Et si Kristin Harila n’arrivait pas à aller au Shishapangma ? L’alpiniste, actuellement sur le Cho Oyu, 13e sommet de plus de 8000 mètres, n’a toujours pas obtenu l’autorisation du gouvernement chinois pour gravir son 14e 8000. Pourtant, l’horloge tourne. Plus que 10 jours pour battre le record de Nims Dai. Hélas, de nombreux arguments géopolitiques, absents lors de la tentative de record du Népalais, risquent de mettre son projet en échec. Explications en neuf points.
Du côté de l’Himalaya, la Norvégienne Kristin Harila continue sa course aux 8000, bien loin du style alpin – oxygène, Sherpas, cordes fixes, hélico étant au programme. Si, jusqu’à présent, elle semblait bien partie pour battre le record du Népalais Nims Dai (six mois et six jours) établi en 2019, l’alpiniste fait désormais face à un problème d’ampleur : l’obtention du permis chinois pour l’ascension du Shishapangma (8027 m). Ne l’ayant pas obtenu pour le Cho Oyu (8188 m), Kristin gravit actuellement ce sommet via son versant népalais, rarement grimpé car considérablement plus dangereux. « Sur les 3 923 succès au Cho Oyu, seuls 135 ont été atteints depuis le Népal » détaille sur son blog Alan Arnette, considéré comme l’un des meilleurs chroniqueurs contemporains de l’Himalaya. C’est pourquoi, cette fois-ci, la Norvégienne est soutenue par 14 autres sherpas. Sachant qu’elle ne grimpe habituellement qu’avec deux, Pasdawa Sherpa et Dawa Ongju Sherpa.
Si Kristin parvient à atteindre le Cho Oyo, il ne lui restera plus que le Shishapangma à gravir pour achever sa liste des quatorze sommets de plus 8000 mètres. Une tâche ambitieuse – la Chine ayant interdit l’accès au sommet en raison de la pandémie de Covid-19- qu’elle doit avoir bouclée avant le 3 novembre. Ultime deadline pour que le record de Nims Dai soit battu. Obtenir l’autorisation de la part de l’Empire du Milieu est donc cruciale pour le succès du projet de l’alpiniste norvégienne généreusement soutenue par l’horloger suisse Bremont. À savoir que le Shishapangma, uniquement accessible par la Chine, n’a connu qu’une ascension réussie ces dix dernières années : celle de Nims Dai, en 2019. Les deux autres alpinistes a l’avoir tentée, l’Allemand Sebastien Haag (2014) et le Bulgare Boyan Petrov (2018), y ont perdu la vie.
1 La requête de Nims Dai avait été acceptée à titre « exceptionnel »
Convaincre les autorités chinoises ne semble donc pas être une mince affaire… Un problème auquel, souvenez-vous, Nims Dai avait eu affaire en 2019. Après des semaines de stress, entre rencontres avec les politiciens népalais et appel à l’aide auprès de ses followers sur Instagram, l’alpiniste obtenait, le 1er octobre 2019, par l’intermédiaire des autorités népalaises, une autorisation spéciale de la part de la Chine pour l’ascension du Shishapangma, dont le pays avait pourtant décidé d’interdire l’accès à automne. Une requête acceptée à titre « exceptionnel » souligne l’Himalayan Times. Près de trois semaines plus tard, le 29 octobre, Nims Dai bouclait ses 14 x 8000.
Un heureux dénouement qui est, pour le moment, loin du sort réservé à Kristin qui a vu sa demande d’autorisation de permis rejetée. Hélas, la Chine ne semble pas prête de lui ouvrir l’unique sommet de plus de 8000 qu’elle possède sur son sol, au Tibet. À vrai dire, depuis 2019, beaucoup de choses ont changé. Covid, reconnaissance du massacre des Ouïghours comme génocide et plus récemment, renforcement du pouvoir de Xi Jinping. Un tas d’arguments qui ne jouent clairement pas en la faveur de l’alpiniste norvégienne.
