Dans les années 80, quand les professionnels du tourisme se penchent sur la petite affaire montée par François Glémain – des randonnées très « roots » dans le Sancy, le Cantal et les Cévennes – ils sont sans appel : « ça ne marchera pas ! ». 40 ans plus tard, Chamina Voyages, son agence créée avec Sylvie Molko, s’est imposée en France comme le leader de l’aventure nature. Rencontre avec son créateur : marcheur, joueur de go et lecteur invétéré. Un héritier des sixties, précurseur de la micro aventure, du slow tourisme et du voyage durable.
« Les années 80 : tout était à inventer »
« J’étais programmé pour devenir prof de maths, comme tout le monde dans ma famille. Mais moi, je m’éclatais à faire du sport. J’avais découvert la montagne en camp d’ados, dans les Alpes, et je serais bien devenu prof de sport, mais chez nous, ça voulait dire être prof de galipettes ! Résultat j’ai enchaîné les études et surtout les voyages. Avec peu de moyens, et beaucoup de stop. On vivait l’instant présent. Mais en 1976, j’ai compris que la fête était finie, qu’on ne changerait pas le monde. L’idée de la montagne de mes 15 ans m’est revenue. A Nantes, j’ai rencontré par hasard un gars comme moi, passionné de montagne, d’escalade. On filait dès qu’on pouvait. Devenu accompagnateur, j’ai adoré ce métier. Tout était à inventer. Puis j’ai intégré Chamina, une association qui s’occupait du balisage et de créer des topo-guides, mais j’ai vite pensé qu’il fallait évoluer. J’avais l’expérience d’une Scop de bûcheronnage, montée dans les années 70, où je me suis découvert des talents de gestionnaire. Résultat, pour commercialiser des séjours touristiques de rando on a créé la société Chamina Voyages. »
« Vous ne gagnerez pas un sou avec ça »
« J’ai commencé à vendre des randos à Nouvelles Frontières. Pas de quoi convaincre les institutionnels pour autant. Pour eux, je ne pouvais pas faire de développement avec ça. Mais moi, je commençais à gagner ma vie avec cette activité qui s’avérait aussi être un moyen de dynamiser nos régions. Personne n’y croyait à l’époque : quand on a créé le gîte d’étape sur le lac de Servières ( dans le Massif Central, ndlr), on s’est entendu dire que c’était ‘ une inutilité économique ‘ ! »
« On a tout de suite pensé la rando comme un voyage »
« A l’époque, deux types de gens s’intéressaient à la rando. Les anciens de 68, qui avaient voyagé en stop et souvent poussé jusqu’à Katmandou et les gens des Alpes ou des Pyrénées qui eux fonctionnaient sur le modèle des guides et te soumettaient à un questionnaire pour savoir combien d’ascensions tu faisais par an. Nous, on était un cas « intermédiaire » : on a tout de suite pensé la rando comme voyage et misé sur l’itinérance. C’est ça qui fait l’aventure : arriver à un point différent tous les soirs. Ça crée un esprit différent, tu es obligé de t’adapter et du coup tu deviens plus réceptif aux choses. Et tu peux le vivre en faisant tout simplement la traversée du Cantal.
C’était homérique : on partait en raid à ski dans le Massif Central, on dormait dans des fermes, il n’y avait pas de gites d’étape, on apportait le courrier aux gens. Du Jack London ! On était encore dans la vague écolo post hippie. En fait, on offrait l’aventure. C’est ça qui a fait la naissance de Chamina Voyages.
Mais les acteurs du tourisme ne s’y intéressaient pas du tout. Ils ne voyaient pas les retombées diffuses que ce type d’activité génère. Quand tu montes une rando avec hébergement, sur place tu fais vivre quantité de gens, dans le village où tu t’arrêtes, c’est le café ou le restaurant qui ne vont pas fermer.
« La micro aventure ? J’ai toujours pensé que Chamina c’était ça.
« Quand tu passes le pas de ta porte et que tu marches plus d’une demi-journée, l’aventure commence, pour peu qu’on accepte de se laisser aller. En montagne, mais aussi en mer ou en plaine.
C’est dans l’air du temps. Je vois mes neveux et nièces, ils sont nés avec la mondialisation, mais cela ne les fait pas rêver. Ils ont envie de vivre l’aventure au sens situationniste du terme. Soit on se ferme, soit on s’ouvre. Et là, on se sent vraiment bien sur le plan physique et intellectuel.
Ma dernière micro aventure : une visite à Nantes, où j’ai revu de vieux copains qui m’ont fait découvrir un jardin extraordinaire. Un projet en cours. C’était bien de voir comment les gens s’appropriaient cet espace, comment ils en parlaient entre eux. J’y ai pris beaucoup de plaisir.
