En fait, c’est quoi une équipe de grimpeurs ? Qu’est-ce qui les rassemble ? Comment des stars de la discipline telles que Tommy Caldwell passent-il le relais aux jeunes prodiges repérés par leur sponsor commun ? C’est ce que nous sommes allés vérifier en partageant pour quelques jours le quotidien du La Sportiva Climbing Meeting, organisé sur les terres natales de la marque, leader du marché des chaussons d’escalade. L’occasion de rencontrer une trentaine d’athlètes ambassadeurs, membres – depuis plus de vingt ans pour certains – d’un team très exclusif comprenant parmi les meilleurs grimpeurs du monde.
Direction Ziano di Fiemme, au coeur des Dolomites, village perché à 1000 mètres d’altitude. Là nous attendent une trentaine d’athlètes ambassadeurs, venus des quatre coins de la planète, membres du team La Sportiva. Après quelques kilomètres sinueux se dessine une immense plaine, le Val di Fiemme, l’économie locale y est tournée autour de trois activités principales : le ski, la scierie de la Mignifica Comunità di Fiemme et les usines historiques La Sportiva, employant à ce jour plus de 400 personnes dans la région. Une institution ici.
Au vu des conditions idéales, soleil, faible température et vent léger, l’appel des blocs se fait sentir. Quelques minutes plus tard, nous voilà à Val di Sadole, au pied de la chaîne des Lagorai, dans une toute autre ambiance. Chaussons aux pieds, les essais s’enchaînent dans un cadre exceptionnel. Outre le discret refuge Cauriol situé quelques centaines de mètres plus bas, aucune construction humaine n’est visible à l’horizon. Tout est sauvage, préservé.
Propice à l’émulation, la pratique du bloc, très ludique, est également idéale pour discuter avec tous ces athlètes inspirants. Si de nombreux visages emblématiques nous sont familiers – Jacopo Larcher, Barbara Zangerl, Tommy Caldwell, Mina Markovic, Siebe Vahnee, James Pearson… – c’est aussi l’occasion de rencontrer de nouvelles recrues, dont Aleksandra Totkova, jeune bulgare de 17 ans, tout juste titrée championne du monde de difficulté jeune à Dallas cet été, et Zoë Peetermans, 21 ans, l’une des meilleures grimpeuses britanniques du moment. Toutes les deux partagent leurs méthodes avec la Belge, Anak Verhoeven, 26 ans, qui, il y a quelques années, a rangé au placard ses chaussons de compétitrice pour se tourner vers les voies les plus difficiles du monde. On lui doit notamment la réalisation du second 9a+ féminin, en 2017, avec la voie « Sweet neuf », dans le Vercors.
Le lendemain, rendez-vous avec les athlètes à quelques kilomètres de là, devant les locaux historiques de La Sportiva, leader mondial des chaussons d’escalade et de la chaussure d’alpinisme. Une histoire initiée en 1928 par la famille Delladio, dans le Val di Fiemme, là où tout continue aujourd’hui. Là où dans les années 70 sortait le premier chausson de la marque. Mais bien avant, découvre-t-on en parcourant le site, dès les années 20, sortaient des ateliers les premières chaussures de montagne. Depuis, sont arrivés les modèles dédiés aux ski-alpinisme, au trail, les incontournables Solutions, précis et techniques, et les TC Pro, renouvelés cette année. Au fil de la visite, on comprend qu’un fort lien unit le site à la marque qui a fait de choix de rester dans la région plutôt que de se rapprocher, pour davantage de commodité, d’un centre industriel plus important.
A l’heure où nombre de marques jouent encore la carte de la délocalisation, La Sportiva mise toujours sur le local. De ses usines des Dolomites continue de sortir aujourd’hui la grande majorité de ses chaussons d’escalade : 2100 paires par jour. Aujourd’hui comme il y a cinquante ans, le processus de fabrication est le même. Du choix du cuir au ponçage final, tout est parfaitement rodé : des centaines de mains s’activent, tantôt à la découpe tantôt à la couture, d’autres s’occupent du contrôle qualité, des emballages. Des dizaines d’étapes, pour qu’en sorte le produit fini. Plus loin, c’est l’atelier de ressemelage. La Sportiva ayant à coeur de proposer des produits durables et moins impactant d’un point vue environnemental, nos vieux chaussons peuvent être envoyés en Italie afin d’être ressemelés par des professionnels en la matière. On les retrouve ainsi comme neufs.
Après la visite, les grimpeurs de la team passent une journée entre eux, loin des journalistes. De quoi renforcer les liens nouvellement créés entre petits prodiges et illustres grimpeurs, notamment l’un des grands noms de la grimpe : l’Américain Tommy Caldwell, à qui l’on doit la première ascension de la grande voie la plus difficile au monde, le Dawn Wall (900 mètres, 32 longueurs dont près de la moitié oscillant entre les 8e et 9e degrés – dont trois 9a). « Quand tu grimpes depuis longtemps », avoue–t’il, « tu peux facilement t’enfermer dans tes habitudes. C’est pourquoi, c’est toujours bien d’avoir connaissance de la vision et des pratiques des jeunes grimpeurs. Je suis aussi ici pour apprendre de la jeune génération » nous a expliqué dans une longue interview cet athlète très impliqué aujourd’hui au niveau environnemental.
