Il est désormais possible grâce à un simple test d’évaluer les compétences d’autorégulation (organisation, autocontrôle, évaluation, posture réflexive…) des sportifs. On repère ainsi ceux qui risquent la blessure par méconnaissance de leurs vraies limites. Décryptage, par notre journaliste, Alex Hutchinson, spécialiste en sciences et en endurance.
Repousser les limites de ses capacités physiques exige, selon l’écrivain et ancien coureur de fond John L. Parker Jr, « de passer un certain temps sur le fil du rasoir, les pieds sur gazon impeccablement taillé, aveugle au précipice sous nos pieds ». Tenir en équilibre au bord du vide est un exercice complexe. Les athlètes de haut niveau se blessent ainsi fréquemment pour avoir, ne serait-ce que légèrement, repoussé leurs limites. Certains y sont plus sujets que d’autres. Est-ce seulement une question de hasard et de biomécanique, ou bien est-il possible de gérer un tant soit peu la fine ligne entre juste assez et trop ?
Cette interrogation est au cœur d’une nouvelle étude menée par des chercheurs du centre médical universitaire de Groningen aux Pays-Bas, publiée dans la Revue scandinave de médecine et de sciences du sport. Les jeunes joueurs de tennis de 11 à 14 ans les plus prometteurs du pays (issus d’un même programme de formation) se sont prêtés à une série de tests psychologiques en début de saison et ont été suivis chaque semaine jusqu’à la fin de l’année, afin de voir qui, parmi les 73 participants, s’était blessé, et à quel degré de gravité.
Dépasser la douleur ou faire une pause?
L’hypothèse des scientifiques était que les compétences d’autorégulation, mises en lumière durant les tests, permettraient d’identifier ceux qui se blesseraient et ceux qui passeraient l’année sans rien à signaler. Les chercheurs se sont plus particulièrement intéressées aux aspects métacognitifs — ceux relevant d’une réflexion mentale sur ses propres processus mentaux — de l’autorégulation : prévoir (« Je détermine comment résoudre le problème avant de me lancer »), s’autocontrôler (« Je suis mes progrès »), évaluer (« Je reviens sur ce que j’ai fait ») et réfléchir sur soi (« Je repasse régulièrement en revue mes expériences pour en tirer des enseignements »). En substance, cela revient à savoir si une douleur passera avec un entraînement spécifique ou s’il est nécessaire de faire une pause. Une faculté qui exige une autoévaluation à la fois suffisamment fine et honnête, et qui peut grandir au fil du temps à condition d’y consacrer un peu du sien.
Les résultats furent, à peu de choses près, sans appel. Sur toute la saison, 88 blessures pour cause d’effort excessif ont été enregistrées (hors blessures aiguës et maladies). Les participants ont fait montre de bonnes capacités d’autorégulation : 28 d’entre eux ont obtenu d’excellents résultats en matière de prévision, 36 en autocontrôle, 48 en évaluation et 43 en autoréflexion. Chez ceux ayant obtenu un score moyen ou bas aux tests d’autorégulation, on a en revanche noté une probabilité 4,6 fois plus élevée de se blesser (avec période de repos obligatoire) à cause d’un surentraînement. Un écart de taille.
L’enjeu: savoir s’autoréguler
Une fois classés par genres, les résultats ont apporté leur lot de surprises : chez les 45 garçons de l’étude, aucun lien significatif n’a été établi entre les compétences d’autorégulation et le risque de blessure. Du côté des 38 filles en revanche, la probabilité de se blesser par excès d’effort a été 10,8 fois plus élevée chez celles ayant obtenu des scores peu élevés en autorégulation. Arrêtons-nous sur cette information.
L’étude dont nous parlons est la suite d’un article paru en 2017 dans la même revue. Les auteurs y analysaient les mêmes données, mais cette fois-ci à la recherche d’un lien entre les comportements à risque et les blessures. Là, les observations sur le terrain étaient l’exact reflet des résultats aux tests d’autorégulation. Chez les garçons, le comportement à risque (évalué par un test de prise de décision en conditions réelles) était corrélé à un risque croissant de retard dû à une trop grande surchauffe. Mais pas chez les filles.
Il serait tentant de faire un saut de puce entre ces résultats et d’annoncer que le profil psychologique du mâle chasseur-cueilleur d’il y a bien longtemps rend aujourd’hui l’homme plus enclin à se faire un tennis elbow, et que les femmes ont appris à passer outre l’inconfort (pour avoir connu l’accouchement, par exemple). Mais nous éviterons gentiment de tomber dans ce genre de raccourcis. Avec une étude de faible ampleur telle que celle-ci, il est difficile de savoir si les différences entre sexes opposés sont généralisables ou si elles sont le fruit d’un hasard distribué entre 45 garçons et 38 filles. Dans le circuit ITF, le classement moyen des garçons ayant participé à l’étude était de 436, contre 281 pour les filles : la différence de niveau de compétition, ou même un autre facteur, pourrait en réalité expliquer certaines données.
Des coureurs perfectionnistes plus fragiles
Les données de l’étude suggèrent néanmoins qu’un lien entre certains traits psychologiques et le risque de blessure peut être établi. D’autres recherches viennent d’ailleurs corroborer cette idée. Les coureurs à tendance perfectionnistes ont ainsi 17 fois plus de chances de devoir suspendre leur entraînement pour cause de blessure. Ce domaine de recherche n’en est qu’à ses débuts, mais on devine aisément qu’il est possible d’agir sur tout cela. De nombreux travaux portent sur l’amélioration de l’autorégulation en matière d’alimentation ou chez les jeunes enfants (grâce notamment à des exercices de pleine conscience). Je ne m’avancerai pas à ce stade sur les possibilités offertes par ces connaissances du côté du sport, mais je ne doute pas que d’autres y dédient actuellement leur temps et leur matière grise.
Les auteurs de l’étude invitent déjà les coachs et entraîneurs à identifier les athlètes moins à l’aise avec l’autocontrôle, afin de les aider à mieux doser leurs efforts. Cela sera un premier pas. À un niveau plus général, l’idée principale à retenir est que les blessures… ne tombent pas du ciel ! Pour les sportifs qui se donnent à fond, on parle cependant de choix difficiles. Il s’agit parfois d’un pari : trancher entre la douleur qu’on peut ignorer et le repos forcé, un frein temporaire à la performance. Et l’erreur de jugement est inévitable. Mais si nous ne parvenons pas à devenir plus forts à ce jeu de devinettes, c’est que nous pouvons pousser l’autoréflexion un peu plus loin sans risquer le claquage de cerveau.