Peut-être avez-vous déjà entendu parler de Geoffroy Delorme, aka « l’homme-chevreuil », auteur d’un best-seller éponyme relatant son aventure de sept ans dans la forêt de Bord-Louviers. Une histoire étonnante, rarissime en France, qu’il nous a racontée lors d’une longue interview. Revenu depuis plus de douze ans dans la civilisation, il témoigne et s’engage contre l’exploitation forestière dans de nombreux festivals, notamment lors de la soirée Beyond, événement réunissant des speakers exceptionnels, organisée jeudi 22 juin à Paris.
« Enfant, j’ai vécu de manière isolée de la société. Je n’avais pas de copains, de copines, je ne participais pas aux sorties scolaires. Rien d’une vie sociale normale, sans vraiment de relation humaine pendant dix-huit ou dix-neuf ans, sauf quand on sortait parfois pour faire deux/trois courses avec mes parents et mes sœurs. Je suis allé huit mois à l’école et ensuite mes parents m’en ont retiré. Ils avaient un état d’esprit très particulier. J’ignore pourquoi ils ont fait ça. Est-ce que c’était pour me préserver ? Je ne sais pas. […] J’étais coincé dans un univers, celui des oiseaux dans le jardin, des chevreuils qui venaient manger la haie, la maison étant construite en lisière de forêt. Tous mes copains étaient des animaux sauvages, des hérissons, des oiseaux et tout ceux qui passaient dans le jardin. Mais il n’y avait pas de copains humains. Et puis j’avais de nature un caractère assez sauvage je crois. Sans toute cette histoire que je n’ai pas choisie, je pense que je serai quand-même parti vivre en forêt. J’ai toujours eu un désir de liberté. Quand je regardais un petit rouge-gorge, un merle ou n’importe quel animal dehors, au fond de moi, je me disais : ‘Quelle chance de répondre à des règles très difficiles dans un univers hostile mais de pouvoir profiter toute sa journée !´. Ça m’a toujours fasciné. […] Je ne comprends pas la civilisation, tout ce système. Pour moi, c’est plus facile de partir en forêt et de vivre avec le sauvage.
Alors à dix-neuf ans, quand on m’a dit qu’il allait falloir travailler, avoir un projet dans la société, je n’ai pas trop bien compris puisque l’on m’avait éduqué dans le sens contraire. J’ai donc fait photographe animalier et sportif. L’avantage avec la photographie, c’est que tu es caché derrière ton objectif. Tu peux avoir deux cents personnes autour de toi, ça ne te gêne pas. […] Mais à la fin, j’en ai eu marre, je ne voyais ni le but ni la cohérence de tout ça. J’ai décidé de voir ce que ça ferait si j’allais vivre une vie plus simple, comme moi je l’imaginais, avec ma façon de faire. C’est là que l’aventure a commencé.
Sur les sept ans de mon expérience en forêt, j’ai vécu une année en complète autonomie où vraiment, je n’ai vu personne. Au début, je faisais beaucoup d’allers-retours. Tu pars la journée, tu reviens le soir. Après, tu passes une première nuit dans la forêt. Puis, quatre, cinq. À la fin, les allers-retours se font de plus en rares. En parallèle, tu acquiers des connaissances qui vont te permettre de devenir autonome, de te passer de la nourriture humaine. De savoir comment gérer tes stocks, quoi manger. Et ensuite, quand tu es bien en confiance, tu te demandes pourquoi tu rentres tous les deux mois pour aller manger un bol de céréales que tu ne digères pas. Trois kilomètres aller, trois kilomètres retour, tu dépenses de l’énergie… à un moment, tu te dis que ça ne sert à rien. […] Après, tu ne veux plus voir grand monde parce que tu sais te passer du monde extérieur.
Le problème, dans les bouquins sur la botanique, c’est qu’on te fait croire qu’en bouffant des feuilles d’ortie et du plantain, tu vas t’en sortir. Mais en fait, si tu ne manges que des plantes sauvages, tu vas très mal finir. Ce qui est le plus nourrissant, c’est l’arbre. Les châtaignes, les glands des chênes que tu vas faire bouillir pour te débarrasser de tous les tanins, […], les noisettes, les nèfles, les noix. Ensuite il faut découvrir où sont les mûriers, les poiriers, ce que les anciens avaient plantés. Et tu finis par t’en sortir, découvrir comment boire la sève de bouleau. Tu vas aussi manger beaucoup de racines, de la bardane par exemple. […] Tu finis par te découvrir très sauvage. Mais tu es toujours avec l’humain. Car à vivre avec les chevreuils, je me suis rendu compte qu’ils allaient beaucoup chez les gens, dans les potagers, qu’il n’y avait aucune règle qui interdisait ça. Ce n’était pas pour faire du mal mais pour survivre.
