C’était l’un des « derniers grand problèmes » de l’Himalaya : une arrête magnifique et interminable sur l’Annapurna III qui résistait depuis quarante ans à toutes les tentatives. Une première que l’Ukrainien a réussie au Népal il y a tout juste un an, et qui lui vaut cette année un prix spécial du jury des Piolets d’or. De quoi générer aussi un premier livre un peu inattendu, « Patience ». Entre récit d’expédition, retour sur une enfance marquée par l’empreinte du sport de masse soviétique et l’influence d’un père trop tôt disparu, et réflexion sur un quotidien bouleversé par la guerre.
Entre le bunker et le sous-marin. Etrange lieu pour une rencontre avec un amoureux des cimes. La salle – une loge d’artiste surchauffée et sans fenêtre, que nous a réservée le Grand Rex, à Paris, lundi dernier, pour cet entretien avec Mikhaïl « Misha » Fomine – est perdue, vingt mètres sous terre, dans les entrailles du cinéma historique. L’Ukrainien de 41 ans y est très attendu ce soir-là à l’occasion de « Montagne en scène ». Quelques jours plus tard, c’est à Briançon qu’il sera à nouveau sous les projecteurs des Piolets d’or pour une première, son ascension historique de l’arête sud-est de l’Annapurna III (7 555 m) par la voie « Patience » (2 950 m, 6a A3 M6 80° en glace et 90° en neige), réalisée le 6 novembre 2021 en compagnie de Nikita Balabanov et Vyacheslav Polezhayko. Un « Prix spécial » qu’il pourra ranger aux côtés du Piolet d’or reçu en 2016 pour son ascension du pilier nord-nord-ouest et cinquième ascension du Talung (7 348 m) à la frontière indo-népalaise, avec, déjà, son camarade Nikita. Mais pour l’heure Michaël arrive de Milan où sa famille est réfugiée depuis l’offensive russe en Ukraine, il reprend son souffle, pose son sac, et attrape au passage le petit livre à couverture rouge posée sur la table : « Patience », le récit de l’exploit qui lui vaut tant d’honneurs et qu’il découvre aujourd’hui. Son premier, et en français seulement pour l’instant. Il ne pourra pas le lire, mais il en connait chaque mot bien sûr. Pourtant, s’il n’en n’avait tenu qu’à lui, cette œuvre aurait pu ne jamais exister. « Ce n’était vraiment pas le moment d’écrire un livre », explique-t-il. « En d’autres temps, j’en aurais été heureux et fier, mais là, avec la guerre, l’urgence est ailleurs ».
Parti précipitamment de Kiev février 2022, Michaël s’est installé provisoirement à Milan d’où il participe lui aussi à l’effort de guerre. Avec ses propres armes. En l’occurrence, sa connaissance des technologies de l’information et son réseau. Grimpeur non professionnel, ce business analyst travaillant pour une entreprise américaine dispose d’un arsenal non négligeable : une expertise lui permettant d’acheminer du matériel de pointe aux soldats ukrainiens et une notoriété dans la communauté de l’alpinisme capable de mobiliser de précieux fonds via les réseaux sociaux. « La plupart des dons viennent des grimpeurs », explique-t-il. « Une Ukrainienne m’a ainsi envoyé 1500 euros d’un coup : tout l’argent qu’elle avait mis de côté pour faire son ascension du mont Blanc. Un autre m’a fait parvenir 3500 euros avec un message : on s’était croisés en montagne. Il se souvenait de moi ! »
Alors écrire un livre d’alpinisme dans un tel contexte, à quoi bon, s’est dit Michaël quand en juillet dernier Charlie Buffet, des Editions Guérin, le contacte. Cela semblait la dernière chose à faire. Et pourtant justement, c’était le bon moment, le plus utile, selon l’éditeur qui va « accompagner Misha sur le chemin de l’écriture, en anglais, et le publier sans perdre une minute. » Lui précisant au passage que les bénéfices de ce livre seront versés à un organisme d’aide à l’Ukraine.
L’argument fait mouche. D’autant que dans la famille Fomine, les récits d’alpinistes, les Ukrainiens mais aussi tous les grands noms, Messner, Lachenal… tapissent la bibliothèque de son père, ingénieur, et surtout leader de la communauté d’ « explorateurs » de Mikolaïv. « L’exploration alpine », une pratique en équipe qui n’a pas d’équivalent direct dans le monde occidental, mélange de trekking difficile et d’alpinisme, née en URSS et restée très populaire dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Ce père adoré, compagnon d’escalade de Misha dès ses trois ans, est celui qui dans les années 70 et 80 dirigeait des expéditions dans les montagnes du Caucase, du Pamir et des Tien Shan. Un héros trop tôt disparu dont l’Ukrainien emporte désormais la photo lors de ses expéditions. C’est donc aussi un peu pour lui qu’il a écrit ce livre, malgré sa pudeur à évoquer ce qui le touche de près. Cette photo, il l’aura sur lui en 2014 lors de sa première tentative sur l’Annapurna III en compagnie de ses amis et compagnons de cordée, Nikita Balabanov et Vyacheslav Polezhayko. Cette année-là, à l’issue de 18 jours ils doivent renoncer au sommet. Nikita ressent les premières engelures : trop risqué !. Mais aussi en novembre dernier, quand leur ambitieux objectif est atteint, mettant fin ainsi à quarante ans de tentatives infructueuses durant laquelle deux alpinistes ont perdu la vie.
Cette réussite, il la doit, dit-il, à l’extraordinaire entente et à la complémentarité de leur équipe. « Slava, c’est notre ‘Mr. Neige’, un don inné qui nous a sauvés sur l’Annapurna III. C’est lui aussi qui assure la cohérence de notre groupe, l’équilibre. Lui qui tranche quand Nikita le stratège, guide pro et homme prudent, freine un peu du pied et que moi je piaffe et veux y aller, là, tout de suite, quoi qu’il arrive ! Depuis près de quinze ans qu’on grimpe ensemble, on se connait, ça roule. Et c’est notre plus grande force. A ce jour l’Annapurna III est notre objectif le plus ambitieux. Le plus beau. Le plus incertain aussi. On aurait aimé qu’il soit plus pur encore et éviter l’arrivée au camp de base en hélicoptère, mais ça n’a pas été possible pour des raisons de santé et de sécurité. », regrette l’alpiniste. Peu avant le départ, Nikita se déchire un ligament, sans compter qu’un glissement de terrain a détruit une partie du sentier d’accès au BC. Forcément, le sujet a fait débat au sein du jury du Piolet d’Or cette année, mais l’esprit d’aventure, l’exploration et l’engagement étant bien là, il a tranché.
Une heureuse issue qui réjouit Michaël, bien sûr, mais l’essentiel n’est pas là, explique-t-il. « L’important, c’était qu’on arrive au sommet, ensemble. Et que, comme pour toute ascension on en tire quelque chose qu’on puisse partager avec les autres, sinon, à quoi bon, car l’alpinisme est l’une des activités les plus égoïstes du monde, non ? ». Qu’en aura-t-il donc tiré cette fois-là ? « l’art de la patience », avoue-t-il.