« Meilleur film », « Meilleure réalisation » et « Meilleure actrice » ! : « Nomadland » est le grand gagnant de la 93e cérémonie des Oscars qui se tenait cette nuit à Los Angeles. Des récompenses largement méritées pour ce film bouleversant, à mi-chemin entre la fiction et le reportage, montrant le quotidien de milliers de « vanlifers » américains jetés sur les routes suite aux aléas de la vie.
Après voir emporté deux prix aux Golden Globes, le 28 février – « meilleure réalisatrice « et « meilleur actrice », « Nomadland », déjà « Lion d’Or » au Festival de Venise en 2020, a raflé hier soir les trois prix les plus convoités des Oscars. Pour Chloé Zhao, la réalisatrice chinoise, c’est une consécration. Elle devient ainsi la seconde femme, et la toute première d’origine asiatique, à remporter l’Oscar de la Meilleure réalisation, onze ans après Kathryn Bigelow. Quant à la magistrale Frances McDormand, qui partage l’écran avec des acteurs amateurs vivant réellement sur la route toute l’année, elle devient la seconde actrice de l’Histoire à glaner trois trophées dans un rôle principal, derrière les quatre prix de Katharine Hepburn.
Rappelons enfin que ce long métrage, qui tient parfois plus du documentaire que la fiction, cette plongée dans l’univers des «vanlifers » pas toujours glamour dont nous vous parlions déjà en février, repose sur la passionnante enquête de Jessica Bruder parue en France en édition de poche, à lire de toute urgence en attendant la diffusion en France du film. Déjà sorti en salles aux États-Unis, « Nomadland » avait convaincu notre journaliste Chris Moody, ex « vanlifer », dont voici la critique.
Lorsque je vivais à temps plein dans un van – avant la pandémie – j’ai séjourné un moment à San Diego, sur la côte californienne, une ville où il était courant de rencontrer des gens vivant dans leur voiture. Le climat y est agréable toute l’année ; de quoi inciter toute une communauté chaque jour plus importante à s’installer dans un van ou, à défaut, dans un break. C’était un choix de vie. Dans le même temps, la pénurie de logements et l’envol du prix des loyers ont conduit des milliers de gens à vivre dans leur véhicule, tout simplement parce qu’ils n’avaient nulle part où se réfugier.
Ces deux communautés partageaient régulièrement les mêmes sites, et, malgré leurs différences, les frontières entre eux étaient souvent assez floues. Tous vivaient dans des habitations sur roues, installées sur des parkings publics, en bord de mer. Mais tous n’avaient pas le privilège d’avoir choisi ce sort, un élément souvent facteur de division.
Les grands oubliés de la « vanlife »
Avec la popularité croissante de la vanlife, aux États-Unis, comme partout dans le monde, ceux qui vivent dans des véhicules par nécessité, en particulier les personnes âgées, sont souvent oubliés. « Nomadland, » vient réparer cette injustice. Le nouveau long métrage de Chloé Zhao fait la lumière sur le quotidien de ces baby-boomers contraints de prendre la route après le crash financier de 2008.https://www.youtube.com/embed/6sxCFZ8_d84?feature=oembed
Le film, sorti le 19 février aux États-Unis, prévu initialement pour le 24 février en France, suit Fern (interprétée par Frances McDormand), une veuve d’une soixantaine d’années qui habite dans une vieille camionnette qu’elle utilise pour trouver du travail saisonnier aux quatre coins des États-Unis. Fern travaillait autrefois pour la U.S. Gypsum Corporation à Empire, dans le Nevada, mais l’entreprise a fait faillite, transformant Empire en ville fantôme. Avec ses maigres économies, elle décide de s’installer dans une vieille camionnette d’occasion. Sur la route, Fern rencontre d’autres victimes de la crise qui tentent, elles aussi, de tirer le meilleur parti de ce qu’ils essaient de voir comme le troisième acte tumultueux d’une vie chaque jour plus éloigné du rêve américain.
Le hasard des rencontres la conduit à participer au « Rubber Tramp Rendezvous« , sorte de Burning Man organisé dans l’Arizona, considéré comme le plus grand rassemblement au monde de voyageurs nomades, où elle fait la connaissance du (vrai) Bob Wells, star de YouTube, une légende dans la communauté des vanlifers. Fern est impitoyable de lucidité : pour lui, Fern est qu’une autre « bête de somme » de plus, prête à travailler jusqu’à la mort. Pour survivre, tous doivent se serrer les coudes. C’est tout l’objet du rassemblement qu’il anime. Là les participants les plus expérimentés enseignent aux autres les bases de la vie sur la route : comment entretenir son van, trouver des endroits sûrs pour dormir et construire ses propres toilettes.
