Après sa 2e place sur la Diagonale des Fous l’an passé, Germain Grangier fait figure de favori à La Réunion, à quelques jours du départ de cette course mythique (175 km ; 10 150 D+). Pas question de se mettre la pression pour autant, ce n’est pas son genre. « Sur la Diag’, c’est vraiment le parcours qui fait la course. Qui essore, qui écrème. Car si tu n’es pas un minimum humble, si tu accélères pendant une heure, tu vas le payer pendant dix heures », nous a-t-il confié, fort de ses trois participations au Grand Raid. Une longue interview durant laquelle il est revenu sur les raisons de son abandon à l’UTMB cet été, sur sa stratégie de course, mais aussi sur le rôle de sa compagne, Katie Schide, dans cet objectif réunionnais.
Tu as abandonné sur l’UTMB cet été. Comment te sens-tu depuis ?
Je me sens bien. J’ai bien récupéré. Ça n’a pas été très compliqué pour moi de tourner la page parce que je savais que je n’avais pas eu la préparation idéale. Je me suis cassé deux côtes fin juin, je n’ai pas pu m’entraîner en juillet, une période clé quand on envisage de s’aligner sur l’UTMB. […] L’un des paramètres du sport, selon moi, c’est d’avoir un peu d’audace. Parce que, autant, ça aurait pu marcher. Et puis, quand tu décides, en octobre de l’année précédente, de tout mettre en place pour te préparer à l’UTMB, tu n’as pas forcément envie de tout jeter par la fenêtre et de partir sur autre chose deux mois avant. Alors on s’auto-convainc qu’il y a de l’espoir, que ça peut passer. Je ne voulais pas dévier de mon plan original non plus, qui était de partir devant, d’être acteur de la course et de m’amuser. J’aurais pu partir plus doucement, faire une course plus tranquille, mais ça n’a jamais été mon objectif.
Alors je me suis dit que j’allais donner ce que j’avais. Musculairement, j’ai très vite été atteint, dès Courmayeur. Et comme tout le monde abandonnait autour de moi, je me suis dit que j’allais quand même continuer, sait-on jamais. Mais je manquais clairement de volume pour pouvoir encaisser une telle course. […] Je n’ai pas eu de regret au niveau mental. Ça a donc été très facile pour moi de me projeter sur autre chose. Et la Diagonale était au programme quoi qu’il arrive. J’ai donc rapidement fait le switch. Je me suis remis en route petit à petit, parce que j’avais quand même couru 150 kilomètres. Il m’a fallu récupérer, même si c’était ma première course de l’année au final.
À quel moment as-tu décidé d’abandonner ?
On ne s’attend pas à avoir de bonnes jambes à Courmayeur, après 80 kilomètres, quoi qu’il arrive. Mais là, j’avais l’impression de vivre le premier 100 miles de ma vie. J’avais des douleurs comme si je débutais sur cette distance. Mais au vu de ma préparation, je savais que ça allait peut-être arriver. J’avais justement travaillé mentalement pour être capable d’avancer quoi qu’il arrive. J’ai tout de même continué pendant au moins 70 kilomètres.
Mais quand j’ai passé Champex [la mi-course, ndlr], je voyais vraiment que j’avais du mal à ouvrir ma foulée. J’étais clairement bloqué. Une fois dans la descente vers Trient, j’ai commencé à avoir mal à mon quadriceps. C’était vraiment trop douloureux. À ce moment-là, je me suis projeté sur la suite. Il y avait cette Diagonale en fin d’année… Je n’avais clairement pas envie de clôturer ma saison sur une blessure à l’UTMB, alors que j’avais pris le départ sans être prêt. Au vu de ces enjeux, j’ai fait le choix de mettre le clignotant et d’essayer de me redonner une chance de finir une course en 2024.
Tu es donc de retour sur la Diag’ pour la 3e fois d’affilée. Pourquoi t’aligner à nouveau sur cet événement ?
C’est dur de décrire la Diagonale des Fous. Il faut vraiment y aller pour comprendre. D’abord, il y a la difficulté des sentiers de cette île. La plupart sont extrêmement techniques, avec une vitesse de progression très lente. Tu peux vraiment avoir l’impression de tout donner pour aller vite, et voir que tu fais du 3,5 km/h. Parce qu’il faut sauter d’un rocher à un autre, il fait extrêmement chaud, etc. […] C’est pour moi la course la plus difficile que j’ai pu faire jusqu’à présent.
