De boycotts en scandales, les Jeux olympiques n’ont jamais cessé d’être politiques depuis leur (re)naissance en 1896. Pourquoi alors le CIO s’acharne-t-il à tenter de museler les athlètes en prévision de ceux de Tokyo ? Et surtout, ne risque-t-on pas de créer un problème là où il n’y en avait pas forcément ? Notre journaliste analyse les conséquences de la mise en garde du CIO enjoignant les athlètes à observer une totale neutralité dans le cadre olympique.
Le 10 janvier dernier, le Comité international olympique (CIO) s’est fendu d’un communiqué de presse pour rappeler que toute manifestation politique de la part des athlètes était bannie durant les Jeux olympiques. Le document précise les conditions d’application de la règle 50 de la Charte olympique, qui stipule, entre autres, qu’aucune sorte de manifestation ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée « sur le terrain de compétition, au Village olympique, pendant les cérémonies d’ouverture ou de clôture ou sur un podium ».
Se donnant pour mission de protéger la « neutralité du sport », le CIO a donc publié un document de trois pages pour aider à clarifier la façon dont la Règle 50 serait mise en œuvre et appliquée aux Jeux de Tokyo 2020. En bref, les athlètes sont seulement autorisés à « exprimer leurs opinions » sur les médias sociaux, lors de conférences de presse et en zone mixte. Le CIO note « qu’exprimer son point de vue est différent d’une protestation ou d’une manifestation ». À bannir donc : « tout message politique » et « gestes de nature politique ».
Les instances olympiques justifient cette confiscation de la parole et du geste parce que, dans un monde en surtension, les JO seraient censés représenter une sorte de zone apaisée préservée des conflits mondiaux. Selon leur raisonnement, tout athlète utilisant cette fête du sport pour diffuser un message politique personnel compromet le caractère sacré de l’événement et le gâche pour tous les autres. Dans son communiqué de presse, l’organe livre un portrait noir des conséquences de l’activisme pendant cet événement : « Lorsqu’un individu rend ses griefs, aussi légitimes soient-ils, plus importants que les sentiments de ses concurrents et la compétition elle-même, l’unité et l’harmonie ainsi que la célébration du sport et de l’accomplissement humain sont ternies ».
Toute interdiction est un geste politique
Une assertion qui a fait bondir un peu partout dans le monde. « Bien sûr que le sport et la politique sont intimement liés », écrivait le lendemain de cette publication le journal britannique The Guardian, faisant écho à la réflexion faite par George Orwell il y a plus de 70 ans. « Les Jeux olympiques, après tout, sont en partie une gigantesque compétition entre nations », ajoutait le journaliste. Il est vrai qu’après chaque session olympique, les études fleurissent sur ce qu’une moisson de médailles – ou son absence – dit de tel ou tel pays, ces résultats étant censés nous en apprendre autant que le PIB ou tout autre indicateur économique.
Quelques jours après la mise au point du CIO, le médaillé de bronze olympique John Carlos soulignait, dans une interview donnée au magazine américain The Nation, qu’interdire des gestes politiques était en soi un acte éminemment politique. On suppose que l’homme sait de quoi il parle, puisqu’il a pris part à l’acte de protestation le plus mémorable de l’histoire des Jeux, lorsqu’il a levé le poing avec Tommie Smith sur le podium de Mexico, en 1968, afin de dénoncer le sort réservé aux Afro-américains par les États-Unis. « [Le CIO est] complètement à côté de la plaque », a-t-il ajouté. « Empêcher les gens de s’exprimer, c’est politique ».
On peut en effet se demander à quel jeu joue le CIO, qui ne rechigne apparemment pas à coopter des éléments politiques concernant les Jeux quand cela peut permettre de redorer l’image de marque olympique. Dernier exemple en date : l’intronisation par le Comité olympique américain de John Carlos et Tommie Smith dans son Hall of Fame officiel en novembre dernier pour « avoir courageusement défendu l’injustice raciale ». Ou encore le président du CIO Thomas Bach citant les Jeux d’hiver de 2018 comme la principale raison du refroidissement des tensions entre la Corée du Nord et la Corée du Sud…
Le sport est-il vraiment neutre ?
Enfin, présenter les Jeux olympiques comme un événement politiquement neutre revient à ignorer délibérément combien il en coûte pour organiser ces festivités de deux semaines. Les Jeux sont l’incarnation de ce que l’universitaire et activiste anti-olympique Jules Boykoff appelle le « capitalisme de la fête », c’est-à-dire un phénomène où les villes hôtes s’endettent lourdement et dont les entrepreneurs privés – plutôt que le grand public – tirent souvent profit. Ce n’est pas pour rien que des villes comme Rome, Boston ou Hambourg ont dit non à la perspective d’accueillir les Jeux olympiques. Comme l’a formulé le maire de Boston, Marty Walsh, lorsque sa ville a retiré sa candidature pour 2024 : « Je refuse d’hypothéquer l’avenir de la ville ».
La neutralité est-elle intrinsèque au sport ? « C’est un principe fondamental que le sport est neutre et doit être séparé de toute interférence politique, religieuse ou de tout autre type », note le CIO dans ses directives aux athlètes. Qu’est-ce qui constitue une « interférence » ? Les protestations politiques de la part des athlètes lors des Olympiades passées ont-elles vraiment « dégradé » la compétition ? En 1968, lors de la manifestation de John Carlos et Tommie Smith, l’autre personne sur le podium – Peter Norman, le médaillé d’argent australien – a volontairement pris part à leur geste en revêtant un badge du Projet olympique pour les Droits de l’Homme en signe de solidarité.
Pour citer un exemple plus récent, lors du marathon masculin de Rio en 2016, l’Éthiopien Feyisa Lilesa a croisé les bras au-dessus de sa tête au moment où il s’assurait la deuxième place. Ce geste se voulait un signe de solidarité avec les Oromo, le plus grand groupe ethnique de son pays, qui subissaient à l’époque une violente répression de la part du gouvernement éthiopien. Un acte ouvertement politique et au mépris de l’article 50, que les premiers et troisièmes de la course, à savoir le Kenyan Eliud Kipchoge et l’Américain Galen Rupp, ne semblent pas avoir remarqué.
La sévère mise en garde du CIO ne risque-t-elle pas par un effet pervers d’inciter certains athlètes à prendre position puisqu’on veut les faire taire ? Réponse dans 177 jours.
Photo d'en-tête : Hulton Archive/Stringer/Getty