Quittant son terrain habituel, la cause environnementale, Patagonia a filmé Lor Sabourin, grimpeur.se américain.e non-binaire dans l’une des voies de trad les plus dures du monde. Mais au-delà de l’escalade pure, ce nouveau documentaire aborde des sujets de société de fond, entre quête identitaire, violences, troubles du comportement alimentaire et recherche de performance.
Un long métrage à découvrir dès maintenant en libre accès avec, en complément, l’interview de Lor par Outside, en fin d’article.
Parfois les mots ne suffisent pas pour raconter, transmettre des idées et émouvoir les gens et seul un film permet d’exprimer tant de choses. « They/Them », le nouveau documentaire de Patagonia co-réalisé par Blake McCord et Justin Clifton en est un parfait exemple.
Ce long métrage suit Lor Sabourin, grimpeur.se non-binaire – quelqu’un qui ne se sent ni homme ni femme – pendant le processus de travail d’une voie de plusieurs longueurs entre performance et discussions, sur la vire du relais. Sur le papier, c’est un film d’escalade typique sauf qu’en réalité l’histoire de Lor, c’est bien plus que de la grimpe.
Déferlement de haine sur les réseaux sociaux
Le film retrace le parcours Lor, 28 ans, grimpeur.se non-binaire, de sa plus tendre enfance jusqu’à ce qu’iel (pronom permettant de désigner une personne sans distinction de genre, ndlr) devienne l’un.e des meilleur.e.s grimpeur.ses trad de la planète. Au programme : entretiens avec sa mère, sa sœur, ses amis et ses partenaires de grimpe ; préparation mentale avec la méthode du livre « La voie des guerriers du rocher » qui aide les grimpeurs à développer leur confiance en eux une fois sur le mur. Au milieu de cela, Lor se livre sur ses questionnements d’enfant vis-à-vis de son identité sexuelle, son passé de coureur.se et ses premières années en tant que grimpeur.se.
Dans « They/Them », le nom de la voie de 200 mètres pour cinq longueurs de trad que Lor travaille tout au long du film, « Cousin of Death » (8a+ max), n’est jamais mentionné. Bien que ce soit le vecteur narratif, personne ne la nomme, ni ne discute de sa difficulté (la cotation n’est jamais précisée). Ce qui ravit Lor ? Grimper, tout simplement.
Ce documentaire d’escalade fait le choix novateur de mettre l’accent sur le parcours de Lor en tant que personne, et non pas en tant que grimpeur.se. Plus important encore, il met en évidence le plus grand défi qu’iel a dû surmonter durant sa carrière de grimpeur.se. Non, ce n’a pas été une ascension effrayante ou encore un coincement de main technique mais l’acceptation et la compréhension de son identité non-binaire de la part de la communauté d’escalade, les mêmes personnes supposées l’encourager.
Début février, j’ai interviewé Lor après qu’iel ait enchaîné « East Coast Fist Bump » sur coinceurs. Une voie trad située à Sedona (Arizona), cotée 8b+ à l’époque, maintenant cotée 8b en raison d’une nouvelle méthode, mais toujours extrêmement exigeante. Seule une poignée de femmes ont fait du 8b trad et Lor a été la première personne officiellement non-binaire à y arriver. Cependant, l’article a été accueilli par un déferlement de haine sur les réseaux sociaux.
L’un des arguments étant que le fait d’être « non-binaire » ne rendait pas l’ascension plus difficile pour Lor en comparaison à un « cisgenre » – individu dont l’identité de genre est en accord avec le sexe – homme ou femme. Alors pourquoi, selon les détracteurs, cette nouvelle serait-elle digne d’intérêt ?
Ce n’est pourtant pas le propos de l’article. Peu importait la voie, Lor a accompli une première représentative pour les personnes de son identité. Les grimpeurs.es non-binaires ont désormais un modèle, quelqu’un qui s’identifie comme eux, qui a été confronté à certains obstacles identiques en raison de son identité de genre, et qui grimpe fort.
