme de récupération délégué par l’homme à son microbiote voilà des millénaires.
Pour expliquer le phénomène, l’une des hypothèses serait que cette bactérie se développe au fil des années de pratique intense. En produisant de l’acide lactique – celui qui endolorit nos jambes et nous donne envie de ne jamais recommencer – à haute dose entraînement après entraînement, les marathoniens créent les conditions idéales pour qu’elle se multiplie. L’acide lactique devient une source de nourriture sans cesse renouvelée. La bactérie qui parvient le mieux à le décomposer connaît une joyeuse expansion. De ce point de vue, les marathoniens gagnent en quelque sorte cette capacité à récupérer plus rapidement.
Jonathan Scheiman, qui est finalement parvenu à isoler ce micro-organisme, a monté sa propre start-up, Fitbiomics. Si ses plans se déroulent comme prévu, il espère commercialiser un probiotique pour combattre la fatigue physique et booster l’endurance des coureurs (de fond et du dimanche) deux ans à peine après la fin de ses recherches.
L’ère de la « microbiomania »
Maintenant que l’on en sait un peu plus sur cette population active à l’intérieur de notre corps, les sirènes des marchands de probiotiques deviennent des alarmes assourdissantes. À la télévision américaine, un certain Docteur Oz, entouré de médecins plus télégéniques que professionnels, prédit à tous une perte de poids grâce à son nouveau « régime intestinal ». Mother Dirt, autre acteur du marché, explique que sa brume pour le corps, AO+, améliore l’épiderme et « rétablit d’indispensables bactéries » que l’hygiène moderne a chassées de notre visage. Dans une épicerie chic de Venice Beach en Californie, un paquet de chips à 4 dollars (3,50 €) promet « un milliard de probiotiques par portion ». D’après Jonathan Eisen, chercheur à l’Université de Californie, nous entrons dans l’ère de la « microbiomania ».
Ces promesses sont pour la majorité des coquilles vides. Les chercheurs ne peuvent affirmer qu’une ou plusieurs de ces solutions marchent réellement. Embriette Hyde et son équipe de l’American Gut Project peuvent certes analyser un microbiote individuel moyennant une centaine de dollars, mais elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit en rien d’un diagnostic. Si la personne en tire quelques informations dignes d’intérêt, la démarche relève en réalité davantage de la science participative. On trouve sur le web des catalogues entiers de compléments visant à chouchouter la flore intestinale. Mais, comme pour Ixcela, sans aucune caution scientifique.
Certaines expériences se sont toutefois montrées encourageantes. En Australie, Nicholas West, un chercheur de la Griffith University dans le Queensland, teste sans relâche tous les probiotiques disponibles sur le marché auprès d’athlètes nationaux, après étude personnalisée de leur microbiote. Son ambition ? Faire faire demi-tour aux virus la veille des grandes compétitions. Son action n’a pas été sans résultat, et il œuvre aujourd’hui pour « placer grâce à cela ses compatriotes sur la première place du podium. »
Dans le Minnesota, la Mayo Clinic a récemment investi dans DayTwo, start-up israélienne cofondée par Eran Segal, bio-informaticien et marathonien. Ce dernier s’appuie sur le microbiote pour mieux comprendre l’impact des aliments sur les niveaux de glucose dans le sang. L’étude se concentre sur le diabète, mais l’équipe nationale de basket israélienne a déjà revu son régime alimentaire à l’aune des découvertes de DayTwo. C’est également ce qu’a fait Omri Casspi, joueur de basket israélien rattaché aux Golden State Warriors en Californie. Il espère trouver les recettes qui tiendront les athlètes dans un état de performance optimale. « Fut un temps, je me gavais de féculent avant mes courses, mais cela n’empêchait en rien la fatigue. » témoigne de son côté Eran Segal. Il a modifié son alimentation d’après son microbiote et affirme pouvoir aujourd’hui « courir 30 kilomètres et rester en forme longtemps après l’effort. Et j’ai fini un marathon en moins de trois heures ! »
Où est-ce que tout cela nous mène ? L’été dernier, Lauren Petersen, jeune chercheuse au Jackson Laboratory dans le Connecticut, s’est exprimée sans détour lors d’une interview pour le magazine américain Bicycling : « Je pense ne pas me tromper en disant que le dopage bactérien — ou dopage des selles, en d’autres termes — est la prochaine étape de cette histoire. » Lauren Petersen pratique le VTT en compétition. Elle a signé plusieurs articles au sujet du microbiote des cyclistes et s’intéresse de près au rôle de la bactérie Prevotella chez les athlètes d’endurance. Son interview pour Bicycling a fait grand bruit et a été reprise un peu partout, y compris dans le Washington Post.
Demain, le dopage fécal ?
Mauvais retour de manivelle pour cette scientifique ! Le succès des transplantations fécales passionne bien sûr la communauté scientifique depuis 2013, année où on découvrit qu’une modification du microbiote pouvait traiter le Clostridium difficile, une infection mortelle, mais l’idée de se doper au, disons-le, caca, dans un but de performance sportive – ce que ne soutenait en aucun cas Lauren Petersen – va trop loin. Certes, une greffe de microbiote peut guérir ce Clostridium difficile, mais elle n’est pas sans danger. Il existe une corrélation entre le type de bactéries qui nous peuplent et certains troubles psychiques, comme la dépression ou l’anxiété. Des essais cliniques visent à déterminer si une greffe fécale de la part d’un donneur sain peut aider à les dissiper. Disons qu’une cycliste cherche à optimiser sa capacité à produire de l’énergie à partir de féculents en se dopant avec les selles d’une personne souffrant de dépression sévère : elle court le risque d’être à son tour « infectée ».