Ensuite, il y a un côté vraiment sympathique. L’île vit pour cette course pendant deux semaines. C’est un peu comme une fête nationale, le Grand Raid. Tout le monde est en congé, va voir les coureurs sur les sentiers. C’est une ambiance que tu ne ressens qu’ici. Il y a certes beaucoup d’ambiance sur l’UTMB, mais ce n’est pas la même. Il y a énormément de monde au départ, c’est beaucoup plus festif, plus folklorique, et un côté beaucoup plus amateur par rapport à la course. Moins professionnalisé que l’UTMB. C’est atypique.
Quel est ton objectif pour la course cette année ?
Essayer de finir, en plus ou moins un jour. Ils l’ont rallongée [d’environ six kilomètres, ndlr], donc le temps final va dépasser les 24 heures. Je vais vraiment y aller en segmentant le parcours. Si tu penses à la totalité de l’épreuve, tu risques de plus facilement jeter l’éponge. La Diag’, c’est un énorme chantier. L’idée, c’est de partir en étant en contrôle.
À quel moment de l’épreuve vas-tu commencer à te questionner sur ton classement, tes chances de victoire, de podium, et sur les écarts avec les autres coureurs ?
Un peu tout le temps finalement. Parce que tu ne peux pas complètement te mentir et te dire que tu es là pour faire une longue randonnée sans te préoccuper du classement. Si tu viens faire la course, c’est que tu as quand même cet esprit de compétition. L’essentiel pour moi, c’est d’être vraiment focalisé sur mes sensations, sur mon rythme. Peu importe si certains sont plus rapides au début ou au milieu.
Généralement, je compare ce parcours de la Diagonale à une machine à laver. Ça te prend, ça te fait tourner, ça t’essore de tous les côtés. C’est différent des autres courses de trail, comme la Western ou l’UTMB, où il y a davantage de stratégie, de gestion de rythme. Sur la Diagonale, c’est vraiment le parcours qui fait la course. Si tu n’es pas un minimum humble, si tu accélères pendant une heure, tu vas le payer pendant dix heures. C’est vraiment le parcours qui dicte le classement. Les conditions aussi. S’il fait très chaud, ça va être extrêmement dur et glissant. Il faut être humble, savoir s’écouter et rester dans son allure.
C’est Katie qui va s’occuper de ton assistance ?
Plus ou moins. Katie [Schide, sa compagne, ultra-traileuse qui a signé le record de l’UTMB à Chamonix cet été, ndlr] a fini sa saison. Elle se repose et profite de ce temps off pour tranquillement planifier l’année prochaine. Elle va aussi m’aider sur la course, en faisant mon assistance, mais pas complètement. Parce qu’ici, les accès aux ravitaillements sont assez compliqués. Certains sont au milieu des cirques, inaccessibles en voiture. Parfois, il faut marcher cinq heures. Des locaux vont donc nous aider pendant toute la partie du milieu de la course. Katie fera un ravitaillement au tout début, après 30 kilomètres, un au milieu, et deux vraiment à la fin. […] Ce n’est pas la première fois qu’elle fait mon assistance. Elle l’a déjà faite en 2022 sur cette même Diagonale. Mais ce n’est pas systématique. Quand nos calendriers coïncident, on essaie de s’entraider sur nos courses respectives.
Vous êtes tous les deux athlètes en ultra-trail. Comment organisez-vous vos saisons ?
On s’entraîne très peu ensemble désormais. Si on fait entre 5 et 10 sorties trail ensemble dans l’année, c’est le maximum. Mais à ski de randonnée, c’est différent. On part souvent à deux, principalement pour des raisons de sécurité. […] Chacun construit sa saison comme il le souhaite, et ensuite, on en discute pour voir s’il y a des points de convergence ou des moments où l’on peut se retrouver à tel ou tel endroit. On essaie de ne pas avoir de gros objectifs ensemble, au même moment. Parce que cela peut être un peu compliqué parfois, avec beaucoup de choses à gérer : les sollicitations sur des périodes courtes et les différentes façons de se préparer, notamment. Chacun a ses routines avant une course et a besoin de choses différentes. Parfois, il est préférable d’être un peu chacun dans notre bulle à l’approche de ces objectifs-là. […] Mais en général, on arrive bien à jongler. Je dirais que l’étape 1 est d’abord un processus plus individuel, pour voir ce que chacun a envie de faire, ce qui motive, ce qui fait rêver. On en parle, on en discute, et ensuite on réorganise.