Je n’avais pas vraiment de cabane attitrée. […] J’avais plutôt des abris, des endroits que je connaissais très bien, des lieux dans la forêt où il y a des micros climats, des arbres qui te protègent mieux que d’autres, […], une grotte. […] L’idée, c’est aussi d’avoir de bons vêtements techniques, très simples, très légers. Un pull très fin en cachemire, des pulls en laine avec des tricots différents. Tu vas te rendre compte que ton pull extérieur transmet très difficilement l’eau à toutes les autres couches de pull. C’est comme ça que je ne m’en suis sorti. La laine m’a un peu sauvé la peau.
À la base, je ne voulais pas vivre avec des animaux sauvages. Mais quinze jours après être parti en forêt, précisons que j’étais quand-même bien en galère (les changements thermiques, une météo horrible, des brouillards, des gelées matinales, etc.), j’ai croisé un chevreuil, que j’ai plus tard appelé Daguet. On s’est regardés longuement. Lui, ça devait faire longtemps qu’il m’observait, qu’il se demandait ce que je venais faire sur son territoire. […] Il est reparti. Mais je l’ai recroisé plusieurs fois dans la journée. […] En fait, je me suis rendu compte qu’il n’avait pas du tout peur de moi, qu’il savait que je ne m’intéressais ni à lui ni à ses congénères. Et au bout de quelques semaines de jeu, je me suis dit : ‘Tiens, et si je marchais avec lui, ça pourrait être assez amusant’. Il l’a accepté, en gérant la distance de sécurité, les oreilles braquées vers l’arrière. Au fur et à mesure, on est devenus partenaires de vie, amis. On s’est rendus compte que l’on pouvait s’en sortir ensemble.
Pour ma part, avoir un ami signifiait ne pas être seul, avoir des connaissances sur son territoire, sur où se cacher, sur comment vivre. Et lui avait remarqué que lorsqu’il vivait avec moi, il était moins embêté par les sangliers, par les cerfs, par les autres animaux qui évidemment se méfiaient de moi. […] Il y avait aussi la nourriture. Quand je faisais un feu, je calcinais une buche de bouleau pour me réchauffer ou faire cuire un truc. Une fois refroidie, le chevreuil venait manger la buche pour avoir un apport en carbone. […] Si tu veux survivre, tu es obligé, dans la nature, de former des partenariats. Chacun est une unité. Mais l’unité de chacun forme cette cohésion.
Sinon, j’ai rencontré des cueilleurs de champignons. […] Ils ont été fascinés et m’ont appris à reconnaître les chanterelles, les bolets, etc. Parfois on se retrouvait en forêt. J’ai appris de ces gens qui avaient des connaissances, qui, pour le coup, étaient très humains, très sympas. Après, il y a eu des gens qui m’ont vu sans m’apporter grand-chose, d’autres qui m’ont délogé avec des chiens. […] Au final, ce qui plaisait aux personnes que je croisais, c’était de voir que l’on pouvait vivre une aventure à côté de chez soi, que l’on n’était pas obligé de partir à dix mille kilomètres.
Après sept ans, je suis rentré. Parce que déjà, physiquement, tout seul, cette vie, c’était usant. Entretenir le feu, aller chercher ta nourriture, la stocker, faire du stock de bois aussi, réparer les abris, faire tes ficelles, etc. Tu as dix millions de trucs à faire dans toute ta journée. Des tâches très particulières et différentes en fonction des saisons. Tout seul, ça devient impossible. Il faudrait qu’il y ait des humains autour de toi, une tribu, avec quelqu’un qui entretient le feu, une autre personne qui garde la nourriture. En créant une microsociété, ça serait plus facile. […] Et puis, la gestion forestière a été totalement chamboulée avec des coupes à blanc, de la sélectivité des arbres. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé avec la possibilité de faire de moins en moins de stock. Ou alors il fallait que je fasse plus de kilomètres pour avoir autant de nourriture qu’avant. C’était une dépense d’énergie plus importante ce qui signifiait plus de danger pour moi, plus de risque d’hypothermie en dormant, etc.
