En 2018, leur ascension du mont Noshaw, le point culminant d’Afghanistan (7500 m), avait fait la une de la presse nationale mais aussi internationale. Leur extraordinaire aventure avait même fait l’objet d’un documentaire de 58 minutes primé dans de nombreux festivals. Trois ans plus tard, ces jeunes femmes, grimpeuses ou alpinistes, formées par l’ONG américaine Ascend, tentent désespérément de fuir leur pays. Car, symbole de l’émancipation des femmes, elles figurent parmi les premières cibles des nouveaux maîtres de Kaboul. A l’heure où le pont aérien menace d’être interrompu d’un jour à l’autre, Marina LeGree, fondatrice d’Ascend, continue de se battre depuis les États-Unis pour « faire sortir les filles ». Une désespérante course contre la montre, encore freinée hier soir par l’annonce par les Talibans de l’interdiction aux ressortissants afghans de quitter le pays.
Les lecteurs d’Outside les avaient découvertes en mai 2019 à travers le récit palpitant de leur ascension du toit de l’Afghanistan réalisé l’année précédente. Quelques mois plus tard, nous les avions retrouvées lors d’un stage d’alpinisme dans la vallée de Chamonix où elles s’étaient perfectionnées. Interviewées alors sur leurs conditions d’entraînement dans leur pays, les trois jeunes instructrices assistantes, salariées de l’association Ascend – Leadership Through Athletics (« S’élever : le leadership par le sport ») préféraient pour certaines taire leur nom pour des raisons de sécurité et expliquaient : « Ici, il est normal que des hommes et des femmes partent ensemble en montagne. On se sent en sécurité. On peut être libres, parler les unes avec les autres sans craindre le regard extérieur. On pourrait être tuées rien que pour ça chez nous car beaucoup d’Afghans pensent que les femmes doivent rester à la maison et ne comprennent pas que c’est injuste. ».
Des mots qui prennent plus de sens encore aujourd’hui à l’heure où le désengagement américain et la rapide prise de pouvoir des Talibans conduit des milliers d’Afghans proches des Occidentaux à tenter de fuir le pays. Parmi eux, l’équipe d’Ascend, majoritairement composée de jeunes femmes, terrifiées à l’idée de voir arriver les nouveaux maître de l’Afghanistan. Seule solution pour elles et leur famille, sortir du pays. Tâche à laquelle se consacre nuit et jour l’Américaine Marina LeGree, fondatrice de l’ ONG qui vient de lancer un appel à l’aide à la communauté de la montagne, comme elle nous l’a expliqué dans la nuit du lundi 22 août au mardi 23 août, lors d’un entretien téléphonique. Depuis, le discours des Talibans s’est durci et hier soir, on apprenait que par crainte de voir fuir « les experts », les Afghans ne pouvaient plus sortir du pays. On craint désormais que tous ses efforts s’effondrent.
Quelle est la situation aujourd’hui pour les membres d’Ascend et les jeunes femmes alpinistes ou grimpeuses ?
C’est dramatique, désespérant. J’ai une fille et sa famille qui essaient d’aller à l’aéroport, mais ils n’y arrivent pas. Alors qu’ils ont été invités au Danemark et qu’ils ont leurs papiers. C’est la 3e nuit qu’ils essaient. La semaine dernière, lors de l’une de leurs tentatives, le père a été blessé dans la tumulte et la foule mais ils continuent de garder l’espoir car c’est la seule sortie, la frontière avec le Pakistan étant fermée.
Tout notre staff essaie de sortir d’Afghanistan. Nos filles alpinistes mais aussi leurs instructeurs d’escalade ou de yoga, et le personnel administratif, tous sont afghans. Sur place, nous avions une Norvégienne, chargée d’assurer le relais avec notre siège, aux USA, mais par chance elle a réussi à partir quelques jours avant la crise, non sans mal. Elle a été prise à partie et violentée. Je parle donc d’environ 80 personnes, mais avec leur famille, c’est plutôt quelques 200 personnes que nous devons faire sortir. C’est beaucoup de gens alors que l’aéroport devrait être fermé à partir du 1er septembre et que le pont aérien vers l’Europe pourrait prendre fin dès jeudi soir 26 août.
Or, ils sont coincés, et tous n’ont pas leurs papiers. La procédure de visa est assez longue. Les États-Unis ne l’ont ouverte que … le 2 août ! Donc beaucoup n’ont pas eu le temps de réunir les documents nécessaires. Alors qu’avec un dossier complet ils pourraient avoir l’espoir d’être évacués vers le Canada ou les US. Mais rien n’est certain aujourd’hui.
A ce jour, combien de personnes de l’organisation êtes-vous parvenue à faire sortir ?
Je préfère ne pas donner de détails, par sécurité pour tous ceux qui sont encore en Afghanistan. Et puis, si chaque sortie est une joie pour nous – quelques heures après notre entretien, Marina apprenait qu’une fille avait pu trouver une place sur un vol ndlr – nous préférons rester discrets et ne pas communiquer sur ce sujet, il reste tant de gens à faire sortir et même si nous avons réussi pour certains, c’est très triste de ne pas pouvoir faire plus.
Deux de nos filles ont été acceptées au Danemark, avec leur famille, selon la règle en vigueur dans ce pays (chaque État a ses dispositions propres, ndlr), mais la plupart, si nous y parvenons, devraient aller aux US ou au Canada. Mais rien n’est sûr.
