On croyait tout savoir sur son exploit historique réalisé en août dernier dans les Alpes – 82 sommets, 75 344 mètres de dénivelé et 1 206 kilomètres (à pied et à vélo) en 19 jours – Kilian Jornet s’étant beaucoup confié à la presse à son retour. Mais il s’est donné le temps et le recul nécessaires pour analyser ce qu’il qualifie aujourd’hui de « voyage intérieur », une quête pour découvrir qui il est, ses motivations, ses peurs et ses limites, dans un (très) long texte titré « Petite balade alpine », publié hier dans son blog. Le pourquoi de tout ça. L’idée et la planification. L’équipement et l’équipe. Les huit grandes étapes de son périple. Il révèle ici tous les détails d’une aventure dont il sort incontestablement transformé. Pour Kilian, il y a un avant et un après « Alpine Connections ». Un témoignage passionnant, à lire en attendant les conclusions de l’analyse des données recueillies tout au long de cette performance physiologique et mentale.
« Petite Balade Alpine ». « C’était le nom du groupe de WhatsApp que j’avais créé avec des amis qui m’ont aidé au cours de l’Alpine Connections, ce voyage à travers les Alpes pour relier des sommets de plus de 4 000 mètres d’altitude. », écrit Kilian Jornet. « Bien sûr, il y avait de l’ironie, mais franchement je pensais que ce que je faisais n’était pas si important, même si finalement c’est quelque chose qui m’a changé profondément. Avant que mes souvenirs ne s’estompent, j’ai voulu écrire à chaud toutes les expériences vécues pendant ce voyage. À ce stade, je suis conscient qu’il y a beaucoup de choses auxquelles je dois réfléchir, mais aussi assimiler. Je sais pertinemment que les sensations de cette traversée me poursuivront longtemps et demanderont une longue période d’assimilation et de réflexion. Un beau film verra sans doute le jour quand toutes ces réflexions prendront fin. On pourra y contempler de belles images capturées par mon équipe, mais voici mes premières réflexions (…), raconte-t-il.
D’une main, Kilian balaie toute idée de record : « c’est dénaturer l’expérience que j’ai vécue », dit-il, préférant parler de son approche très particulière de ce défi. « J’avais déjà lu des publications sur le projet de Berhault, les livres de Moran et Nicolini et j’avais suivi Ueli dans ses traversées. Et même si le concept était le même (gravir les 82 sommets de 4 000 m à la force humaine), au lieu de faire une montée en plusieurs ascensions, je voulais plutôt faire une longue montée « sans escales ». Il fallait donc d’abord trouver un chemin logique à l’intérieur de chaque massif, c’est-à-dire trouver une crête ou un itinéraire reliant tous les sommets du massif sans avoir à descendre à l’extérieur des montagnes avant de relier tous les sommets et de passer au massif suivant. C’est l’esthétique qui m’intéressait le plus, et même si je savais que les possibilités d’y parvenir en raison de la météo, des conditions, des capacités physiques et techniques étaient faibles, je voulais essayer quand même », dit-il.
Ce voyage, c’était aussi des « liaisons humaines ». Via le noyau dur de ses proches, sa mère en tête. Mais aussi via des camarades de cordée ou de compétitions – Matheo Jacquemoud, François Cazzanelli, Vivian Bruchez, Benjamin Védrine, Emily Harrop ou Michel Lane – qui ont marqué sa vie de traileur, d’alpiniste et de skieur. De joyeux souvenirs.
« Je me dois de découvrir les raisons qui m’ont poussé parfois à accepter certains risques »
Plus sombre en revanche, son regard sur les risques encourus au cours de ces 19 jours menés à un train d’enfer. Si dans un premier temps, Kilian s’est publiquement beaucoup réjoui de s’en être « bien tiré au niveau physique », contrairement à sa traversée des Pyrénées où son état s’était constamment dégradé, Il avoue : « J’ai pris des décisions dont je ne suis pas fier. Je me dois de les analyser et de découvrir les raisons qui m’ont poussé parfois à accepter certains risques que je trouve consciemment déraisonnables. »
A la lecture détaillée de son périple, on découvre en effet que plusieurs étapes ont été très complexes à gérer. Dans les Alpes Berninoises, où il avance à marche forcée malgré l’orage, le brouillard et la neige. Mais aussi dans le Valais. C’est là que Patrick Berhault a perdu la vie sur une corniche en tentant une ascension, se souvient-il. Dans ce massif, Kilian s’en tirera lui en se cassant une côte. « Pendant la descente de ce dernier glacier (le Gorner, ndlr), raconte-t-il : « j’ai trébuché avec mes crampons et suis tombé sur la glace qui était noire, plate et dure et à cause des objets placés dans ma poche de poitrine (la GoPro, un traceur GPS), je me suis blessé à une côte. Je ne savais pas si elle était cassée ou juste fissurée. Ce n’était pas la première fois que cela m’arrivait et je n’étais pas trop inquiet de devoir m’arrêter, mais je savais que pendant les deux semaines suivantes, j’aurais un mal d’enfer en dormant, en bougeant le bras gauche et en toussant. ».