Une honnêteté sans faille
En entendant des mots comme « non-binaire » et « neutre » ou en voyant « iel » dans la signature d’un mail ou dans une bio sur les réseaux sociaux, il est facile d’être un peu perdu. Peut-être n’avez-vous jamais ressenti autre chose que d’être 100% cisgenre, 100% hétérosexuel ? Peut-être ne connaissez-vous personne s’identifiant (ouvertement) comme non-binaire ou qui utilise le pronom « iel » ? Peut-être avez-vous assisté à des guerres de mots numériques où la minorité ultra-extrémiste des deux côtés finit par voler le micro, ce qui donne inévitablement une mauvaise image des deux côtés ? Ainsi, sans y prendre garde, on peut développer, une opinion tranchée sur quelque chose que l’on comprend très peu au final ou à laquelle on n’est pas familiarisé.
À cet égard, le film « They/Them » aide le spectateur à couper à travers toutes les bêtises qui fleurissent sur tous les fils d’actualité Twitter, les sections de commentaires d’Instagram et les citations sorties de leur contexte et les articles piège à clics. Il nous ramène à l’humain, nous met face à Lor et à son histoire. C’est un compte rendu authentique de l’expérience de Lor en tant que personne non-binaire, au-delà de l’escalade. D’une honnêteté sans faille, iel parle de toutes ses difficultés, auxquelles les téléspectateurs cisgenres pourront s’identifier. Le film couvre tous les sujets, de la forme physique en escalade aux troubles du comportement alimentaires, en passant par le viol. Lor se livre avec un sourire en coin, heureux.se de partager son histoire.
Ces mots à la mode comme « non-binaire » et « neutre » nous font souvent oublier qu’il s’agit d’une personne vivante, qui respire, qui aime grimper comme vous et moi (et qui le fait très bien), qui essaie simplement de vivre sa vie et de s’identifier de la manière qui lui convient le mieux.
À cet égard, « They/Them » est un plaidoyer profond, convaincant et novateur, ancré dans la réalité.
Interview avec Lor Sabourin : « J’aime croire que le monde peut être différent »
Parle-nous de la réalisation de ce film. Qu’est-ce que cela t’a fait d’avoir ta vie documentée, de devoir parler à tes amis et à ta famille de sujets aussi personnels ?
Ca a été un très long processus, vraiment incroyable. Depuis que j’ai emménagé à Flagstaff, Blake [McCord, le réalisateur, ndlr] est l’un de mes amis proches. C’est ce qui a rendu le projet possible. Je n’avais pas l’intention de faire un film. Quand il m’a proposé cette idée, j’étais un peu hésitant.e mais j’aime passer du temps avec Blake, j’aime l’escalade, alors je me suis dit que ce serait une chose amusante à faire. Au début, je ne m’attendais pas à ce que ce soit une opportunité d’apprentissage aussi cool pour moi. Trois ans, c’est beaucoup de temps pour réfléchir à son histoire.
Qu’est-ce qui a motivé la décision de ne pas mentionner le nom de la voie, [Cousin of Death] ni même sa cotation ? C’était volontaire, n’est-ce pas ?
Oui, c’était volontaire. Je pense que souvent, dans les films de grimpe, l’escalade est le personnage principal. Blake, Justin [Clifton] et moi avons beaucoup discuté de l’idée : bien-sûr l’escalade serait un personnage du film mais pas le principal. Le cœur de l’histoire n’est pas de prendre cet objectif, cette ascension et d’en faire toute l’histoire.
Actuellement, dirais-tu que les choses s’améliorent pour les personnes LGBTQ dans la communauté des grimpeurs ? Elles ont eu beaucoup plus de visibilité ces derniers temps aux Etats-Unis. Cela a-t-il commencé à faire changer les choses ?
Ma réponse est double. Il est difficile de dire dans quelle mesure la situation s’est améliorée. D’une part, la visibilité a donné aux gens la possibilité d’exprimer leur identité pleinement, de trouver une communauté nouvelle. C’est très important et positif. Mais d’autre part, en conséquence de cette médiatisation, des aspects très négatifs apparaissent. Par exemple, pour les personnes qui subissent des violences quotidiennes. Tout dépend des gens.