La situation est terriblement frustrante, je suis moi aux États-Unis et j’essaie de les guider, de les aider de mon mieux, de leur trouver des portes de sortie, et je contemple tous ces Occidentaux échouer lamentablement au moment crucial, au moment où ils devraient assurer la sécurité des gens qui les ont aidés sur place pendant des années. C’est si décevant de voir une fin pareille. C’est déprimant et très inquiétant, car si pour le moment les Talibans ne font pas grand-chose à Kaboul – ils se contentent de regarder ces gens qui essaient de sortir – ils sont prêts à intervenir au 1er septembre.
Que risquent vos jeunes grimpeuses et alpinistes ?
Nos filles sont terrifiées, les Talibans ne les pas encore trouvées, mais certains de leurs parents proches ont déjà reçu leur visite. Elles ont donc brulé tous leurs papiers. Elles se préparent au pire, surtout parce qu’elles ont entendu dire que les talibans prenaient des filles pour les donner en mariage à leurs combattants. Ces filles ne sont pas spécialement la cible numéro 1 du fait de leur appartenance à Ascend, mais elles font partie de toute une jeune génération que visent les talibans car elles ont eu une ouverture différente de leurs mères, ce sont des femmes puissantes. C’est terriblement déprimant de voir ces femmes, ces athlètes qui font partie d’un mouvement sportif, stoppées dans leur évolution, de plus en plus nombreuses à nous rejoindre. Cette année, avec l’ouverture de notre nouveau centre sportif nous avons triplé le nombre de pratiquantes en escalade ou alpinisme. Notre communauté, basée exclusivement à Kaboul, est très active. Nos filles sont donc considérées comme une menace, d’autant que la plupart sont de la minorité chiite hazara, déjà persécutée en Afghanistan.
Comment voyez-vous évoluer la situation ?
Tout dépend à quel moment vous me posez cette question. J’avoue que je ne sais pas comment tout ça va finir. Je suis complètement perdue et ne comprends pas comment mon gouvernement et les autres Occidentaux n’ont pas organisé les choses autrement. Je sais seulement que les portes vont se refermer et pour le moment je me focalise sur la question de l’évacuation. C’est l’urgence. Après, nous verrons comment agir en Afghanistan. Ce n’est pas fini pour Ascend. Nous allons essayer de continuer à aider nos filles sur place et d’agir sans doute autrement. En intervenant au niveau de la santé par exemple. D’une façon ou d’une autre, nous reviendrons sur place. Après toutes ces années, tous ces contacts, on ne peut tout simplement pas partir ainsi et ne rien faire. Il nous faut trouver une façon de continuer à être présents et actifs sur place. Mais tout dépendra de la latitude que nous donneront les Talibans qui n’ont pas encore dit grand-chose. Ils ont pris le pouvoir, mais n’ont pas encore vraiment gouverné. A voir comment cela se passe, surtout à Kaboul où la plupart des gens les détestent.
Comment peut-on les aider ?
Dès le 7 mai nous avons anticipé les difficultés à venir et lancé un appel aux dons. A ce jour nous comptons 1348 donateurs et 132,656 dollars levés. Mais les filles ont surtout besoin d’un endroit où vivre. Or tout le monde a peur de ces réfugiés. Il faut que les États ouvrent leurs frontières. Dès lors que c’est décidé, la procédure peut aller assez vite. Mais il semble que les Européens ne veuillent pas de ces réfugiés. Et tout va si lentement avec ce problème de fermeture de l’aéroport. Après, pour ceux qui auront eu la chance de sortir, va commencer une très long procédure d’installation, difficile après un tel traumatisme, suite aux séparations, à l’exil. Aussi, si des gens en France pouvaient en accueillir ce serait formidable. Mais le simple fait, d’une manière ou d’une autre que les gens montrent qu’ils ne sont pas indifférents au sort des Afghans est important pour eux. Je crains que l’Afghanistan perde toute une génération, les gens étant si déçus de ce qui leur arrive. Si la communauté de la montagne a été impressionnée par ce que ces jeunes filles ont réussi à faire, il faut que maintenant elle leur assure son soutien. De bien des façons. Les gens peuvent faire des dons et faire pression sur leur élus, mais à ce stade, mais je crains que tout soit déjà presque joué.
Comment seront utilisés les dons ?
Il nous faut dans un premier temps subvenir aux besoins quotidiens des membres de notre équipe, instructeurs et élèves, qui ont tout perdu. Et on parle là de pas mal de gens. Puis, comme je l’expliquais, nous réorienterons notre action en Afghanistan en fonction de ce qui sera possible. Ces fonds nous y aideront. Par ailleurs, à terme, ce serait formidable que ces filles puissent être accueillies dans le communauté des grimpeurs ou des alpinistes. Nos filles vont certainement passer de longs mois dans les camps, une expérience traumatisante. Retrouver la pratique, en salle ou en falaise, grimper ou marcher en montagne pourrait beaucoup les aider psychologiquement. Ça serait vraiment super cool. On a une fille en Suède et une autre en Australie qui ont été invitées par des clubs de rando. Ça les aide énormément à s’intégrer et à retrouver un équilibre personnel. Sans parler de tous les bénéfices d’être dans la nature. Je ne peux qu’encourager les Français à aller vers les réfugiées et à leur proposer d’entrer dans un monde dans lequel, malgré leurs compétences, elles ne pourront pas avoir accès.
Vous souhaitez aider les alpinistes afghanes ?
On ne sait pas encore où ni quand ce jeunes femmes pourront trouver asile, mais si vous souhaitez proposer une solution de logement, contactez Ascend par email SafeHomes@ascendathletics.org
Et pour faire un don à l’ONG, c’est ici.
Par mesure de sécurité, suite à la prise du pouvoir des Talibans en août 2021, tous les noms de famille des jeunes afghanes ont été enlevés et les visages cachés sur les photos.
Photo d'en-tête : Camille Fiducia / Ascend