De tels effets collatéraux peuvent faire peur, mais n’empêcheront pas certains de quand même tenter leur chance. « Les athlètes sont prêts à tout pour avoir une micro-marge d’avance sur leurs adversaires. » affirme Fergus Shanahan, le chercheur irlandais. Lors des Jeux de Rio, la différence entre l’or et la cinquième place dans le 200 mètres nage libre hommes — du haut du podium à… rien du tout — s’est jouée sur moins d’une seconde. L’année dernière, un marathonien aurait pu passer, à 30 secondes près, sous la barre des deux heures. Fergus Shanahan n’est pas un partisan du dopage fécal, et rien ne prouve que cela fonctionne. Mais il conclut toutefois qu’il s’agit d’une « pratique complètement légale. Ce n’est pas si dingue que cela, après tout. »
Autre son de cloche chez Embriette Hyde, horrifiée par cette histoire de dopage fécal. Elle dit cependant comprendre la motivation des intéressés. Le microbiote fascine, et nous en savons suffisamment pour que les espoirs fusent. C’est même en partie pour cela qu’elle s’apprête à quitter l’American Gut Project pour devenir rédactrice scientifique — dans le but de vulgariser l’information pour le très grand public.
Il semblerait que l’archétype du microbiote d’athlète, que l’on retrouverait aussi bien chez les coureurs de fond que chez les alpinistes et surfeurs, relève plus du mythe que de la réalité. Embriette Hyde ne croit pas à une solution prête à l’emploi – un yaourt ou un breuvage qui transformerait le quidam en Michael Jordan. Mais sa collection de selles n’en est pas moins grisante.
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Si j’ai bien compris, je dois prendre des probiotiques ?
Ça dépend. Depuis plus d’un siècle, les scientifiques sont en quête de LA substance enrichie en probiotiques — yaourt, kéfir, kimchi, qui introduisent des bactéries vivantes dans notre organisme — pour soigner maladies et désagréments. Au début des années 1900, l’immunologue russe Élie Metchnikoff fait l’apologie de Lactobacillus bulgaricus, la bactérie qui donne son goût au yaourt, affirmant qu’elle permet de lutter contre la sénilité (c’est faux). Aujourd’hui, les scientifiques savent effectivement que les probiotiques peuvent venir à bout de certains problèmes. Vous avez de la diarrhée ou l’estomac en vrac après un traitement aux antibiotiques ? Prenez un yaourt contenant des actifs vivants (ou des condiments fermentés non pasteurisés) pour un peu de soulagement. Des essais cliniques semblent en outre annoncer des probiotiques qui sauront traiter le syndrome du côlon irritable, voire la dépression. Les probiotiques ne sont en revanche pas la solution à tous nos problèmes — et en premier lieu, ils n’empêchent pas de tomber malade. “ L’industrie parle à tout va de bien-être, commente Jack Gilbert de l’Université de Chicago. Mais actuellement rien ne prouve qu’à long terme consommer des probiotiques de façon continue ait un quelconque impact sur notre bien-être. ” Lactobacillus et Bifidobacterium, les deux bactéries stars, aident certes à contrôler l’indice glycémique et soulager les diarrhées, mais les études ne s’accordent pas sur leur efficacité sous forme de probiotiques.
La discipline n’en est encore qu’à ses débuts, et les chercheurs conseillent d’associer probiotiques et prébiotiques. Ces derniers nourrissent les bactéries déjà présentes dans votre organisme. Les prébiotiques peuvent s’acheter en poudre, mais le meilleur moyen d’en ingérer reste encore de consommer des aliments comme les haricots ou les légumes. Les bactéries de votre tube digestif s’activent à en transformer les fibres en acides gras bénéfiques. L’un dans l’autre disent les scientifiques, le mieux reste encore – surprise ! – d’adopter un régime alimentaire varié et équilibré, riche en légumes, légumineuses et aliments fermentés pour en tirer pré- et probiotiques. (Découvrez nos recettes ci-contre).
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Mon microbiote ?
Une poignée de laboratoires proposent d’analyser votre microbiote, à savoir d’identifier quelle bactérie y préside et comparer vos résultats à leur base existante. Certains proposent des services associés : conseil sur-mesure en nutrition, cure de probiotique personnalisée… Aux États-Unis, uBiome est le plus grand du secteur. Les tests qu’il propose, chapeautés par des médecins, sont sensés permettre de détecter des pathogènes associés à certaines maladies. Mais une simple analyse du microbiote ne suffit pas pour diagnostiquer quoi que ce soit, rappelle Rob Knight, à la tête de l’American Gut Project. Savoir que votre tube digestif abrite plus de Firmicutes que de Bacteroidetes (associées à une silhouette plus mince) par exemple, peut cependant vous pousser à revoir vos habitudes alimentaires. Pourquoi ne pas lever le pied sur les hamburgers et opter à la place pour un peu plus de légumes et aliments naturels ? Si vous tenez à vous servir de vos analyses pour poser un diagnostic, montrez-les à votre médecin pour écarter tout doute quant à la présence de bactéries pathogènes.