L’aventure, c’est un état d’esprit. Organiser de grandes aventures demande du travail, mais on peut chaque jour inventer une nouvelle façon de voir les choses. C’est fondamental dans mon boulot. »
« Le slow tourisme ou ‘prendre vos virages à 4 km/h’ »
« Le slow tourisme, c’est prendre le temps de voir les choses, de se laisser pénétrer. Il y a quelque chose de zen là-dedans. Ce slogan « prendre vos virages à 4 km », c’est une manière de pénétrer l’espace, d’être cool, dans le bon état d’esprit. Je pourrais l’illustrer par cette allégorie mathématique : il y a autant d’infini entre 0 et 1 que dans tous les entiers naturels. Plus on connaît, plus on regarde. Ce paradoxe fonctionne parfaitement. »
« La tentation des élus ? Raboter les critères en matière d’environnement »
« Le tourisme durable, le tourisme responsable, ce sont des labels maintenant, mais nous avons toujours été préoccupés par ça, à Chamina. La tentation des élus est de raboter les critères. Moi je pense qu’il faut rester pur. Dès le début, nos randos ont toutes été accessibles en train. En 2008, j’ai failli interdire tous les voyages en avion. Une décision extrêmement dure, difficile à faire comprendre. Ça a généré un fort débat en interne. Notamment sur la question de l’emploi. Les deux tiers de notre équipe ont dit non. L’enjeu était d’adopter une démarche économiquement et socialement juste. Alors, on a abandonné une partie des destinations. Notamment l’Amérique. Quant à l’Asie, nous n’y étions pas. Nous n’avons gardé que les îles, comme le Cap Vert, où nous avions des projets en cours de développement d’écoles, notamment. On ne pouvait pas les laisser tomber. »
« Le jeu de go : un dialogue avec l’adversaire »
« Au départ j’étais joueur d’échecs. Un jeu extrêmement violent. Je lui ai préféré le jeu de Go. Plus complexe, il offre aussi plus de résistance à l’informatique. On peut reconnaître le style de chaque joueur. Il permet de s‘exprimer de manière très personnelle. Ici pas de hasard, il faut intégrer ce que propose l’adversaire. On entame un espèce de dialogue silencieux. J’ai en tête ces gravures japonaises : deux joueurs y sont face à face, immobiles, mais on voit ce qui se passe dans leur tête. C’est très pédagogique, chaque rencontre est suivie d’une analyse post mortem pour discuter de la partie. Maintenant, j’ai tendance à me ramasser des volées, mais c’est propice à la rencontre. »
La liste de lecture de François Glémain
Comment mieux connaître un grand lecteur qu’en fouillant sa bibliothèque ? Interrogé sur les dix livres qui l’ont marqué, ce marcheur n’a pu que nous répondre « Je te laisse le soin de faire plus court, moi je n’y arrive pas, tous ces livres sont une partie de moi-même, et encore, j’ai limité au max ! ».
Choisis dans l’ordre chronologique de leur lecture, difficile de faire une sélection parmi ces ouvrages fort variés. Nous vous laissons donc le plaisir de découvrir une liste aussi longue, riche et contrastée que la vie d’un homme curieux et engagé.
- « L’Odyssée » d’Homère : Lu avant 10 ans, tout y est : voyages, aventures, amour et mal du pays.
- « L’île mystérieuse » de Jules Verne : Lu avant 15 ans, toujours l’aventure et le voyage, premières questions sur le progrès et la société.
- « Paroles » de Jacques Prévert : Il m’aura fallu attendre la 1er pour étudier enfin un auteur qui me touche vraiment avec Boris Vian.
- « Dune » de Frank Hebert : SF et écologie, absolument géniale.
- « La société du spectacle » de Guy Debord : Le situationnisme débarque dans ma vie : détournements, situations, dérives.
- « Le Maître ou le tournoi de Go » de Yasunari Kawabate : Parce que le Go.
- « Le Massif des Ecrins, les 100 plus belles courses et randonnées »… de Gaston Rebuffat : Un programme, finalement jamais terminé…
- « Cimes et Châtiment » de Pierre Laurendeau : Escalade et érotisme, ce qui changeait enfin d’escalade et héroïsme !
- « Seigneur de Lumière » de Roger Zelazny : Interprétation SF du Bouddha !
- « Le petit bleu de la côte ouest » de Jean Patrick Manchette : Pourquoi préférer la routine à l’aventure ?
- « Méchoui massacre » de Jean-Pierre Bastide : Cela se passe en Auvergne, et ce n’est pas triste !
- « Le vent sombre » de Tony Hillerman : Une grande découverte, marcher dans la beauté ….
- « Un si joli village de Denis Humbert » : Guerre et Paix en Auvergne.
- « L’ange et le réservoir de liquide à frein » de Alix De Saint-André : Les souvenirs de mon enfance : bords de Loire, balades en vélo et collège privé au moment de Vatican II.
- « Total Kheops » de Jean Claude Izzo : Polar sociologique qui m’a fait adorer Marseille.
- « Le Père Noël supplicié » de Claude Lévi Strauss : J’aurais pu choisir la pensée sauvage, mais c’est plus ardu à lire.
- « On n’y voit rien » de Daniel Arasse : A lire absolument si on aime la peinture.
- « De l’inégalité parmi les sociétés » de Jared Diamond : Agriculture, élevage, culture, société, écologie, tout sur l’évolution humaine de 12 000 ans à maintenant.
- « La trilogie martienne » de Kim Stanley Robinson : SF de très haut niveau racontant la colonisation de mars et toujours mes interrogations, les civilisations et la culture, l’écologie, la politique, les expériences personnelles, la randonnée et l’aventure.
Quelle sera votre prochaine aventure ?
Photo d'en-tête : Chamina Voyages