Pari gagné pour Jimmy Chin et Elizabeth Chai Vasarhelyi, repartis cette nuit avec l’Oscar du meilleur documentaire pour Free Solo. Leur nouveau documentaire immortalise Alex Honnold en train de réaliser l’ascension historique sans assurage d’El Capitan, mais aussi les conséquences de cet exploit sur son entourage. Il y a quelques semaines, notre journaliste Peter Vigneron livrait une critique fascinée mais pleine d’interrogations sur ce document inédit, diffusé le 24 mars en France sur National Geographic Channel.
Le 3 juin 2017, Alex Honnold réalisait, en solo intégral – soit sans aucun système d’assurage, l’ascension des 975 mètres de la voie “Freerider” d’El Capitan (7c+, 33 longueurs), dans la vallée de Yosemite, aux Etats-Unis. Vaincre cette paroi légendaire, extrêmement difficile et dangereuse, est l’une des performances les plus exceptionnelles de l’histoire de l’escalade. Dans le plus grand secret, une équipe de tournage dirigée par Jimmy Chin a non seulement filmé l’ascension, mais aussi les deux années de préparation du grimpeur américain. Le résultat donne un film spectaculaire, qui dépeint de manière subtile les ressorts émotionnels sur lesquels repose une telle ascension. En un mot comme en cent, il s’agit tout simplement de l’un des meilleurs documentaires du genre.
Par chance pour les réalisateurs, difficile de faire plus intense comme sujet. On ne plaisante pas avec le solo intégral. De grands grimpeurs tels Dean Potter, John Bachar ou Dan Osman, qui ont fait progresser la discipline et ouvert la voie, y ont laissé la vie.
Dans ses interviews, Alex Honnold prend toujours soin de souligner qu’il est loin de prendre le solo intégral à la légère, que cela représente pour lui une sorte “d’apothéose”, pour laquelle il se prépare et qu’il planifie de manière obsessionnelle. Obsédé, il l’est de toute évidence, et il faut reconnaître qu’il ne s’attaque que rarement à des ascensions aussi difficiles. Mais ce refrain minore quelque peu la nature périlleuse de la grimpe en solo intégral, donnant à croire qu’Alex Honnold maîtrise la situation : une illusion justement rectifiée par le film d’Elizabeth Chai Vasarhelyi et Jimmy Chin. “Les gens qui ont quelques connaissances en escalade se disent qu’il ne risque rien”, témoigne dans le documentaire Tommy Caldwell, l’un des meilleurs amis d’Alex Honnold. “Mais ceux qui savent exactement ce qu’il est en train de réaliser sont morts de peur.”
Le solo intégral, une roulette russe ?
C’est tout l’arc émotionnel sur lequel repose le documentaire : si Alex Honnold meurt, dans quelle mesure les réalisateurs, ses amis et son public auront-ils une part de responsabilité ? La question est récurrente dans le domaine des sports extrêmes, où il est courant de prendre des risques majeurs, qu’il s’agisse de vendre une nouvelle veste ou un magazine. Pour autant, peu accepteraient de regarder un documentaire sur un homme jouant à la roulette russe… Pourtant, y-a-t-il vraiment une différence avec le solo intégral ?
En 2019, difficile de passer à côté de notre personnage principal. A 33 ans, Alex Honnold a à son actif une impressionnante série d’ascensions sans assurage sur des parois légendaires, parmi lesquelles la Moonlight Buttress dans le parc de Zion (Utah), les 760 mètres de la voie El Sendero Luminoso au Mexique ou encore le très célèbre Half Dome, dans la vallée de Yosemite. Pour de nombreux grimpeurs, El Capitan et ses 975 mètres de paroi de granit, juste en face de la vallée abritant le Half Dome, représente le Graal. Pour les adeptes du solo intégral, il s’apparente plus à une mission impossible.
Alex Honnold n’est pourtant pas un grand fou qui vivrait en marge de la société. A l’écran, il apparaît à la fois irrévérencieux et attentionné, jouant à l’enfant difficile sur la nourriture tout en habitant dans un van depuis presque dix ans. Au début du film, lors d’une rencontre organisée dans son ancien lycée californien, un élève lui demande combien il gagne. “J’ai à peu près 40 dollars dans mon porte-monnaie”, plaisante-t-il, avant de rectifier : “En vrai, j’ai beaucoup d’argent. Sans doute autant qu’un dentiste qui gagne bien sa vie.”
Le problème, ce sont les gens
Mais le documentaire laisse entrevoir d’autres facettes du grimpeur. On comprend par exemple que son père, aujourd’hui décédé, était probablement autiste Asperger. Et si Alex Honnold a commencé à grimper en solo, c’est parce qu’enfant, il était trop timide pour demander à ce que quelqu’un l’assure, comme l’explique la réalisatrice Elizabeth Chai Vasarhelyi dans une interview accordée à Outside en septembre dernier. Adulte, il semble aujourd’hui obsédé par l’idée de perfection.
