Ancien lauréat de notre concours de récit d’aventure, Jérémy Bigé est reparti en expédition à travers les Balkans en juin 2021, pour traverser cette fois-ci 1300 kilomètres de sentier à pied – soit environ 60 000 mètres de dénivelé, en 39 jours. Le tout, avec un sac à dos de 3,8 kilogrammes seulement. Après ses périples sur la Haute Route Pyrénéenne et le Great Himalaya Trail, l’aventurier s’est attaqué à une trace encore peu explorée des marcheurs en Europe : la Transbalkanique. Une région au « potentiel énorme pour la randonnée, trop sous-estimée », où Jérémy Bigé a « pris le pouls » de la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, le Kosovo, et enfin l’Albanie. Mais par où commencer, quand peu de témoins arpentent ce périple ?
J’ai toujours été passionné par les cartes. J’adore faire glisser mes doigts le long des pointillés d’un sentier en fantasmant sur le terrain dans lequel je pourrais me frayer un passage. J’exulte intérieurement lorsque je constate qu’il s’arrête net en une impasse. Je m’imagine alors qu’il s’agit d’un vieil itinéraire de muletiers permettant les échanges commerciaux entre une vallée et la suivante. Les atlas sont des manuels de magie. En un claquement de doigts, ils offrent le voyage aux casaniers. Sans effort et depuis chez soi, il suffit d’étaler un planisphère comme un livre ouvert sur le monde. L’instant d’une caresse de l’index sur le papier, on parcourt aisément les kilomètres à travers les massifs, les steppes et les forêts. Après avoir balayé la région d’une mappemonde à la vitesse de l’éclair depuis le plancher de sa chambre, comment résister à l’envie d’aller y poser ses pieds ? Je ne peux que donner raison à Nicolas Bouvier lorsqu’il explique que l’origine de ses voyages se trouve dans les livres de géographie.
« C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… » Nicolas Bouvier – L’Usage du Monde
Il se trouve justement qu’au sud du Banat (région historique au sud-est de l’Europe, partagée entre la Roumanie, la Serbie et la Hongrie, ndlr), il existe sur les cartes une tache blanche pour les amateurs de randonnée : les montagnes des Balkans. Méconnus et sous-estimés, les massifs s’étendent le long de la péninsule Adriatique sur des centaines de kilomètres. Mais alors… Pourquoi n’avons-nous pas été mis au courant d’un tel potentiel si près de chez nous ? À cause de leur passé instable, d’un point de vue politique et militaire, ces pays sont encore aujourd’hui associés à la guerre et à l’insécurité. Il se trouve que je viens de les parcourir à pied sur 1300 kilomètres et que j’en suis revenu plus vivant qu’à mon départ. Il est l’heure de faire le point, de livrer quelques bribes du spectacle auquel j’ai assisté pendant près de deux mois.
À partir des années 1980-90, quelque temps après le décès de son chef d’État Josip Broz Tito, la Yougoslavie entre dans une longue période de fragmentation territoriale et politique. La Croatie et la Slovénie, étant des pays littoraux à proximité des pays riches d’Europe de l’Ouest, sont ceux qui se sortent le mieux de la crise économique qui s’abat sur la Yougoslavie. Par ailleurs, ils ne souhaitent pas se soumettre à la Grande Serbie imaginée par Slobodan Milosevic, leader politique à Belgrade. La Croatie va même plus loin puisque, en plus de l’émancipation, le nationaliste Franjo Tudman demande le nettoyage ethnique des minorités non croates sur son territoire, dont font partie certains Serbes. En 1991, la Slovénie et la Croatie sonnent le glas de la République de Yougoslavie et proclament en premier leur indépendance à l’encontre des aspirations serbes – ce qui amorce les hostilités. S’en suivront plus tard celles de la Macédoine, de la Bosnie, du Monténégro et finalement du Kosovo au début des années 2000, toujours accompagnées de conflits armés (Pour plus de détails, voici un podcast très intéressant).
Des sentiers de la Slovénie à l’Albanie
Au cours de ma marche, j’ai souvent baigné dans un passé encore bien présent. Il m’est arrivé, en Croatie et en Bosnie, de franchir de nombreux terrains minés sous le regard pesant des têtes de mort illustrant la directive : « Ne pas sortir du sentier, sous peine d’y périr ». De ma vie entière, je n’ai jamais été si concentré à rester dans les clous. Pour autant et comme souvent, les dangers sont bien plus effrayants dans notre imaginaire qu’en réalité. Une fois sur place, il suffit de filer droit sur la piste, sans chercher à faire de vague. Les chemins battus ont été nettoyés des explosifs. Il faut attendre le Monténégro pour prendre la clé des champs !