Au coeur du système d’Amazon
Fern fait partie de cette armée d’individus condamnés à devenir invisibles. Senior, elle vit seule et travaille toujours, sans aucun espoir de retraite en vue. Lorsque nous la rencontrons, elle a un emploi dans un entrepôt d’Amazon et vit sur un parking géré par le géant de la vente par correspondance. Un système d’exploitation dont la remarquable enquête de Jessica Bruder, à l’origine du film, démonte tout le fonctionnement par le détail.
Lorsque le contrat de travail de Fern expire en hiver – en même temps que le droit de garer son véhicule sur le terrain de son employeur – elle doit quitter les lieux. Commence alors toute une série de petits boulots qui la conduisent aux quatre coins du pays pour polir des pierres semi-précieuses dans un magasin de minéraux, curer des toilettes dans un camping, préparer des hamburgers dans un café ou récolter des betteraves à sucre.
Bouger, en fonction des saisons
Comme beaucoup d’Américains de son âge, Fern a construit sa vie autour d’une seule entreprise sur laquelle elle comptait pour tout : revenus, logement, assurance maladie et sécurité. Or tout cela s’est volatilisé d’un coup. Quiconque a déjà perdu son emploi sait combien on peut se retrouver alors totalement impuissant. Ce film trouvera un écho auprès de tous ceux qui ont vécu cette situation suite à la crise financière de 2008, ou, plus récemment, à la pandémie de COVID-19.
Après mon licenciement en 2018, ma femme et moi avons vendu ce que nous pouvions et échangé notre appartement contre un Ram ProMaster d’occasion une sorte de camping-car fait maison, dans lequel nous avons vécu pendant près de deux ans. Dans cet espace de vie de 22m2 seulement, pas de chauffage ni de clim, aussi avons-nous bougé en fonction des saisons, toujours plus au sud l’hiver, et plein nord, en été. Rejoignant ainsi parfois des caravanes de nomades ou, le plus souvent, isolés en plein nature, voire installés discrètement au cœur des villes.
Mais nous avions pleinement conscience d’être des privilégiés. Jeune couple sans enfants, nous avions des emplois permettant le télétravail et nous avions choisi cette vie. Nous ne la subissions pas.
Sur Insta, des photos idylliques
La vanlife, ou vie nomade, est devenue très tendance ces dernières années, le télétravail s’est vulgarisé et la technologie rend les choses beaucoup plus simple aujourd’hui. L’omniprésence des médias sociaux a contribué à alimenter ce boom. Les vidéos idylliques ont envahi le net. Mais, bien souvent, elles masquent à grands coups de filtres tous les désavantages de ce mode de vie. Le hashtag #vanlife remplit Instagram de photos de jeunes d’une vingtaine d’années assoiffés de soleil qui font du yoga sur des vans à 100 000 euros, tout droit sortis d’un monde magique baignant dans une lumière éternellement dorée. C’est un pays imaginaire où tout le monde est jeune, beau et fait des choses passionnantes.
Nomadland n’a rien à voir avec ces gens-là. En fait, il n’y a pratiquement pas de jeunes dans ce film qui montre plutôt une autre facette de la vie nomade. Bien réelle, elle. Et sans aucun filtre. Pour beaucoup de gens aujourd’hui, la vie nomade n’est pas un mode de vie, une quête d’aventure ou un moyen de s’imposer comme « influenceur », mais une question de nécessité, de survie et de courage. Pour eux, pas de posts sponsorisés, de hashtags, ni de « likes ».
« Dégage, pas de parking ici ! »
Le film montre d’ailleurs avec finesse les tensions pouvant exister entre ceux qui ont la chance de vivre dans leur véhicule pour le plaisir et ceux qui le font pour survivre. Lorsque Fern et quelques amis visitent un van de luxe, flambant neuf, ils ne peuvent s’empêcher de fantasmer sur ce que ce serait de vivre « la belle vie » dans un véhicule aussi raffiné, en voyageant juste pour le plaisir et non plus par obligation. « C’est beau comme le salon d’un club privé » , s’émerveille l’une des femmes une fois à l’intérieur du palace roulant doté de plusieurs chambres et … même d’une machine lavante et séchante !