Tu es probablement le.la grimpeur.se non binaire le.la plus médiatisé.e. On peut dire que tu es en première ligne. Qu’est-ce qui te pousse à continuer ? Pour qui fais-tu cela – l’activisme, prendre le temps de faire un film révélateur et personnel comme celui-ci ?
J’ai l’impression d’être protégé.e par de nombreux privilèges. J’ai aussi beaucoup travaillé mais je pense que certaines parties de mon identité, comme le fait d’être blanc.he ou encore d’être physiquement identifié.e à un homme sont des choses qui me protègent vraiment. Ces points ne sont cependant pas un frein à la violence mais ils font que je subis des agressions différentes de celles d’une personne trans (identité de genre différente du genre assigné à la naissance, ndlr), de couleur ou de quelqu’un physiquement identifié.e comme étant une femme par exemple. Je fais partie d’une communauté qui subit l’oppression mais j’utilise mes « privilèges », je les exploite et les utilise afin que d’autres personnes se sentent plus en sécurité.
De plus, j’aime croire que le monde peut être différent. Je ne pense pas nécessairement que je vais me réveiller demain et que, tout à coup, la communauté des grimpeurs sera totalement prête à accepter mon identité mais je crois que si je fais ce travail, la prochaine génération aura les ressources nécessaires pour que les choses soient autrement.
Ceux qui m’ont précédé.e m’ont aussi beaucoup donné. Ils m’ont permis de vivre en tant que grimpeur.se professionnel.le, d’avoir la vie que je veux avoir, de partager ma vie avec qui je veux sans me cacher, tout en m’offrant un inestimable cadeau, la stabilité. Je me suis dit : « Bon, maintenant, je vais m’en servir, je vais trouver des moyens de transmettre ».
En dehors de l’escalade, qu’est-ce que tu fais d’autre ? Qu’est-ce qui te fait vibrer ?
Eh bien, je suis à l’université en ce moment, en master dans le domaine du counseling. Je pense que je dois être l’étudiant.e le.la plus enthousiaste du monde. La plupart des gens se disent : « Je suis à la fac, j’essaie juste de m’en sortir ». Mais, pour ma part, j’adore être étudiant.e. Je m’épanouis totalement là-bas.
Autre élément important : j’aime beaucoup écrire. Des documents de recherche certes mais aussi beaucoup pour mon propre compte. J’aime aussi lire, encore quelque chose également liée aux études supérieures. J’ai toujours un livre sur moi. Avant l’escalade, la course à pied était mon sport principal, j’étais très sérieux.se. Je cours toujours mais c’est une activité qui occupe une place beaucoup plus réduite dans ma vie.
Je pense que ma phrase préférée dans le film est quand tu dis, « Notre peur n’est pas stupide, quelque chose à détester. C’est une forme de sagesse qui nous permet d’apprendre des choses sur nous-mêmes ». Peux-tu développer un peu plus ?
Tant de gens, à la fois dans le monde de l’escalade mais aussi en dehors, veulent surmonter la peur, parfois même s’en débarrasser. Mais c’est une réponse au stress. C’est pourquoi je pense qu’apprendre la sagesse qui se cache derrière elle et apprendre comment y répondre est l’une des choses les plus cool de l’escalade.
La peur c’est la base de l’équilibre, non ? Quand elle nous envahit totalement, elle nous freine. Au contraire, si elle est absente, on s’ennuie. Entre ces deux extrêmes, si nous l’enlevons… eh bien, nous serions incapables de comprendre le danger ni même d’appréhender ce stress. En réalité, la peur et la frustration sont d’incroyables opportunités d’apprentissage.
Malheureusement, on cherche à se débarrasser de ces émotions inconfortables. On devrait plutôt se demander : « Quelle est ma peur ? Comment puis-je travailler avec elle pour faire de cet instant une situation d’apprentissage appropriée ? ». Essayer de comprendre ce sentiment peut nous aider à grandir, c’est une des choses les plus cool qu’on puisse faire en tant que grimpeurs.es.
Photo d'en-tête : Patagonia- Thèmes :
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