Presque un détail, comparé à ce qui l’attendait quelques jours plus tard dans le massif du Mont Blanc, sa 6e étape, où il commence à sérieusement accuser la fatigue. Sa descente de l’Aiguille du jardin est complexe. « C’est une très belle tour et les vues sont assez incroyables, mais mon esprit était ailleurs : c’était le dernier endroit où je pouvais faire demi-tour et descendre en toute sécurité. Mais j’ai décidé de continuer. La descente à partir de là a été compliquée. J’ai fait quelques rappels avec de pauvres « béquets » et de vieilles sangles. Une grande partie de la paroi faite en rappel était tombée il n’y a pas longtemps. Je voyais le permafrost exposé au soleil, gardant pour l’instant les gros blocs, de la taille d’une voiture, d’où je descendais en rappel. Je suis allé le plus vite possible, en rappel et en descente, pour éviter d’être trop exposé à ces conditions. À ma droite, de temps en temps, de gros blocs de roche s’effondraient, entraînant avec eux de grosses avalanches de pierres. «
La suite jusqu’à la descente des Droite ne lui laissera aucun répit. A l’arrivée, il avoue : « Je me suis senti en sécurité pour la première fois depuis des heures. J’ai eu l’impression qu’aujourd’hui je n’allais pas mourir. Pendant la descende et la traversée vers le Couvercle, mon humeur était mitigée. C’était un sentiment étrange, je m’en voulais d’avoir pris la décision de continuer ce jour-là. Je veux dire, les petites décisions sur où descendre en rappel, où passer, comment descendre ou comment me protéger avaient été bonnes, ce qui m’a maintenu en vie. Mais je n’étais pas content de ma décision de continuer en atteignant le premier sommet. Je suis arrivé au refuge épuisé mentalement ».
« Ce que j’ai appris »
« Il me faudra un certain temps pour évaluer et assimiler un tel voyage, mais voici quelques réflexions sur ce que j’ai appris », écrit-il. Ses conclusions sont nombreuses et très étayées, on en retiendra quelques points essentiels :
L’importance de son alimentation
Si Kilian considère qu’il a bien géré physiquement cette traversée, c’est, dit-il « sans doute grâce à mon très bon état de santé/bonne forme au début du projet (regardez mon entraînement pour cette année) et à la stratégie alimentaire pendant la traversée, basée sur le suivi des rythmes circadiens, mangeant peu de fois dans la journée mais en grande quantité et, en bas entre les montagnes, prenant des aliments faciles à absorber (anti-inflammatoires, gestion de l’acidité, augmentation des protéines, des graisses…) et m’hydratant car en haute montagne je ne pouvais pas boire beaucoup (environ 1 litre par jour quand je grimpais). (…) Après l’analyse de toutes les données collectées pendant le projet, nous pourrons tirer des conclusions plus claires sur les processus internes qui se produisent pendant ce type d’efforts.
L’importance de l’adaptation au niveau hormonal et neuronal
(…) La côte et mon ligament extenseur gauche étaient douloureux, mais à cause d’accidents. Il est intéressant de constater que la côte a été assez douloureuse pendant les 2-3 jours suivant la fracture, surtout lors de certains mouvements d’opposition en grimpant, mais ensuite la douleur s’est complètement estompée jusqu’à la fin. Mais de retour à la maison, la douleur est revenue avec une haute intensité pendant 2 semaines de plus. Sans doute en raison de la gestion/élimination du signal neuronal pendant une période où ma routine impliquait de nombreuses heures et mouvements où la côte était mobilisée. Ici, ce fut un apprentissage intéressant sur la façon dont, dans différentes situations, nous pouvons nous adapter au niveau hormonal et neuronal pour gérer ces situations, à la fois à court terme (par exemple, lors d’une chute, d’une avalanche ou d’un éboulement, les niveaux d’adrénaline nous donnent un regain d’énergie), à moyen terme (par exemple, en cas d’indisponibilité d’apport énergétique dans une situation de risque, nous sommes capables de continuer à différentes intensités pendant un jour ou deux jusqu’à atteindre une situation de sécurité) ou à long terme (comment le signal neuronal de la douleur d’un os fracturé est éliminé pendant plusieurs semaines dans une situation où l’os est mobilisé en permanence, jusqu’à ce que la situation s’achève).