Ceux qui ont passé du temps sur la route se retrouveront dans Nomadland : tous ces moments où vous êtes malades comme un chien, et où vous êtes coincés dans votre 15m2 avec vos micro toilettes. Toutes les fois où vous découvrez un pneu à plat au moment où l’orage éclate. Les fois aussi où des inconnus viennent brusquement taper à votre vitre en pleine nuit, au moment où vous dormez pour vous dire de « dégager, pas le droit de vous installer ici ! ». Sans parler de l’incompréhension de vos amis et de votre famille qui ne comprennent pas toujours pourquoi vous vivez comme ça. Une scène du film est très éclairante sur ce point : Fern, qui s’est posée un moment pour se reposer dans un magasin d’articles de sport, croise une vieille amie qui fait ses courses avec sa fille. « T’es toujours dans ton van », lui demande-t-elle ? « On s’inquiète pour toi ! ». Et la fille de demander : « Ma mère dit que tu es sans abri. C’est vrai ? ». « Je ne suis pas sans-abri », répond Fern. « Je suis juste sans logement. » C’est là qu’est toute la différence. Désirée ou pas.
Des personnages réels
Nomadland n’est pas un documentaire, mais on pourrait presque s’y méprendre tant fiction et réalité s’y mêlent. Frances McDormand est l’une des rares actrices professionnelles au générique Le reste de la distribution est composé de vrais nomades qui incarnent leur propre personnage.
Bob Wells est l’un des principaux. Tout comme Linda May, que les spectateurs reconnaîtront peut-être dans le livre de Jessica Bruder, « Nomadland. Surviving America in the Twenty-First Century » (Nomadland, survivre aux Etats-Unis au XXI siècle, paru en 2017 aux USA), de Jessica Bruder, sur lequel le film est basé. Tout comme Fern, la vraie Linda May, célibataire et sexagénaire, vivait à plein temps dans un petit camping-car qu’elle appelait « The Squeeze Inn » (toute petite auberge) et travaillait à travers le pays en tant que gardienne de camping. Le choix de mettre en scène des gens normaux et de tourner en extérieur dans des endroits comme les Badlands dans le Dakota du Sud et le désert de l’Arizona a permis au film de présenter une véritable sous-culture et de mettre en évidence les forces économiques qui l’ont créée.
Dans son tournage, Chloé Zhao a adopté une approche discrète et peu orthodoxe. Pour mieux se fondre dans le décor, l’équipe du film – dont Chloé Zhao elle-même- a vécu dans des vans aux côtés des nomades du film. Et a la réalisatrice a demandé à ceux qui jouaient leur propre rôle de raconter leur histoire personnelle avec leurs propres mots. Dans une scène, on voit ainsi Fern se joindre à un groupe de « nomades » assis autour d’un feu de camp et les écouter raconter comment ils ont fini par vivre ainsi. Une scène très forte et non scénarisée du film. « C’était 100 % vrai », me raconte Bob Wells. « Je connais ces gens. Je connais leurs histoires. Je les ai déjà entendues. Ce que vous avez vu autour du feu de camp, c’est ces gens et leur vie. »
Le film capture aussi de jolis moments et saisit le rythme aventureux de la vie sur la route. On voit alors Fern osciller entre des échanges chaleureux au sein d’une communauté joyeuse et des instants de solitude écrasante. Les amis disparaissent aussi vite qu’ils apparaissent, ne laissant derrière eux que de la poussière alors qu’ils s’éloignent vers une météo plus clémente ou un nouveau job. De nombreuses scènes de Nomadland ont été tournées au coucher du soleil, un choix qui donne une lumière magnifique mais un peu troublante. Car on ne peut s’empêcher d’avoir une sensation de vertige à l’idée de tous ces vanlifers qui reprennent inlassablement la route. Vers un nouvel ailleurs. Vers où exactement ? Sans but particulier au final. Juste « ailleurs ». « Il y a toujours un autre endroit. », disent-ils.
Sorti en salle aux États-Unis le 19 février, « Nomadland » était attendu en France pour le 24 février. Sortie retardée pour cause de pandémie, malheureusement. En attendant, certains pourront déjà le voir via VPN en streaming sur Hulu. Par ailleurs, nous ne pouvons que vous recommander la lecture de livre de Jessica Bruder (intitulé lui aussi ‘Nomadland » qui vient de sortir en édition de poche chez J’ai Lu. Une enquête remarquable qui se lit comme un roman.
Photo d'en-tête : Searchlight Pictures