2 Une nouvelle vague de Covid a frappé le Tibet ces dernières semaines
Dernier grand pays au monde à appliquer la méthode extrême de la politique zéro Covid, visant à limiter, par tous les moyens, la circulation du virus en restreignant la circulation des individus, la Chine est loin de retrouver, comme le reste du monde, une vie normale, quitte à réduire drastiquement les liaisons aériennes avec l’international et à confiner des villes entières. Récemment, les habitants de Chengdu (20 millions d’habitants), dans la province du Sichuan, ont été intimés de rester chez eux et massivement testés. Si le pays reste relativement fermé aux visiteurs étrangers, les Norvégiens peuvent entrer sur le territoire à la suite d’une quarantaine de 10 jours et d’un test négatif. Il semblerait pourtant que l’ambassade chinoise en Norvège ne puisse pas aider Kristin à franchir la frontière. « Une nouvelle vague de Covid a frappé le Tibet ces dernières semaines, il est donc difficile de prédire quand elle se terminera » détaillent les Chinois dans un communiqué. « Une telle épidémie rend donc les demandes de visas et de permis bien plus complexes. […]. Nous comprenons que Kristin doit aller en Chine pour atteindre ses objectifs dans les montagnes du Tibet. La Chine accueille tous les grimpeurs au Tibet. Mais pour assurer la sécurité de l’alpiniste, l’obtention d’un permis demeure indispensable ». Et si le coeur du problème n’était vraiment pas là ?
3 Une tentative de record jugée « secondaire », après tout
Considéré par les autorités chinoises comme trop dangereux, le Shishapangma est fermé depuis 2014. Soit, mais personne n’a oublié, et surtout pas Pékin, que cette montagne se situe dans la zone très sensible du Tibet. Y faire entrer un alpiniste relève désormais de l’exception diplomatique. Ce qui fut le cas pour Nims Dai en octobre 2019. Une question se pose alors : le projet de Kristin Harila peut-il être perçu comme tel ? Outre battre le record de Nims Dai, qu’apporte-t-elle de plus ? Elle ne serait jamais que la deuxième à relever le défi et, de surcroit, une femme, ce qui, aux yeux de Pékin, n’est pas forcément à son avantage.
4 Et si c’était ouvrir la porte aux Occidentaux ?
Par ailleurs, s’inquiète sans doute la Chine, ne risque-t-on pas de voir ce type de record se généraliser… et par conséquent les exceptions diplomatiques se multiplier ? La Chine peut-elle donc craindre que le Shishapangma ne devienne une porte d’entrée aux Occidentaux avides d’exploit ? Des arguments loin d’être en accord avec la politique menée par l’Empire du Milieu depuis des décennies par Xi Jinping.
5 De faibles appuis diplomatiques
Il semblerait également que, contrairement à Nims Dai, Kristin Harila dispose de leviers politiques plus faibles. « Aujourd’hui, j’ai envoyé une lettre à la ministre norvégienne des sports Anette Trettebergstuen, dans laquelle je demande conseil et assistance au gouvernement norvégien » précise l’alpiniste sur Instagram. En guise de réponse, on a demandé à l’alpiniste de se diriger vers le ministère des Affaires étrangères. « L’ambassade norvégienne à Pékin a abordé cette question avec les autorités chinoises, sans obtenir de résultats significatifs prenant la forme de visas et autres autorisations nécessaires » précise un média local.
6 La Norvège est bien trop critique à l’égard de la Chine
D’après nos recherches, la Chine n’aurait aucun intérêt diplomatique à voir Kristin triompher sur le Shishapangma. D’autant plus que la Norvège, tout comme de nombreux pays, a reconnu le massacre des Ouïghours par le gouvernement de l’Empire du Milieu. Un génocide, dévoilé au grand jour, qui entache l’image du parti. Par conséquent, le fonds public norvégien, comptant parmi les plus gros investisseurs du monde, s’était, en mars 2022, désengagé de la marque de sport chinoise Li Ning, soupçonné de recourir au travail forcé des Ouïghours dans la région du Xinjiang. Une décision condamnée par la Chine. Reste à savoir si le gouvernement mettra cette affaire de côté pour laisser passer l’alpiniste norvégienne.
