Certains parcours de vie forcent le respect. C’est le cas de celui d’Isaline Wyssenbach. A 16 ans, cette Suisse du canton du Valais a déjà un lourd bagage. Une enfance marquée par un harcèlement scolaire d’une grande violence, deux tentatives de suicide, et une éducation hors norme où la faiblesse n’est pas de mise. De quoi partir définitivement en vrille. Ou, au contraire, forger une personnalité exceptionnelle, d’une maturité qu’on n’attendrait pas chez une si jeune fille qui va décider de faire 244 km dans les Alpes avec Valais et Wallis, deux boucs qu’elle sauve de l’abattoir, pour se « prouver qu’elle vaut quelque chose ». De son périple, la Télévision Suisse Romande a tiré un documentaire, « Isaline, poussière d’étoiles », multiprimé dans les festivals, mais aussi un long reportage en deux parties disponible en accès libre. « Le moment le plus important de ma vie », nous raconte Isaline.
Comment à 16 ans peut-on penser contacter une équipe de télévision pour raconter son histoire ? En 2020, Isaline Wyssenbach n’a pas hésité longtemps. Elle a décidé de faire un périple à pied de 244 km près de chez elle, depuis le col du Simplon jusqu’au Grand-Saint-Bernard, avec deux chèvres, ou plutôt deux boucs, et elle pense que son histoire peut intéresser « Passe-moi les jumelles». Une émission culte en Suisse, qui chaque semaine met en lumière sur la Radio Télévision Suisse des personnalités sortant de l’ordinaire, souvent très attachées à leur petit pays. Isaline coche toutes les cases. Elle est “100% Bärn”de par son père Christian et sa mère Patricia. Fille unique, elle vit avec ses parents dans le petit village de Chermignon, près de Crans Montana, entourée depuis l’enfance par une vraie arche de Noé : six yaks, six chevaux, deux moutons, quatre chèvres, un chien. En frappant à la porte de cette émission, elle a fait le bon choix. C’est dans ce cadre qu’en 2022 on découvrait « Félix et Chépa », étonnant voyageur en vélo-canoë parcourant l’Europe avec sa poule.
L’équipe du journaliste Alexandre Lachavanne rencontre une première fois Isaline. Ils sont séduits par son projet et plus encore par son histoire personnelle. Cette ado, joues rondes, tresses blondes et yeux bleus, a un petit air d’Heidi, mais elle cache la profondeur d’une femme mure quand on l’écoute. C’est dit, ils vont couvrir son histoire. Mieux, l’accompagner pendant tout son périple en équipe légère, un cadreur et un preneur de son. Une semaine de tournage chez elle. Deux sur les sentiers. Ils en tireront le reportage en deux parties que vous pouvez découvrir ci-dessous, ainsi qu’une version plus concentrée, de 60 minutes, présentée depuis quelques mois en festivals où, de La Rochelle à Lons Le Saunier, elle rafle les prix.
Le seul chemin pour faire passer son message
Ce périple alpin n’a pourtant rien d’un exploit. Tout tient dans la personnalité d’Isaline dont Alexandre Lachavanne a su capter toute la profondeur, la poésie, l’étrangeté aussi. Car la jeune fille ne ressemble à nulle autre. Elle ne rentre dans aucune case et c’est là toute sa force. La cause aussi de tous ses tourments pendant tant d’années. Ce tournage, qu’elle a suscité, va marquer un tournant décisif dans sa vie, nous explique Isaline, âgée maintenant de 19 ans, au cours d’une longue interview accordée mardi dernier, une fois sa journée de cours terminée.
« Passe-moi les jumelles », j’ai toujours suivi cette émission chez moi, je la regardais avec mes parents. Mais quand je les ai contactés, je n’avais pas prévu que ça deviendrait ce reportage. Au départ j’avais l’intention de partir seule, avec mes chèvres, mais Alexandre, le réalisateur, a senti qu’il y avait quelque chose de plus profond et il m’a proposé de m’accompagner. Ca a un peu rassuré mon père. J’étais un peu impressionnée par la caméra et un peu agacée, mais le résultat final en vaut la peine. Il a pu comprendre mon histoire et je l’en remercie. Pour moi, ce film, c’était le seul chemin pour faire passer mon message.
Et puis, Alexandre est extraordinaire, il pose les questions tellement bien, et il a su se montrer discret. Avec moi pendant la journée de marche, il me laissait seule le soir où je dormais à l’écurie avec mes chèvres. J’avais prévu au départ de dormir sur le chemin, j’avais pris une tente, mais Valais et Wallis avaient besoin d’un abri pour se sentir en sécurité. Alors j’ai trouvé chaque soir une étable où je dormais avec eux. Je considère que quand on a des animaux, il n’y a pas de raison que je dorme dans des conditions plus confortables qu’eux. Et puis chaque soir, c’était l’occasion de rencontrer des gens. J’ai été tellement touchée par ces contacts, j’ai appris tant de choses sur les traditions, sur la Suisse. C’était bouleversant de voir qu’il pouvait y avoir tant de bonté, de gentillesse ».