Je suis rendu compte que ça n’arrivait pas qu’à moi, que les autres animaux subissaient la même chose. Je voyais les chevreuils agrandir leur territoire parce qu’il n’y avait plus assez de nourriture. Les sangliers faisaient pareils, allant dans les champs, traversant la rivière, ce qui leur arrivait très rarement. Je n’étais pas le seul dans cette galère mais eux étaient plus résilients, plus costauds parce qu’ils sont nés dans la nature. […] À partir de là, je me suis dit qu’il fallait que je revienne, que j’essaie d’éveiller les consciences sur la vie sauvage, parce que les gens n’ont pas l’air de se rendre compte que la forêt est primordiale pour leur survie. […] La forêt, avant d’être exploitée, elle est nourricière.
J’ai rencontré par la suite le maire du village qui m’a encouragé à faire des photos. Car pendant tout le temps où j’étais dans la forêt, je n’avais pas d’appareil photo, j’avais tout laissé à la maison. C’était impossible. Le seul que j’ai amené, il est mort. Il n’a pas aimé le brouillard, la pluie, les changements thermiques, l’humidité de la nuit… Si tu vis dans la forêt, ce n’est pas avec la technologie.
Le maire m’a mis en relation avec l’association photo du village pour faire une petite publicité autour de mon histoire et m’a encouragé à écrire un livre. À l’époque, il m’a été difficile de faire ça puisque je n’aimais pas croiser du monde. […] Beaucoup de gens m’ont aidé à diffuser cette expérience. […] J’ai appris à découvrir ma propre civilisation. Sans pour autant l’aimer. Je l’ai toujours fui, même à l’heure actuelle. Quand je fais une conférence, que ce soit sur un plateau télé, dans un théâtre ou je ne sais quoi, je n’ai qu’une seule idée : partir en courant. Mais je le fais parce que je me suis donné une mission. S’il n’y avait pas eu cette histoire d’exploitation, je n’en aurais pas parlé. […] Aujourd’hui, je vis du livre, qui a été un best-seller, je donne des conférences, je vais dans des festivals, j’essaie d’éveiller des consciences sur le fait qu’il faut conscientiser notre esprit, ce qui est notre première écologie. On part un peu à l’envers en ce moment, on parle beaucoup d’environnement, on voit tout de l’extérieur, mais notre première écologie, c’est notre corps, notre esprit. Et si on ne s’est pas compris soi-même, on ne peut pas comprendre les autres ».
Six speakers exceptionnels cette année à « Beyond », événement organisé par Matthieu Tordeur et Benjamin Ferré
« Le rêve de BEYOND c’est de faire le lien entre le pôle le plus lointain de la Terre et le pôle le plus enfoui à l’intérieur de chacun de nous », écrivent les deux organisateurs de cet événement dont c’est la deuxième édition. Organisée à Paris, jeudi 22 juin, au Théâtre de la Tour Eiffel, cette soirée entend explorer les raisons qui nous poussent à partir à l’aventure… et ce qui, trop souvent, nous retient. L’idée ? Nous inciter à passer à l’action, pour vivre vos rêves les plus fous.
Outre Geoffroy Delorme, venu partager on expérience, on retrouvera la kayakiste de l’extrême Nouria Newman, dont nous vous avons déjà parlé, Molécule, DJ à l’origine d’un projet fascinant « capturer le son du surf », l’alpiniste et guide Lise Billon, Piolet d’or en 2016 pour l’ouverture du pilier nord-est du Cerro Riso Patron, Sophie Planque, journaliste réalisatrice pour la télévision française depuis plus de 12 ans et photographe, membre de la Société des explorateurs français, elle s’est illustrée notamment dans le documentaire « Alaska Patagonie, la grande traversée » et enfin l’apnéiste Laurent Marie, à l’origine de l’association l’Âme Bleue sensibilisant le grand public à la biodiversité du monde marin. De l’Arctique à l’Antarctique, il contribue à la réalisation de séries avec National Geographic et la BBC.
Date : jeudi 22 juin au Théâtre de la Tour Eiffel, Square Rapp à Paris (Métro : Ligne 9 (Alma Marceau) et ligne 8 (École Militaire)).
Prix : 23€.
Infos et inscriptions ici
Photo d'en-tête : Geoffroy Delorme