Quelle est ta routine avant une course ? Y a-t-il des choses que tu mets en place de manière récurrente ?
Je n’ai pas vraiment de routine, de superstition, etc. Mais forcément, avant la course, tu vas te concentrer un peu plus sur la préparation des ravitaillements, les dispatcher aux personnes qui vont faire l’assistance, leur expliquer ce que tu veux et à quel endroit. Ensuite, je relis mon plan de ravitaillement, je me l’approprie, je me rappelle ce que je veux manger à tel ou tel endroit. J’essaie aussi de me projeter mentalement sur des moments clé de la course. Mais il faut quand même essayer de ne pas se laisser engloutir par tout cela, de ne pas entrer dans une spirale où tu y penses tout le temps. Il faut trouver un juste-milieu entre se relâcher et rester concentré.
Tu as terminé 2e de la Diagonale des Fous l’an passé. Ne ressens-tu pas une pression extérieure pour faire aussi bien, voire même mieux ? Si oui, comment gères-tu cela mentalement ?
Je ressens assez peu de pression par rapport au résultat, car je me focalise davantage sur comment je me sens, sur le moment présent, sur les allures. Si dans dix jours, il y a cinq ou sept personnes plus fortes que moi, ce n’est pas quelque chose que je vais pouvoir contrôler. S’enfermer dans ce genre de processus, c’est perdre un peu d’énergie. L’essentiel est vraiment de se concentrer sur ses sensations, sur les choses que tu peux contrôler : ta préparation, tes ravitaillements, ta routine mentale, comment tu vas aborder la course, comment tu vas te sentir à tel ou tel endroit. Le reste dépendra des autres.
Ça ne doit pas toujours être facile d’avoir un tel état d’esprit, j’imagine.
Oui, c’est vrai. Parce que l’extérieur est toujours dans une certaine attente, dans une position d’observation. À l’UTMB, où j’avais terminé 3e l’an passé, on m’a dit : « Cette année, c’est toi qui gagnes ». Donc, c’est vrai que quand tu entends ça chaque jour, ça peut te toucher. Moi, personnellement, ça me passe un peu au-dessus. Mais je peux comprendre que pour certains, ce soit compliqué à gérer. Même si, pour ma part, je prends ce genre de messages plutôt comme un encouragement que comme une pression.
Et puis, il y a une explosion médiatique et marketing autour de la pratique du trail, avec toujours plus de participants et toujours plus de marques qui se lancent dans ce marché. Cela grossit forcément. C’est peut-être stressant pour les plus jeunes. Mais moi, mon but dans la vie a toujours été de poursuivre ma vie à la montagne, dans un endroit calme. J’habite dans le Mercantour, donc quand je sors de chez moi, je ne ressens pas du tout cette pression.
Mais une fois que j’arrive sur une course, je sais pourquoi je suis là : pour passer un bon moment en montagne et explorer mes limites. C’est ça qui me motive. Donc, si je termine 5e, 3e ou 10e, j’aurai fait de mon mieux. Un peu comme ce que j’ai fait cette année sur l’UTMB. J’ai loupé un mois clé de préparation, mais au final, j’en tire du positif. J’ai quand même été 2e de la course pendant 150 kilomètres alors qu’à un moment donné, je me suis presque demandé si j’allais prendre le départ. Si j’avais été dans cette situation où je m’étais stressé à l’idée de faire moins bien que l’an passé, ça aurait été plus compliqué à gérer. Mais là, je sais à 95 % que je ferai moins bien que l’an passé. Tu ne peux pas faire mieux après avoir arrêté de courir pendant un mois en juillet. C’est impossible.
Photo d'en-tête : Alex CTN