A l’école, les moqueries, puis les coups
Un constat qui n’a rien d’évident pour Isaline. Elevée à la dure par des parents un peu aventuriers – son père est éleveur de Yaks, sa mère a fait de longs périples, seule, à cheval – Isaline se voit très tôt accordée beaucoup d’autonomie. « Je voulais lui apprendre tout ce qu’un garçon pouvait faire, et qui pourrait lui être utile », raconte Christian, son père au début du film. Pas trop de place dans son éducation pour la faiblesse. D’autant que sa mère, Patricia, qui explique devant la caméra qu’elle ne voulait pas de cette enfant, l’a toujours considérée comme une adulte.
Isaline grandit « différente », dans un univers où la nature et les animaux sont omniprésents. Hyper sensible, elle va encaisser tous le coups. A l’école primaire tout d’abord, où cette gamine « un peu perchée » et son monde invisible soulèvent les moqueries. On la traite de sorcière. Et bien pire ensuite. Au collège, l’enfant de 12 ans se mue en « caillera ». « Pour me protéger », raconte-t-elle. « Je suis devenue la fille au fond du bus, sans amis. Celle aussi qui subit aussi des violences : on m’a cassé des dents. Donné des coups dans le dos, j’en ai encore des cicatrices. A la maison j’étais encore une autre. Je ne savais plus qui j’étais.» Autour d’elle, les adultes ferment les yeux. « Moi, je me taisais, j’inventais des histoires. Comme tous les enfants victimes de harcèlement, je me disais que ça allait passer, que ce n’était pas grave. Mes parents ont tous les deux un caractère très explosif, franc du collier. Pas facile de montrer mes faiblesses, il fallait me botter les fesses, trouver des solutions. » Avant d’en trouver une – son idée de périple à pied – elle sombre : par deux fois elle tente de se suicider.
Avec Valais et Wallis, « on s’est assemblé pour devenir plus forts »
C’est son projet de marche qui va la sauver. « Au départ, je pensais partir avec deux petites chèvres. Mais j’ai entendu parler d’un exploitant qui voulait arrêter et envoyer tout son troupeau à l’abattoir. Je suis allée le voir. J’ai rencontré deux boucs magnifiques, Valais et Wallis, deux frères jumaux d’une soixantaine de kilos, de race Paon. Ca a été le craquage total ! Ils étaient destinées à l’abattoir, comme moi. On s’est assemblé pour devenir plus forts !
Ce qu’on a fait ensemble, j’en ai des frissons, des larmes. Je suis fière de mes chèvres. Cette marche, ce film, c’est un moment clef de ma vie. Le plus important de ma vie. Valais quand je ne vais pas bien, il ne mange pas. Wallis, c’est mon âme sœur, il est très proche de moi. Au cours de cette rando, je les ai vu évoluer, ils ont pris de la confiance, eux, si peureux au départ, sont devenus des chefs d’expédition, des guides de montagne. C’est un honneur pour moi de les accompagner. C’est incroyable de voir comment ils ont pu se développer.
Ce sont des animaux curieux, intelligents, incroyables. Comme tous les animaux dès lors qu’on prend le temps de les écouter. En plus ils sont de taille jouable, pas comme un cheval par exemple. Et ils passent partout, contrairement aux ânes. Mes chèvres, c’est tout pour moi. »
A l’issue de son premier périple, Isaline sort plus forte. « J’ai réussi à prouver que j’étais capable, que je pouvais réussir », se réjouit-elle. De quoi faire taire tous ceux, élèves et professeurs, qui la condamnaient à l’échec.
En projet, un tour de Suisse de 5 mois, avec ses chèvres
Son voyage et les reportages que la RTS en a tirés, suivis du documentaire, vont marquer un tournant décisif dans sa vie. A 16 ans, Isaline s’émancipe de ses parents, quitte son établissement scolaire et sa réputation, change de formation, apprend l’allemand dans un nouveau cursus bilingue, et se découvre un vrai talent pour « le lancer de drapeau », une tradition athlètique très suisse, où elle s’impose rapidement au plus haut niveau.
Etudiante aujourd’hui en alternance dans une formation en agriculture, elle s’est installée à 60 km de ses parents, avec lesquels la relation s’est apaisée, et elle continue de partir régulièrement en montagne avec Valais et Wallis, seule cette fois. Son troupeau s’est étoffé et compte maintenant deux chèvres de plus : Matata, de race chamoise, et Bambi, son fils, avec lesquelles elle propose des randonnées via son site, en attendant de créer un lieu où elle offrira des activités nature, une fois ses études terminées.
Dans deux ans, c’est un tour de Suisse de cinq mois qu’elle aimerait faire avec ses deux boucs. Mais pour l’heure elle tente de mettre sur le papier ses aventures, elle a déjà trouvé un éditeur, et savoure les rencontres qu’elle fait au fil des festivals qui la réclament. « J’y ai découvert des gens qui pensent comme moi, c’est une bouffée d’air incroyable », dit-elle. Et surtout, elle intervient maintenant dans des établissements scolaires, pour montrer son film. L’occasion de parler de violence et de harcèlement. Elle connait bien le sujet. Et sait qu’on peut s’en sortir.
Son projet de vie ? : « Aider les gens. Avec moi, ils ont tout de suite envie de vider leur sac. Ca doit être mon énergie. Notre société actuelle est égoïste, ce qui est encore accentué par la digitalisation. Or, on est des êtres humains, des animaux, on a besoin de communiquer. Marcher avec les chèvres, s’arrêter au bord du chemin, parler d’expérience de vie, de tout, de rien, c’est si beau. Ca compte énormément pour moi. »
La version RTS
Partie 2
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