7 La Chine est le premier investisseur au Népal
La question est sur toutes les lèvres : pourquoi avoir laisser passer Nims Dai et refuser l’accès à Kristin Harila au Shishapangma ? En 2019, l’Empire du Milieu n’a-t-il pas simplement souhaité consolider les liens avec ses voisins, les Népalais, pays d’origine de Nims Dai ? D’autant que, depuis 2015, la Chine a dépassé l’Inde en tant que premier investisseur au Népal. « Ces investissements au Népal peuvent créer des opportunités de développement au Tibet. De nouvelles routes et la construction éventuelle d’un chemin de fer entre le Népal et la Chine pourraient faire du Tibet la prochaine porte d’entrée vers l’Asie du Sud” précise le site OBOR Europe, visant à promouvoir, en Europe, la stratégie « One Belt One Road”, ayant pour ambition de construire de nouvelles infrastructures du Pacifique jusqu’à la mer Baltique, la fameuse « route de la soie ». On comprend combien un petit coup de pouce à Nims Dai a pu favoriser les échanges sur un autre terrain, économique et politique celui-là.
8 Kristin Harila, une femme de surcroit, n’a pas grand chose à offrir à la Chine, sinon battre le record du Népalais
Outre les considérations économiques, l’ascension de Nims Dai portait une dimension culturelle forte. « Sous le régime de Xi Jinping au cours des neuf dernières années, la liberté locale de gérer les relations extérieures a été encore renforcée. Pas forcément parce qu’ils craignent que les étrangers ne fassent de la propagande politique néfaste, mais parce que les Chinois eux-mêmes veulent le plus de crédit possible pour ce type d’exploits sportifs » précise Jon Gangdal, alpiniste norvégien adepte des 8000. « La pensée à Pékin est que tout ce qui se passe sur le sol chinois doit avant tout contribuer à promouvoir les intérêts de la Chine – tant au niveau national qu’international (…) ». « Si le Népalais Nirmal Purja [Nims Dai] a finalement obtenu l’autorisation de gravir la montagne, c’est probablement parce que son projet avait une plus grande dimension culturelle, et que la Chine et le Népal entretiennent des relations de bon voisinage » poursuit-il. « Je ne sais pas ce que Kristin Harila a à offrir à part battre le record du Népalais et qu’elle est une femme. Peut-être devrait-elle inviter une grimpeuse chinoise/tibétaine qui pourrait s’attribuer le mérite de l’avoir guidée jusqu’au sommet ?” suggère l’alpiniste norvégien.
9 Un moindre soutien de la part de la communauté des alpinistes
Souvenez-vous, en 2019, les grimpeurs de légende Conrad Anker et Jimmy Chin ou encore l’aventurier Mike Horn s’étaient mobilisés en faveur de Nims. Ce qui n’est pas le cas pour la Norvégienne, peut-être également moins offensive sur les réseaux sociaux que le Népalais. Trois ans après l’exploit de l’ex Gurkha, la tentative de Kristin n’aurait-elle pas un air de déjà vu ? Enfin, peut-être que son projet fait-il moins sens que celui de Nims Dai pour lequel l’Occident voyait un moyen de rendre la pareille à la communauté des Sherpas.
Beaucoup d’obstacles donc sur le chemin de Kristin Harila qui devra donc se battre âprement pour atteindre son but. Or à ce jour, elle reste étrangement absente des réseaux sociaux, préférant peut-être négocier avec la Chine dans les coulisses ?
Photo d'en-tête : @sandro.g.h