En suivant l’entraînement d’Alex Honnold, le vernis se fissure peu à peu. Il est à la fois aux prises avec ses doutes et avec ses blessures, notamment la fracture d’une cheville à la suite d’une chute depuis une portion délicate de la voie Freerider, sur laquelle il était assuré. Un peu plus tard, lors de sa première tentative d’ascension de la Freerider en solo intégral, il échoue au même endroit et un caméraman doit l’aider à redescendre. De retour au sol, les réalisateurs filment alors une conversation entre Alex Honnold et Peter Croft, une légende de la discipline, âgé aujourd’hui d’une soixantaine d’années. “Tu as pris la bonne décision”, dit Peter Croft, félicitant Honnold d’avoir fait passer sa vie avant l’exploit. “J’ai juste besoin d’arrêter”, répond Honnold, l’air désemparé. Pendant un instant, voilà qui ressemble à un aveu : le projet est devenu un fardeau. Il ajoute alors : “Tout ce cirque…”. Le problème visiblement pour lui n’est pas El Capitan, ce sont les gens.
“Tout ce cirque” : l’expression révèle là le principal défi que le grimpeur doit relever : améliorer ses relations souvent compliquées avec son entourage. Des tensions qui sont au coeur du film. Pendant deux ans, Alex Honnold a fait promettre à Jimmy Chin et son équipe de garder le secret sur son projet pour ne pas susciter trop d’attente et de curiosité. A le voir évoluer à l’écran, on dirait pourtant qu’il étouffe au milieu de l’équipe réduite de personnes dans la confidence (Jimmy Chin, Tommy Caldwell et sa petite-amie, Sanni McCandless). Les émotions de Sanni McCandless, en particulier, semblent incontrôlables. Elle est aussi franche qu’il est réservé et passe quasiment la moitié du film à pleurer ou les larmes aux yeux. Il lui est tout aussi impossible de demander à son compagnon d’abandonner que d’envisager de le voir mourir. “Toutes mes petites-amies m’ont plus ou moins dit que j’étais un vrai sociopathe”, confesse-t-il. Et en voyant le film, il est parfois difficile de leur donner tort…
Sa petite-amie doit quitter la vallée
Les interactions entre le grimpeur et l’équipe de tournage apparaissent aussi tout au long du documentaire. Jimmy Chin, déjà auteur et personnage principal de “Meru”, documentaire sur l’escalade, n’était pas certain que sa présence soit ici nécessaire. Mais puisqu’il est finalement là, une question intéressante se précise : les réalisateurs mettent-ils Alex Honnold en danger ? Jimmy Chin s’interroge, sous l’angle pratique (y a-t-il un risque qu’un caméraman déconcentre le grimpeur et que celui-ci meure?), mais aussi philosophique : Alex Honnold s’attaquerait-il à la Freerider en solo si personne ne le filmait ?
Dans l’un des temps forts du film, on le voit demander à sa petite-amie de finalement quitter la vallée de Yosemite. Ce n’est qu’ensuite qu’Alex Honnold se résoudra à entreprendre l’ascension. Alors qu’il avance prudemment à 600 mètres du sol, un plan montre Mikey Schaefer, grimpeur professionnel qui fait partie de l’équipe de tournage, détourner le regard et paraître incapable de se résoudre à jeter un oeil dans le viseur de sa propre caméra. La tension et la souffrance ressenties par l’entourage d’Alex Honnold, palpables dans cette séquence, seraient-elles le reflet de celles du jeune homme ? Pour se mettre dans la peau d’Alex Honnold, il suffit de regarder ceux qui l’entourent grimacer et pleurer quand en grimpant il sort tout à coup de leur champ de vision.
Alors, le grand public doit-il assister à cette ascension ? Depuis mon premier visionnage du film, je n’arrête pas de me poser la question, sans toutefois y apporter de réponse satisfaisante. Alex Honnold m’apparaît parfois comme un personnage de tragédie, tellement absorbé qu’il refuse de voir la douleur qu’il cause à ceux qui l’aiment. “Pour Sanni, le but de la vie, c’est le bonheur. Pour moi, c’est la performance”, explique-t-il. Une priorité pour le moins particulière…
Pour autant, je ne suis pas sûr que la carrière d’Alex Honnold aurait été vraiment différente sans médiatisation. Lors d’une conversation avec Peter Croft, il médite sur la sensation de calme et de liberté qu’il ressent en hauteur. Il est en quête d’une forme étrange (et létale) de méditation, une sensation probablement familière – quoique de manière atténuée – à n’importe quel grimpeur déjà parvenu à se sortir d’une situation délicate en se saisissant d’une prise incertaine ou à tout skieur sorti sans encombre d’une piste dangereuse. Pour beaucoup d’entre nous, tenter quelque chose de difficile et d’effrayant lorsque les enjeux sont importants donne le sentiment de vivre pleinement. Alex Honnold a poussé cette idée jusqu’à ses limites les plus belles et les plus extrêmes. “Je pense que, lorsqu’il grimpe en solo intégral, il se sent vivant comme jamais, il est à son meilleur, témoigne à un moment sa mère, Dierdre Wolownick. Comment peut-on imaginer vouloir enlever ça à quelqu’un ?“
Photo d'en-tête : National Geographic