Les stations des Alpes persistent à poursuivre la bétonisation des montagnes pour profiter autant que possible de la pratique du ski alpin. Mais cette artificialisation à marche forcée qui espère aller plus vite que le réchauffement climatique rencontre une résistance associative et collective de plus en plus importante. Une enquête très documentée de Laury-Anne Cholez, initialement publiée dans Reporterre, que nous partageons aujourd’hui avec nos lecteurs.
Des nouvelles remontées mécaniques, desservant de nouvelles pistes équipées de nouveaux canons à neige à côté de nouveaux hôtels pour accueillir toujours plus de skieurs. Malgré le réchauffement climatique et l’inéluctable recul du manteau neigeux, les stations de sports d’hiver s’obstinent à vouloir faire du ski alpin l’alpha et l’oméga de leur développement.
Mais aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent contre cette addiction à la poudreuse blanche. «Autrefois, on ne pouvait pas critiquer le développement de la montagne. Il existait une réelle omerta. Certains de nos adhérents avaient même reçu des menaces de mort et si vous n’aviez pas cinq générations enterrées au cimetière du village, il était impossible d’avoir la parole. Mais depuis quelque temps, les choses changent», explique Vincent Neirinck, chargé de mission aménagement chez Mountain Wilderness, une association de protection de la montagne.
Ainsi, ces dernières années, plusieurs collectifs locaux ont lancé la lutte contre des projets d’aménagements. Nous en avons listé une dizaine sur notre carte dans les Aravis, en Maurienne ou encore en Tarentaise, comme le collectif Pacte d’avenir citoyen de Tarentaise (PACT). Ses membres tentent d’alerter les élus et le grand public sur les méfaits des projets de développement dans cette vallée. Ils aimeraient lancer des débats sur l’avenir de la région, mettre en place un moratoire sur tous les nouveaux projets de construction dépassant dix millions d’euros et instaurer une politique concertée sur la gouvernance du territoire.
«On assiste à une fuite en avant des constructions, alors que les locaux ne peuvent pas se loger. Quels outils pourrait-on mettre en place pour traiter cette question de manière efficace?», s’interroge Fred Sansoz, membre de PACT.
Beaucoup de collectifs se forment de façon ponctuelle autour d’un sujet précis : une retenue collinaire pour les canons à neige, un nouveau téléphérique ou une piste de ski qui va ravager une forêt. «Ce qui me frappe, c’est la diversité de ces collectifs»,dit Jean-François Arragain, administrateur de France nature environnement 74. Avec Mountain Wilderness, FNE multiplie les recours contre certains projets qu’elle estime dommageables pour l’environnement, comme le projet d’urbanisation de Bonneval-sur-Arc, qui prévoyait la construction d’un nouveau hameau avec mille cinq cents lits.
Difficiles victoires contre l’économie
Ailleurs, la mobilisation citoyenne paie. Le projet de téléphérique à Saint Véran a été abandonné. Le Club Med ne s’installera ni au Grand Bornand ni à la Clusaz. «Bien sûr il y a des victoires et il faut les souligner. Mais un nombre incalculable de projets passent sans aucun souci», s’inquiète Fred Sansoz. «D’ailleurs, on ne sait pas si les maires reculent pour mieux sauter. Par exemple, celui de La Clusaz a déclaré qu’il ne construirait pas de Club Med à cet endroit, sans totalement fermer la porte à son installation ailleurs.»
Il faut dire que l’enjeu économique est crucial. Les 250 domaines skiables français représentent 18.000 emplois directs et près de 120.000 emplois induits en station. Les recettes de fréquentation dépasseraient les 1.400 millions d’euros. Mais seulement 13% de la population française s’adonne aux sports d’hiver : la concurrence entre les stations pour séduire le skieur est donc féroce. «Autrefois, vous aviez des publicités non territorialisées pour vous dire de venir à la montagne. Désormais, chaque station veut se distinguer de sa voisine avec ses aménagements», observe Vincent Neirinck. Dès lors, une course sans fin au plus gros télésiège, au plus vaste domaine et au meilleur enneigement garanti s’est enclenchée. Et pour ce faire, il faut dépenser. Laurent Wauquiez, le président du conseil régional Auvergne Rhône-Alpes, a lancé en 2016 un plan neige doté d’un budget de 200 millions d’euros, entre autres pour développer la neige artificielle. «En ce moment, défendre ceux qui travaillent en station, c’est compréhensible. Mais c’est pareil que défendre les gens qui bossent en monoculture, en agriculture. Il faut les aider à faire une transition, mais il ne faut pas tout faire pour maintenir l’activité»,explique dans Slate Frédi Meignan, le président de Mountain Wilderness.
Une prise de conscience générale
Désormais, la prise de conscience n’est plus seulement cantonnée au milieu écolo. Même les guides, moniteurs de ski ou sportifs célèbres ont compris l’imminence du changement, à l’instar de Franck Piccard. L’ancien champion olympique, aujourd’hui à la tête de cinquante employés dans sa station des Saisies, a signé une tribune pour repenser le «tout-ski» : «Je ne vais pas cracher dans la soupe. J’ai fait partie de ce développement qui a fait de la Savoie la meilleure destination montagne du monde. Est-ce qu’à un moment tout s’est emballé? Bien sûr que je réalise 80 % de mon chiffre d’affaires grâce au ski alpin, directement ou indirectement. Mais c’est sûrement fini. Il faut passer à autre chose. Le ski alpin, mais pas que! Voilà qui pourrait être un bon slogan», a-t-il expliqué sur France Bleu.
