Le 2 mars va s’élancer en Alaska l’Iditarod, la plus célèbre course de traîneaux à chiens. Si les attelages ont bien évidemment besoin de courir pour s’entraîner, le meneur de chiens doit également se préparer pour affronter ce défi. Un “vrai crossfit sur glace”, explique Blair Braverman, musheuse et contributrice d’Outside.
Pour nous mushers, les chiens sont un prolongement de notre corps. Ils sont nos muscles, nous font avancer, nous avertissent quand leurs poils se dressent en présence d’un animal au milieu des bois. Nous étudions leurs mouvements comme on étudierait un poème. Il est très difficile de se rendre compte de la force et de l’énergie sous le contrôle du musher, tant qu’on ne s’est pas retrouvé à la tête d’un attelage, Si tout se passe bien, nous transformons ce chaos apparent en un bel ensemble fuselé. Nos corps d’êtres humains ne nous préoccupent que dans un deuxième temps.
Pour autant, ce corps humain, le mien, va lui aussi parcourir les 1 750 kilomètres de pistes à travers l’Alaska quand je participerai à ma toute première Iditarod, dans quelques jours.
Comment se préparer à cette épreuve physique ? Certains mushers profitent de la basse saison pour s’entraîner en courant des marathons. D’autres sont en fait déjà des sportifs professionnels dans d’autres disciplines. Et d’autres encore voient leur corps comme un simple outil de travail. Quand un ancien champion de l’Iditarod m’a entendu mentionner ce sujet à l’Alpine Creek Lodge, l’auberge en plein coeur de l’Alaska où je m’entraîne pour la course, il a partagé une philosophie lapidaire : « La solution tient en un seul mot : ibuprofène (anti inflammatoire NDLR). C’est tout ce que t’as besoin de savoir. »
En règle générale, je me concentre sur l’énorme quantité d’exercice physique que j’abats pour faire fonctionner l’attelage de chiens. La force que j’ai acquise ? Elle vient de tous les gestes quotidiens : hacher de la viande congelée (au sens propre, avec une hache !), transporter des seaux de près de 20 kilos d’eau et de nourriture, négocier des virages en traîneau, empiler 450 kgs de nourriture pour chiens en une journée…. Je fais aussi de l’exercice en conduisant le traîneau, en partie pour développer mon endurance et en partie pour résister au froid. Par exemple, je fais dix squats à chaque fois que je dépasse une borne kilométrique, ou bien je cours à côté des chiens dans les montées abruptes et je me remets sur le traîneau quand j’ai besoin de reprendre mon souffle
“S’il existe des gènes permettant à certains mushers de se démarquer, le principal est probablement leur capacité à tenir avec peu d’heures de sommeil.”
Les chiens de traîneau sont des coureurs nés, alors que les mushers sont avant tout des besogneux, ce qui peut expliquer la diversité des types physiques représentés dans ce sport. La discipline est l’une des seules où hommes et femmes s’affrontent au plus haut niveau.
L’an dernier, les participants à l’Iditarod étaient âgés de 18 à 77 ans. Du haut de mes 30 ans, c’est plutôt agréable de savoir que je serai peut-être à mon meilleur niveau dans plusieurs décennies. Contrairement aux joueurs de basket-ball, tous immenses, ou aux gymnastes, tous petits, les types physique des mushers sont tous différents. Les champions de traîneau à chiens sont souvent des hommes petits et nerveux, mais ce n’est pas la règle, c’est une tendance globale aux nombreuses exceptions. La force des jeunes mushers – à savoir leur énergie – est compensée par les coureurs plus âgés via expérience, l’intuition et la sagesse. Un musher plus léger rend le traîneau moins lourd, mais les mushers plus costauds ont l’avantage de mieux contrôler les attelages plus importants. S’il existe des gènes permettant à certains mushers de se démarquer des autres, le principal est probablement leur capacité à tenir avec peu d’heures de sommeil.
Lors des courses de moyenne et longue distance, les mushers dorment en général deux à trois heures par nuit. Pendant que l’attelage court, on conduit le traîneau, on veille à contourner les obstacles et on reste attentifs aux caprices de la météo, au besoin de repos des chiens et à l’apparition de bêtes sauvages. Quand on arrive aux points de contrôle, les chiens se reposent pendant qu’on leur masse les muscles. On doit également faire fondre la neige, décongeler la viande, réparer le matériel, et se préparer pour la prochaine étape. Lors d’un arrêt de quatre heures au point de contrôle, les chiens doivent se reposer pendant la quasi totalité du temps, alors que le musher parviendra au maximum à grappiller une heure de sommeil avant de reprendre la route.
