Les pros de la rando, ceux qui ont fait le GR20, la Via Alpina ou le fameux Pacific Crest Trail appellent ça le « blues du mi-parcours ». Ce sale moment où vous constatez que vous avez déjà parcouru une distance incroyablement longue et qu’il vous saute soudain aux yeux qu’il vous reste encore une distance incroyablement longue. C’est ce que vient de vivre Grayson Haver Currin, chroniqueur de la rubrique randonnée chez Outside. Il faut dire qu’il a un gros objectif personnel : décrocher la fameuse « Triple Crown ». Soit les trois principaux sentiers des Etats-Unis. Il a déjà bouclé l’Appalachian Trail et le Pacific Crest Trail, et il ne lui reste » plus que » le Continental Divide Trail dont il a déjà parcouru un cinquième. Et il a beau en avoir sous la semelle, parfois, il se met sérieusement à douter de l’intérêt de « s’infliger tout ça ». Pour Outside, il raconte comment il fait face et trouve les moyens de repartir. On ne sait pas vous, mais nous, ça nous parle.
La dernière fois que Grayson Haver Currin nous a donné de ses nouvelles, c’était pour nous raconter combien il adorait les dénivelés et nous filer au passage quelques bons conseils pour être plus efficace en montée. Ce jour-là, le gars avait l’air invincible. Presque agaçant de le voir avaler les D+ les uns après les autres. Et, pire, de se réjouir d’en voir surgir de nouveaux chaque matin depuis qu’avec sa femme Tina il avait pris la route pour boucler le Continental Divide Trail (CDT), une promenade de santé de 4800 km et 95 000 m de D+ reliant le Mexique au Canada par les Rocheuses. Dans sa deuxième chronique, le ton est nettement différent. Il vient juste de terminer sa traversée du parc national de Glacier dans le Montana, comme on peut le voir sur son compte Instagram, mais le cœur n’y est plus, raconte-t-il.
« Tôt ce matin, en ce lundi gris de la mi-septembre, j’ai entendu des gens se plaindre dans le couloir du refuge où on s’était arrêté pour la nuit. Rien de surprenant, on en avait tous marre. On annonçait des pluies glacées dans la matinée qui, disaient certains, pourraient bien durer toute la semaine. De quoi « noyer » les hauts sommets du Colorado et les rendre potentiellement dangereux. Les applis de cartographie ne cessaient ces derniers temps de montrer leurs lacunes. Notre dernier point de ravitaillement s’était avéré incroyablement cher, bien plus que le précédent. Notre matériel commençait à montrer des faiblesses et on ne comptait plus nos douleurs dans les jambes. Alors, la perspective de ne se trouver que juste après la moitié du corridor sud de la Continental Divide Trail, était accablante. Ce sentier impressionnant, épuisant et très dur allait-il se terminer un jour ? Ou n’étions-nous tous en fait que de misérables Sisyphe, liés à jamais à leur rocher ?
Combien de temps encore allez-vous pouvoir endurer « ça » ?
Il n’y a pas de moment plus éprouvant dans un long trek que ce point de mi-parcours, lorsque vous avez l’impression d’avoir parcouru une distance incroyablement longue et qu’il vous reste encore une distance incroyablement longue à parcourir. À ce stade, vous êtes allé jusqu’au bout de vos forces et vos faiblesses physiques en sont désormais exacerbées par des millions de pas, des centaines de trajets, des dizaines de chutes. Dans votre tête, vous avez épuisé tous les états d’âme… avant de les voir surgir à nouveau profonds que jamais, au point d’en rester épuisé moralement. Vous avez tout connu. La solitude, la chaleur des rencontre, l’émerveillement, l’ennui, la misère, l’exaltation, la chaleur, le froid, l’épuisement et l’ivresse du café soluble brûlant. Atteindre la moitié du chemin, c’est un peu comme escalader une belle montagne aux pentes douces et découvrir à l’arrivée au sommet que le versant arrière est incroyablement escarpé et que c’est la seule façon de redescendre. Combien de temps encore allez-vous pouvoir supporter ça ?
Ce lundi matin-là, à Grand Lake, une petite ville située à la limite ouest du parc national des Rocheuses, je traversais tous ces affres. Tina, ma femme, et moi avions traversé le Montana et le Wyoming, ainsi qu’une petite partie de l’Idaho, marchant parfois jusqu’à 65 km en une journée. Mais les redoutables sommets du Colorado et leur météo instable se trouvaient maintenant entre nous et le sprint final qui devait nous conduire à travers le Nouveau-Mexique. Des montagnes sont aussi menaçantes à nos yeux que des douves.
Car nos propres problèmes s’accumulaient : La fermeture éclair de la précieuse veste de pluie de Tina s’était cassée, l’obligeant à l’attacher avec du velcro. La fermeture éclair de notre tente se bloquait également chaque nuit. Une mauvaise attelle au tibia obligeait Tina à se gaver d’Ibuprofène et elle se demandait si suite à un dysfonctionnement de son filtre à eau, elle n’avait pas attrapé une bactérie qui la laissait à plat ces derniers temps. De mon côté, ce n’était pas la grande forme non plus. Depuis trois semaines, j’avais des saignements du nez et la petite blessure que j’avais à la lèvre ne cicatrisait pas. Une profonde fissure dans la peau de mon talon me donnait l’impression d’atterrir sur une punaise à chaque pas, et un rhume de cerveau que je n’arrivais pas à faire disparaître continuait de puiser dans mes réserves d’énergie. Ajoutons qu’à ce stade, j’avais ruiné au moins dix paires de chaussettes et que je n’en pouvais plus de ces sandwiches au thon qui allait encore constituer mon quotidien pour au moins cinq semaines. Bref, j’en étais à un moment crucial de ma randonnée. L’essence même d’une pratique qui la sépare de toutes les autres activités que je connaisse.