Le réchauffement climatique n’est pas seul responsable de ce changement d’attitude. La pandémie de Covid-19, qui va entraîner une saison blanche dans les stations, va sans doute accélérer la mutation. «Les professionnels voient bien qu’une page est en train de se tourner», dit Jean-François Arragain. Face à ce constat, deux attitudes : la fuite en avant et la multiplication de nouveaux équipements, notamment les retenues collinaires, pour fabriquer de la neige artificielle afin de tenir encore vingt ou trente ans. Ou alors la transition vers une activité hivernale plus résiliente et moins dépendante des conditions climatiques. Mais quelle que soit l’évolution du manteau neigeux, les hautes cimes continueront de séduire les touristes. «Je n’ai jamais vu autant de monde en montagne qu’en ce moment», assure Vincent Neirinck de Mountain Wilderness. «Certes, personne n’achète de forfait de ski, mais les gens font des raquettes, du ski de randonnée ou de fond ou alors se baladent. Au final, ce qui nous manque le plus, ce n’est pas l’absence de remontée mécaniques, mais les bons restos!»
Quels sont les projets de bétonnage dans les Alpes ?
Avec l’aide de Mountain Wilderness et de France nature environnement, « Reporterre » a listé l’ensemble des projets de bétonnage dans les Alpes. Beaucoup font l’objet de recours juridiques de la part des deux associations et d’autres associations locales de défense de l’environnement. Dans certains massifs, des collectifs locaux se sont également lancés pour lutter contre des projets, qui sont précisés sur la carte. Les infrastructures sont réparties en cinq catégories : pistes de ski, retenues collinaires pour alimenter les canons à neige, liaisons entre stations et transport par câble, incluant notamment les remontées mécaniques.
La liste des projets de bétonnage dans les Alpes
MAURIENNE
Station Albiez-Montrond :
Nouvelle piste de ski
1.100 nouveaux lits touristiques
Liaison avec les Karélis
Stations de Valfréjus et de Valmeinier :
Liaison la Croix du Sud
Valloire :
Deux nouveaux télésièges sont prévus dans le vallon sauvage de l’Aiguille noire
Projet d’un nouveau Club Med
Val-Cenis :
Cinq nouvelles remontées mécaniques
Saint-François-Longchamp :
Projet de nouveaux télésièges
Aussois :
Projet extension domaine skiable avec trois remontées mécaniques
Collectif en lutte : Vivre et agir en Maurienne.
TARENTAISE
La Rosière :
Projet d’une résidence Odalys l’écrin blanc 900 lits en détruisant 1,2 hectare
Bourg-saint-Maurice :
Projet de construction d’hôtels
Collectif en lutte : Pacte d’avenir citoyen de Tarentaise (PACT)
OISANS
Alpe d’Huez :
Téléphérique entre les Deux Alpes et l’Alpe d’Huez
La Grave :
Nouvelle télécabine jusqu’au Dôme de la Lauze
Collectif en lutte : La Grave autrement
ARAVIS
Thones :
Ascenseur valléen entre Thônes et le plateau de Beauregard
La Clusaz :
Remontée mécanique
Le Manigod :
Résidence de luxe à La Croix-Fry
Projet liaison inter-station La Clusaz, Le Grand Bornand et St Jean de Sixt qui passerait par la montagne du Danay.
retenue collinaire sur la montagne du Danay.
Remontée mécanique entre La Clusaz et Manigod.
Aménagement du versant Est de la montagne du Lachat du Grand Bornand.
un télésiège
une piste de ski
une retenue collinaire
une liaison entre la Clusaz et la Giettaz
Grand-Bornand :
Extension du domaine skiable
Collectif en lutte : Fier Aravis
Collectif en lutte : Sauvons Le Lachat du Grand-Bornand
RETENUES COLLINAIRES
La Féclaz : Retenue d’eau pour canons à neige
Collectif en lutte : les Amis de la Terre en Savoie
Retenue collinaire de Combloux
Retenue collinaire Col de la Loze
Retenue collinaire Les Deux Alpes
AUTRES MASSIFS
Flaine :
Funiflaine : Relier le domaine skiable de Flaine, en Haute-Savoie, à la vallée de l’Arve
Saint-Gervais :
Ascenseur valléen qui permettra de relier la gare SNCF du Fayet à la gare de départ de la télécabine du Bettex dans le bourg de Saint-Gervais
Les Gets :
Liaison entre les deux versants du domaine skiable qui passerait au dessus du village et traverserait le versant du Mont-Chéry
Albiez-Montrond (Savoie) :
Liaison entre les stations d’Albiez et des Karellis
Collectif en lutte : La Harde
Article initialement publié le 10 février 2021 sur Reporterre, reproduit avec l’aimable autorisation du « quotidien de l’écologie ».