Malheureusement, il n’existe pas de bonne méthode pour s’entraîner au manque de sommeil. On peut toujours tenter de s’extraire d’un sac de couchage quand on campe avec ses chiens pour aller affronter l’air glacial, mais c’est plus une question de mental que de physique. A force de pratiquer l’inconfort, on se prouve à soi-même qu’on peut le faire, et c’est comme ça qu’on arrive à atténuer la sensation d’inconfort – en partie, en tous cas. Chacun a ses astuces. On peut coincer un réveil au son strident dans son bonnet ou prendre un sac de couchage suffisamment fin pour que le froid glacial nous force à nous réveiller au bout d’une heure. Cet automne, j’ai arrêté la caféine, si bien que je peux boire du café aux points de contrôle si j’en ressens le besoin, mais je ne serai pas en manque si je n’en trouve pas. Certains mushers s’abstiennent de consommer du sucre pour éviter de ressentir une baisse d’énergie, tandis que d’autres ne jurent que par des barres de Snickers quand ils ont besoin de calories et d’un peu de réconfort. La plupart des mushers sont autodidactes, et il existe autant de méthodes que de mushers.
Entraîneur, nutritionniste, kiné et athlète
Dans les rapports remplis par les juges et les vétérinaires lors des courses de qualification en vue de l’Iditarod, les mushers débutants sont évalués aussi bien sur leur capacité à allumer un feu que sur leur faculté à s’occuper de chiens en chaleur. Il faut vraiment avoir un bon mental pour passer dix heures dans le vent et le froid, dormir pendant deux heures dans la neige, puis se lever et repartir. On doit être capable de soulever des sacs de viande de plus de 20 kgs. On doit savoir conduire un traîneau, ce qui veut dire mémoriser les micro-mouvements et les déplacements de poids nécessaires pour amortir un virage en pente, passer à travers les congères et slalomer entre les arbres. On doit apprendre à s’habituer au froid, de façon à ce que les températures qui semblent glaciales en octobre paraissent franchement douces en mars. Contrairement à ce que l’on pense, la tolérance au froid est en grande partie un mélange d’habitude et de technique.
Il faut également être connecté à 100% avec ses chiens. Connaître leur rythme de croisière, leurs expressions, leur tempérament. Quand Boudica refuse de manger, ça ne veut pas dire la même chose que pour Talese. Quand Flame regarde par-dessus son épaule, ça veut dire qu’elle me surveille ; quand Anya fait ça, ça veut dire qu’un animal sauvage est tout près. Rien de ce que fait un chien n’est dû au hasard. Le moindre regard, le moindre écart, le moindre bruit de gorge sont des informations qui doivent être prises en compte et analysées. Les chiens vous font confiance pour comprendre leurs besoins d’animaux et d’athlètes de l’extrême. En pleine nature, jusqu’à l’arrivée d’une aide extérieure, on dépend les uns des autres. On est son propre médecin et leur vétérinaire. On est tout à la fois entraîneur, nutritionniste, kiné et athlète.
“ Les chiens vous font confiance pour comprendre leurs besoins d’animaux et d’athlètes de l’extrême”
C’est pour cela que le plus important est peut-être l’art de survivre en milieu sauvage. Quand on n’a pas les connaissances et l’expérience d’un musher, une simple course d’entraînement peut virer au désastre et vous mettre en danger. C’est une discipline où il faut savoir résoudre des problèmes et prendre des décisions rapides concernant la victoire ou à la défaite, mais dont dépendent également notre vie et celle de nos chiens
Au lycée, avant de me lancer dans les courses de traîneau, je participais à des compétitions de patinage artistique. Je courais plusieurs kilomètres par jour, mais je n’ai jamais aimé ça. Je n’étais pas un de ces enfants que l’on voyait logiquement devenir un sportif de haut niveau. J’ai passé la plupart de mes cours de gym à faire le moins d’effort possible pour ne pas transpirer… J’en avais déduit que je n’aimais pas le sport et que je n’étais pas faite pour ça. En fait, cela voulait juste dire que j’attendais de trouver le sport parfait pour moi : celui qui repose autant sur mon mental et mes aptitudes en pleine nature que sur ma mémoire musculaire. Celui qui mesure mon endurance en journées plutôt qu’en minutes ou en heures, et qui récompense avant tout la force de la volonté – et l’amour des chiens.
Photo d'en-tête : Blair Braverman