Interview de Tommy Caldwell
Je n’ai jamais cherché une telle notoriété. De base, je suis plutôt quelqu’un de timide.
La plupart de nos lecteurs connaissent déjà beaucoup de choses à ton sujet, notamment à la suite du boom médiatique suscité par ton ascension du « Dawn Wall » en 2015. Qu’as-tu ressenti une fois ce gros projet achevé ?
Le « Dawn Wall », s’inscrivait pour moi dans la suite logique des vingt années d’escalade que je venais de passer dans le Yosemite. J’avais besoin d’ouvrir une voie pour repousser mes limites. Quand la chance d’explorer un projet nouveau, que personne n’a encore fait, se présente, mieux vaut la saisir. C’est ce que j’ai vécu pour le « Dawn Wall ». Et puis, j’aime les gros projets, ça me booste au quotidien, ça me donne l’impression de vivre plus intensément. Une fois le sommet atteint, j’ai éprouvé des émotions contradictoires. Un peu de tristesse, parce que ça y est, c’était fini. Mais beaucoup d’euphorie aussi : l’objectif était atteint. Ca a vraiment changé ma vie ! Une fois redescendu, j’ai été occupé tout le temps, par des choses tellement différentes, entre l’écriture d’un livre, les meetings d’athlètes… J’ai aussi appris à parler en public, à concevoir des produits. Jamais, je ne pensais faire autant de choses avec la casquette de grimpeur professionnel. J’adore tout ce que je fais, mais parfois c’est un peu trop. J’aime avoir davantage de simplicité dans la vie.
À l’instar de certains grimpeurs professionnels américains, ta célébrité dépasse le monde de l’escalade. Comment vis-tu cela ?
Ca m’est tombé dessus ! Je n’ai jamais voulu d’une telle reconnaissance – de base, je suis plutôt quelqu’un de timide. Plus jeune, il m’arrivait souvent d’être mal à l’aise. À une époque, je préférais partir en montagne sans trop raconter mes ascensions. Une vision des choses pas vraiment compatible avec le métier de grimpeur professionnel… Désormais, je considère cette reconnaissance comme un véritable privilège. Avec le temps, je m’y suis habitué. C’est devenu ma réalité, si bien que je ne ressens plus aucune forme de pression. J’aime bien savoir que mes histoires égayent un peu la journée des gens. Et puis, ça me permet d’être plus efficace pour entreprendre certains de mes projets, notamment ceux concernant l’environnement.
Après une telle aventure, tu as ressenti le besoin de prendre le temps d’écrire un livre (Push ! La vie au bout des mains)…
Ce livre, ça faisait longtemps que je l’avais dans la tête. Souvent, au retour d’un grand voyage, il m’arrive d’écrire quelques articles. C’est un super processus méditatif. À vrai dire, je ne suis pas très doué pour écrire un journal au cours d’une expédition. Mais une fois que je prends le temps de m’asseoir pour écrire, j’en apprends plus sur mes expériences, sur l’origine des émotions, sur les points à améliorer pour la suite. Le livre était un peu dans la continuité de ce processus, il m’a aussi permis de développer des réflexions plus profondes.
Généralement, comment abordes-tu mentalement tes expéditions ?
D’abord, il est important d’être assez audacieux pour oser passer beaucoup de temps sur quelque chose où il est possible d’échouer. Je garde toujours à l’esprit que, dans tous les cas, réussite ou échec, j’apprendrai beaucoup. Être capable de laisser tomber cet objectif final, fait baisser la pression qu’il suscite. Car au final, ce que j’aime par-dessus tout, c’est partager de bons moments en cordée et essayer des voies à la limite de mon niveau max.
Il t’arrive d’avoir peur ?
La peur de tomber, je pense que ça se pratique. Tu développes tes qualités mentales de la même façon que tu progresses physiquement. Si tu t’exposes progressivement à des passages effrayants, tu vas, au fur et à mesure, devenir meilleur sur la gestion de tes émotions. Tu vas ainsi apprendre la grande différence entre ce qui te semble dangereux et ce qui l’est réellement. Par exemple, sur le « Dawn Wall », être à des centaines de mètres du sol a l’air effrayant. Surtout que l’on fait généralement de grosses chutes. Mais, avec du recul, on se rend compte que ce n’est pas vraiment dangereux. Quelques connaissances en escalade permettent de s’en rendre compte. Dans tous les cas, je n’aime pas avoir peur, ce n’est pas quelque chose que je recherche, mais j’aime l’idée de réussir à surmonter cette émotion.