À l’aube de mes 26 ans, je réalise que cette « balkanisation » m’est assez confuse. Tant l’histoire que la géographie de ces territoires attisent ma curiosité. Il n’en faut pas plus pour que je pousse la porte, baluchon sur le dos, souliers aux pieds, avec l’idée de prendre le pouls de ces nouvelles contrées. Une question subsiste. Par où aller ? Comment tracer sa route le long d’une région jusqu’alors trop ignorée ? Je ne suis pas capable de partir sans réfléchir sur le premier sentier. Il me faut au moins l’esquisse d’un parcours. Je sais d’expérience que l’imprévu se chargera de combler les petits détails. Un itinéraire de grande randonnée existe à travers les Alpes Dinariques, ce massif qui s’étend de la Slovénie à l’Albanie dans la partie nord des Balkans. Il s’agit de la Via Dinarica, sœur aînée de la Via Adriatica, créée il y a seulement quelques années. Elle se décompose en trois sous-traces : le « White Trail », le « Blue Trail » et le « Green Trail ». La première suit le fil montagneux et égrène les points culminants de chaque pays comme des perles sur un chapelet. Les deux autres sont toujours en cours de développement.
2 mois de marche avec un sac de 4kg
J’embarque donc avec moi le tracé GPS de ce « white trail » édifié par le marcheur Canadien Dylan Ivens lors de sa traversée de l’Europe. Il contient :
- L’itinéraire au format .kmz que je charge sur l’application Maps.me, disponible gratuitement sans réseau internet.
- Les points d’eau, indispensables en Croatie et en Bosnie du fait de l’aridité du massif. En 4 jours, à parcourir le massif de Troglav à la frontière Croato-Bosniaque, je n’ai rencontré que quatre sources d’eau alors que la chaleur était écrasante. Lors de la traversée d’un plateau carbonisé, j’arrivais à l’entrée d’une grotte sur laquelle était inscrit le mot « voda », signifiant « eau » en serbe. Après une centaine de mètres en spéléologie dans le noir complet, je tombai sur de l’eau fraîche s’écoulant d’une immense stalactite de calcaire. Je restai là, dans l’obscurité totale, à écouter le temps s’échappant de cette clepsydre naturelle.
- Les commerces qui me permettent de jauger la quantité de nourriture que je dois emporter sur chaque portion. Avec une moyenne d’environ 33 kilomètres par étapes, il m’a fallu transporter au maximum 6 jours d’autonomie alimentaire.
Pour autant, disposant de deux mois et marchant avec un petit sac de moins de 4 kg (retrouvez ma liste de matériel ici), je projette d’aller plus loin vers le sud-est et faire la jonction avec les monts Sharr et Korab à la croisée du Kosovo, de la Macédoine du Nord et de l’Albanie. Je passe quelques heures à errer sur le web lorsqu’une connaissance évoque un sentier parcourant les montagnes du Scardus du nord au sud. Il n’existe à ce moment-là que très peu d’informations sur cet itinéraire. Aucun témoignage de randonneur, aucune trace GPS. Intrigué, j’y vais quand même. Je trouverai bien des locaux pour me renseigner. Il reste à se frayer un passage à travers le Kosovo pour faire la liaison et ne pas couper le fil de ma marche. C’est décidé, je suivrai les crêtes frontalières du Gjeravica !
Le 5 juin, je grimpe dans un bus depuis Grenoble, avec les grandes lignes de mon itinéraire en tête. Je sais d’expérience qu’il ne faut pas accorder trop d’importance à une route trop pré-établie. J’aime reprendre les mots d’Alexandre Poussin et Sylvain Tesson à l’aube de leur tour du monde à bicyclette en 1993 :
« C’était la nature profonde de notre voyage que de ne rien décider qui ne dépasse l’horizon d’une journée, ne rien programmer, ne rien organiser et surtout n’avoir en nous réveillant que le seul projet de nous laisser porter par la nouveauté des événements. » Alexandre Poussin et Sylvain Tesson — On a roulé sur la Terre
À la rencontre des loups et des ours sauvages
En franchissant la frontière entre le Monténégro et l’Albanie après un mois de marche, je peux me contenter de suivre l’itinéraire GPS qui part sur l’asphalte jusqu’à un poste de douane officiel ou bien suivre à la lettre les conseils que l’on m’a récemment donné et tourner par les sommets. Par une petite sente usée par le passage des troupeaux, je me dérobe au coin d’une rue de Vermosh. Je vais par la forêt, puis la montagne, croisant bergers et bergères regroupant leurs brebis. Je passe un col, puis un deuxième. Je me sens une âme d’émissaire portant un message vers des terres inconnues. Sur le fil du Talijanka, complètement seul, je prends conscience de ce que je suis en train d’accomplir malgré les craintes qui n’ont fait que m’assommer à mon départ.