Il est également très intéressant de voir comment la réponse hormonale à des situations dangereuses peut entraîner un regain d’énergie en intensité et en durée. La libération d’hormones telles que l’adrénaline, le cortisol, etc, dans des situations où je devais continuer sans manger, aller plus vite qu’au cours des minutes/heures précédentes ou faire un mouvement qui exigeait plus de force que celle que je croyais avoir, était très perceptible et entrer en mode combat-ou-combat est tout aussi intéressant sur le plan physiologique et cognitif. »
La principale difficulté de cette traversée
« C’est de rester vigilant et concentré pendant si longtemps, sachant que les conditions seront parfois difficiles. Si le coût physique est élevé (ce que nous pourrons sans doute bientôt déterminer grâce aux données collectées), la fatigue émotionnelle et cognitive est, à mon avis, plus importante. », dit-il. (…) Dans cette traversée, comme l’itinéraire consistait principalement à rester jour et nuit sur les crêtes pour relier les sommets, il fallait rester attentif aux dangers la plupart du temps, qu’ils soient internes (erreur technique, fatigue neuromusculaire…) ou externes (crevasses, séracs, chutes de pierres, effondrements de rochers…).
Des liaisons entre montagnes désormais plus rapides
Les liaisons entre montagnes existent depuis les débuts de l’alpinisme. Mais, dit-il « L’évolution du matériel, des capacités physiques et techniques ainsi que des connaissances en matière de stratégies et de logistique, a permis d’augmenter de manière exponentielle les liaisons plus longues ou plus rapides. ».(…) J’ai employé 19 jours pour gravir les 82 sommets de 4 000 m des Alpes. Par rapport aux liaisons précédentes de Franz et Diego ou d’Ueli en 60 et 62 jours, je pense que la différence ne réside pas dans ces grandes améliorations des capacités physiques, mais plutôt dans une approche différente de relier les sommets.
La clef du succès
« La manière de gérer le mauvais temps et les mauvaises conditions était à mon avis la clé du succès pour une longue poussée. Cela implique finalement avoir une grande marge d’improvisation, avoir une connaissance des techniques et des stratégies pour rester en sécurité lorsque ces conditions surviennent et savoir gérer le stress qui en découle.
Ma dernière question portait sur ce point : Comment rester attentif et concentré lorsque l’on fait des activités à haut stress pendant de nombreuses heures, avec accumulation de fatigue et manque de sommeil jour après jour pendant longtemps. Je crois qu’il y a d’un côté l’expérience de faire des activités à haut stress (escalade en solo, sur de mauvais rochers, de nuit, par mauvais temps…) pendant longtemps. Ainsi, quand on y fait face, on n’a pas besoin de trop réfléchir pour prendre une décision, c’est assez automatique avec l’expérience passée ; et d’un autre côté, il y a le tempérament de chacun ; être capable de retrouver son calme et des niveaux de stress/relaxation de base après des situations de stress élevé est essentiel pour réduire la charge cognitive et énergétique qui en découle. »
Les chiffres ne représentent rien
« Dans ce projet, les chiffres ne représentent rien. La voie la plus technique de la traversée était un 5c, mais là c’était du bon rocher, une voie courante où la navigation n’entrait pas dans l’équation. De nombreuses voies plus faciles semblent beaucoup plus techniques, une cotation IV dans le sable ou sous une tempête de neige peut facilement devenir bien plus compliquée. Pendant cette traversée, je n’ai fait aucune nouvelle voie, je n’ai pas fait d’escalade difficile, mais à la fin, c’est compliqué de décrire ce que c’était. Après tout, la beauté réside dans le fait de ressentir ce que c’est sans la capacité de le décrire car il n’y a pas de mesures et d’étiquettes pouvant expliquer les émotions les plus profondes. »
(…) J’ai vu des couchers de soleil à couper le souffle, des nuits de pleine lune et des levers de soleil pourpres. J’ai touché des rochers magnifiques avec lesquels j’ai dansé pour progresser. J’ai vécu de longues et magnifiques heures de solitude et partagé des rires et des crêtes avec des amis. Au final, ce sont ces moments qui resteront en moi. »
Enfin, Kilian raconte « J’ai fait des progrès.Sur certaines crêtes je n’ai pas ressenti detension, mais plutôt une connexion profonde avec la montagne. L’effort disparaissait, le temps s’arrêtait, mon corps ne faisait plus qu’un avec l’environnement. C’est pour ces moments que je vis.»
Pour lire « Petite Balade Alpine », le texte intégral de Kilian Jornet, c’est ici
Photo d'en-tête : Nick Danielson- Thèmes :
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