Le secret ? La persévérance mentale, émotionnelle et même spirituelle
La randonnée est peut-être le sport difficile le plus facile d’accès. Après tout, il ne s’agit que de la marche, en un peu plus dur, pimentée d’un peu d’escalade de rochers et de passages de rivières à gué, histoire de varier les plaisirs. La difficulté, la vraie, c’est de se réveiller chaque matin et de choisir de ne pas abandonner, parce qu’on est fatigué ou que le corps est endolori, ou parce qu’il pleut ou qu’il fait froid. Les gens vantent souvent le pouvoir « rédempteur » des randonnées, la façon dont elles peuvent transformer votre vision du confort, de l’amitié, de l’existence. Et c’est vrai. Mais ce pouvoir ne tient pas à l’endurance athlétique, mais plutôt à la persévérance mentale, émotionnelle et même spirituelle que la routine quotidienne endurcit et aiguise comme la lame d’une épée. Les randonnées sont des « exercices d’attrition à sang froid », ce qui explique sans doute pourquoi moins d’un tiers des gens qui commencent l’Appalachian Trail le terminent encore aujourd’hui, malgré tout le matériel ultraléger et les tutos à leur disposition.
À ce jour, j’ai parcouru près de 16 000 kilomètres en tant que randonneur, et au matin, la plupart du temps, je décide de continuer, ou du moins de ne pas m’arrêter. Et jamais ça n’aura été difficile qu’en ce moment, à l’heure où j’écris ces lignes, coincé au milieu de mon périple avec les autres randonneurs du CDT en direction du sud, qui tous ne cessent de se plaindre et semblent sur le point d’abandonner, chacun pour ses raisons.
Dans un état d’épuisement extrême, mais heureux
Mais revenons à ce lundi matin à Grand Lake. Tina et moi avons écouté les plaintes de nos compagnons de marche, ou de galère, et nous en sommes venus à nous poser de sérieuses questions nous-même. Serait-il vraiment judicieux de prendre un jour de repos non planifié pour voir si la météo s’arrangeait, pour laisser reposer son tibia, mon pied et tout simplement pour recharger nos batteries, vu notre état d’épuisement général ? Mais vers midi, après avoir mangé chacun deux bagels et essayé, sans succès, de réparer sa veste de pluie, nous sommes repartis vers le sud. Nous avons coupé entre les lacs Grand et la Shadow Mountain via une jolie petite route pavée, avant de traverser le parc national des Rocheuses et de monter lentement sous la pluie sur plusieurs centaines de mètres de dénivelé. Et à la nuit, alors que nous campions près d’un parking au départ d’un sentier, nous nous sommes demandé si nous étions les seuls à avoir quitté la ville.
Mais le lendemain matin, à l’aube, malgré les nuages qui s’amoncelaient au loin, nous avons rencontré deux autres couples qui avaient eux aussi quitté Grand Lake. Ensemble, nous avons décidé de profiter du ciel limpide et de notre rythme soutenu pour quitter le CDT au sommet de James Peak (4056 mètres) et traverser trois autres montagnes avant de rejoindre le sentier lui-même, au sommet du mont Flora.
Nous avons grimpé, puis nous sommes descendus le long de la crête, en nous félicitant à la fin de chaque ascension. Avec cette traversée dite de Pfiffner, nous avons ajouté quelques milliers de mètres de dénivelé à notre parcours, mais nous avons aussi repris conscience de la raison pour laquelle nous avions pris la route. A savoir vivre des aventures extraordinaires avec des compagnons d’un jour, et ce malgré tous les gémissements du monde et les dizaines de chaussettes trouées. Ce jour-là, notre marche s’est terminée dans l’obscurité, mais nous étions tous immensément heureux, dans cet état d’épuisement extrême qui exacerbe encore la satisfaction.
A l’aube, que j’attendais avec impatience malgré tout, je me suis extirpé de mon sac de couchage non sans mal, le visage encore figé dans un voile de sommeil. J’aurais voulu rester à jamais blotti dans mon duvet. Mais j’ai fait du café, préparé mon sac, et j’ai entrepris de gravir le premier des trois sommets de la journée, alors que dans mon cerveau, tout n’était que brouillard.
Dix heures plus tard, alors que nous redescendions du dernier sommet de la journée, il s’est mis à neiger pour la première fois depuis le début de notre périple. Trois cents mètres plus bas, la neige s’est transformée en pluie, rendue presque moite par la lumière du soleil qui traversait parfois les nuages, aussi furtive qu’un cambrioleur. Alors que je transpirais à l’intérieur de ma légère veste de pluie, je ne pouvais m’empêcher de rire et de continuer à marcher vers le sud, vers le Mexique, loin de ce maudit « Middle Blues », ce » blues du mi-parcours » . Car c’est la seule chose à faire : continuer à avancer, même quand on n’a qu’une envie, s’asseoir et maudire le ciel ou les dieux, ou s’allonger et dormir.
Photo d'en-tête : Mukuko Studio- Thèmes :
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