Car j’ai croulé sous le poids des doutes. Mon genou en convalescence va-t-il tenir ? L’itinéraire envisagé n’est-il pas trop ambitieux ? Vais-je arriver à passer outre les champs de mines ? Qu’en est-il de la faune locale ? Tant de questionnements. Mais, souvent, le désir l’emporte sur la raison. N’est-ce pas ?
Je croise régulièrement le chemin de tout type de serpents. Certains sont craintifs et prennent la fuite au moindre bruit de pas des marcheurs. D’autres sont plus vaillants et se livrent à un face à face avec le randonneur. Par chance, la seule fois où ma route rencontre celle du poskok, la vipère la plus venimeuse d’Europe, le reptile est noyé dans la bouteille d’eau-de-vie d’une cabane du Velebit. Malgré la présence de loups et d’ours dans les parages, je prends l’habitude de coucher dehors, à même le sol, abrité sous un tarp, une bâche de bivouac ultralégère. Alors que j’avance sur les crêtes de monts Sharr sans avoir croisé âme qui vive depuis la veille, j’entends des pierres rouler en contrebas. Au début, je crois à un petit éboulement naturel dans les barres rocheuses. Mais tout à coup, mon souffle se coupe, mon regard se fige. Je tressaillis tout entier. Le voilà. L’ours brun. Le prince des Balkans ! Ma première impression est que je le trouve bien jeune. Où est la mère ? Je scanne le vallon. L’animal est seul et il ne m’a toujours pas remarqué. Il fait sa vie, soulevant des pierres à la chasse aux insectes. Pendant dix longues minutes, je l’observe, accroupi dans les herbes hautes. Quel privilège ! Plus de 1000 kilomètres que je marche et je n’avais aperçu que ses déjections ! C’est l’aboutissement de mon aventure, le couronnement de ma traversée.
Il y a une seconde consécration à cette épopée. Au cœur des Alpes albanaises, quelques centaines de kilomètres plus tôt ; j’ai en tête de réaliser l’ascension du Maja e Jezerces culminant à près de 2700 m. Or en ce début de mois de juillet, les sommets sont encore bien enneigés. Je me renseigne auprès des guides locaux et des habitants : « Impossible. Il y a beaucoup de neige, c’est dangereux. Surtout que tu es seul et sans équipement. Un groupe a dû rebrousser chemin la semaine dernière alors qu’ils avaient crampons et piolets. »
Je décide tout de même d’aller voir. Juste pour être sûr. Je passe les lacs à 1800 m d’altitude sans encombre. Le dernier est encore partiellement recouvert de glace. 2000 m. J’entre dans un vallon totalement blanc. J’ai quitté définitivement le royaume de la verdure pour celui des roches et des neiges. Des pics sombres me surplombent, le chemin est invisible. 2400 m. Je ne rebrousse toujours pas. J’avance tantôt sur de gros rochers austères, tantôt sur des névés raides dans lesquels je creuse des marches avec mes baskets. Hors de question de me mettre en danger. Je pèse mes pas comme des mots lors d’une conversation à enjeux. Je m’arrête plusieurs fois reprendre mon souffle afin de considérer ce qu’il me reste à grimper. 2692 m. Je hurle. Maja e Jezerces par le côté nord. Plus haut sommet des Alpes Dinariques. Quand tout le monde me disait que c’était impossible.
Parmi mes satisfactions, je crois que celle d’être allé seul prédomine. La solitude est un billet aller vers les autres. Combien de fois m’a-t-on convié à partager un repas ? À rester dormir ? Je jubile de m’être autant imprégné de la culture locale. Je me revois, entouré par toutes les familles d’un village, assis dans une katun Monténégrine, boire un café turc dans une bergerie sur les contreforts du mont Korab ou un verre de rakija sur les rives du lac Trnovacko accompagné de jeunes Serbes. Je visualise cette scène au Kosovo, où d’anciens combattants venus se remémorer leur prise d’armes au niveau de la frontière avec l’Albanie m’invitent à partager leur barbecue. Ou encore lorsque les habitants de Bllatë e Sipërme m’offrent assiettes de riz sur assiettes de riz alors que je suis cloué au lit et perfusé pour cause de dysenterie. Un Kosovar me glisse un jour à l’oreille, sur les crêtes surplombant Prizren : « Les habitants des Balkans prendront plus soin de toi en tant qu’étranger que n’importe qui de tes compatriotes français. » Riche de ces rencontres et de cette expérience Adriatique, je me permets un dernier conseil : face à toute entreprise qui vous tente, doutez. Doutez fort, mais lancez-vous. Car le doute est bien plus riche d’enseignements que la certitude.
Pour lire les autres récits d’aventure de Jérémy Bigé : « Comment j’ai traversé la Haute Route Pyrénéenne avec un sac de 4,5kg » et « Retour d’aventure : 87 jours sur le Great Himalaya Trail, ou le long chemin vers l’introspection ».
Photo d'en-tête : Jeremy Bige