Plus de 20 ans déjà que tu es sponsorisé par La Sportiva. Tu es désormais un véritable mentor pour la jeune génération de grimpeurs. Quel est ton rôle à leurs côtés ?
Avant de venir ici, je ne connaissais pas les jeunes ambassadeurs européens. Ce meeting nous permet donc d’entamer une relation, entre discutant, en allant grimper avec eux, même si c’est un peu difficile pour moi en ce moment (Tommy est blessé depuis 7 mois, il lui est impossible d’enfiler un chausson pour le moment, ndlr). J’aime raconter mes histoires d’escalade à travers le monde, mais aussi leur donner une vision de l’avenir. Quoi qu’il en soit, j’apprends aussi beaucoup d’eux. Tu sais, quand tu grimpes depuis longtemps, tu peux facilement t’enfermer dans tes habitudes. C’est pourquoi il est toujours bénéfique d’avoir connaissance de la vision et des pratiques des jeunes grimpeurs. Je suis aussi ici pour apprendre de la jeune génération.
Tu as commencé l’escalade très jeune. Tu as déjà amené tes enfants pratiquer ton sport j’imagine…
D’aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours grimpé avec mes parents. Mon père était d’ailleurs guide de haute montagne. Sinon oui, mes enfants font de l’escalade, nous avons vécu de belles aventures ensemble. Mais ils ne veulent pas qu’on les identifie comme des grimpeurs, surtout mon fils de 9 ans qui est, je pense, à l’âge où on aime explorer autre chose que ce que nous proposent les parents.
As-tu changé la nature de tes expéditions depuis que tu es devenu père ?
Un peu. Maintenant, je fais plus souvent des expéditions courtes. Dans tous les cas, j’essaie de ne pas m’éloigner de ma famille pendant plus de deux semaines. Alors parfois, lorsque je pars pour un grand voyage, ils me rejoignent en route. Ce qui demande, par conséquent, un peu plus de logistique. Mais peu importe, c’est aussi un moyen de faire découvrir le monde et la nature à mes enfants. À mon avis, cela représente une excellente éducation pour eux.
Ton engagement en faveur de l’environnement s’est beaucoup accentué ces dernières années. Pourquoi ?
Avant d’avoir des enfants, je ne pensais pas beaucoup à l’environnement, disons que je prenais les choses pour acquises. C’est-à-dire que j’étais plus dans une phase où cette crise me paraissait hyper effrayante. Je nous voyais tous condamnés. Mais aujourd’hui, je pense différemment. Je me dis que si chacun d’entre nous fait ce qu’il peut pour tenter d’enrayer le réchauffement climatique, on peut s’en sortir. C’est pourquoi il est important de motiver et d’inspirer les autres.
Même si, pour le moment, ce n’est pas un sujet dont je parle beaucoup avec mes enfants, j’essaie de faire en sorte qu’ils me voient comme quelqu’un qui se bat pour la protection des lieux naturels. Je passe désormais la majorité de mon temps à faire des démarches politiques, à essayer d’inciter les gens à voter pour des candidats écologiques. Je vais aussi au coeur des parcs nationaux, je fais des expéditions et plaide pour la protection des espaces naturels. Je sensibilise mes enfants au sujet en racontant toutes ces expériences incroyables que je vis, que ce soit en escalade ou aux côtés des caribous. Ils ont seulement six et neuf ans, un peu jeunes pour faire face aux effrayantes perspectives du réchauffement climatique.
Est-il difficile de trouver un équilibre entre athlète professionnel et limitation de son empreinte carbone ?
Bien-sûr. On est en contradiction permanente. Parce que j’ai beau manger végétarien, réfléchir avant de voyager, optimiser l’isolation de ma maison, etc., il m’arrive de prendre l’avion. Et honnêtement, je ne suis pas prêt à arrêter de voyager. À mes yeux, il est important de provoquer un changement par le haut, via la politique notamment.
Quels sont tes futurs projets ?
Depuis quelque temps, j’essaie d’allier escalade et environnement. Actuellement, je travaille autour de la protection de la plus grande forêt tempérée du monde, la forêt nationale de Tongass, en Alaska. Au milieu de celle-ci, il y a une grande chaîne de montagnes, qui ressemble un peu à ce que l’on peut retrouver en Patagonie. L’idée est d’aller y grimper dans le but de faire un film évoquant la nécessité de protéger cet endroit. La face sud de cette montagne, « The Devils Thumb », est en attente d’une première réalisation… Une grande aventure donc. Je suis en train d’organiser tout ça. Je pense d’ailleurs faire l’intégralité du trajet en vélo, du Colorado à l’Alaska.
Pour en savoir plus sur les collections de La Sportiva, visitez www.lasportiva.com
Photo d'en-tête : Matteo Pavana (@theverticaleye)