Le 13 janvier dernier, Matthieu Tordeur devenait le premier Français et la plus jeune personne à rallier le pôle Sud en solitaire, sans assistance et en autonomie totale. Un exploit qui a suscité un véritable engouement et lui a permis d’asseoir son statut d’aventurier. Alors que le documentaire sur son odyssée sortira le 17 juin sur Ushuaïa TV, nous l’avons rencontré afin d’évoquer les coulisses d’une activité qu’il est parvenu à transformer en profession.
C’est un peu absurde, mais on s’attendait à rencontrer un Matthieu Tordeur auréolé d’une énorme capuche en fourrure et masque de ski remonté sur le front, tirant éventuellement un traîneau. Rien à voir avec le citadin qui patiente en souriant à la table du café, son téléphone posé devant lui. Rentré le 19 janvier de sa folle traversée en Antarctique, où il a parcouru 1 150 kilomètres à ski seul, sans assistance et en autonomie pour rejoindre le pôle Sud, Matthieu est depuis passé à une autre phase de son aventure.
“Être sur le terrain en expé, c’est 10% de ma vie. Les 90 autres, je suis comme tout le monde : coincé derrière un ordi, à envoyer des mails et passer des coups de fils”, explique-t-il d’emblée. Quand Matthieu Tordeur a accepté la demande d’interview, il a très vite proposé de raconter le verso de sa vie d’aventurier-conférencier, la partie immergée de l’iceberg, que l’on ne voit pas sur Instagram et qu’il n’a pas forcément l’occasion de raconter.
“Depuis mon retour, je reçois beaucoup de messages de gens qui me disent que je les ai inspirés et qu’eux aussi veulent devenir aventuriers. Ça me fait super plaisir et je leur réponds à tous, mais je prends soin de leur expliquer qu’il y a un monde entre ce qu’ils voient et la réalité de mon quotidien. Je me dis que c’est de ma faute et je devrais peut-être plus partager les coulisses, qui sont un peu moins marrantes”.
Matthieu Tordeur parle vite et c’est toujours précis. On pourrait se dire qu’il est rodé par les conférences données depuis son retour, à raison de deux ou trois par semaines, mais pas sûr que cet entraînement ait été nécessaire tant il déroule un fil limpide, anticipe les questions. Un talent plutôt utile dans cette ultime phase de son expédition, celle du partage. “Depuis que je suis rentré, j’enchaîne les conférences, je vais partout, dans des grandes entreprises – BNP Paribas, AXA, Swiss Life – mais aussi dans des startups. J’ai aussi fait au moins 25 collèges et lycées… Je reçois une ou deux demandes par jour, donc il y a plein de choses que je ne peux pas accepter. Aujourd’hui, je bosse avec un agent, il m’aide, on définit les tarifs, et ça marche assez bien”.
Un succès qui, loin d’être le fruit du hasard, est plutôt celui d’un type passionné qui n’a jamais rien lâché. Ça ne fait que quelques mois que Matthieu vit enfin de cette activité “d’aventurier-conférencier”, alors qu’il multiplie les aventures depuis dix ans. “J’ai grandi avec Tintin, j’ai construit un imaginaire de rencontres et de découverte”. Ajoutez des parents médecins, humanitaires sur leurs périodes de vacances, qui encouragent leurs enfants à explorer le monde et leurs envies, et vous obtenez un Matthieu Tordeur partant à 19 ans arpenter l’Europe de l’Est à vélo, de Budapest à Istanbul sur plus de 1700 km. A 21 ans, nouvelle grosse aventure, une année sabbatique de tour de monde en 4L pour promouvoir la microfinance avec un ami d’enfance.
« On avait tout préparé minutieusement, des partenaires et des sponsors nous accompagnaient. On a voulu donner une dimension supplémentaire au voyage en y ajoutant la notion de solidarité : on avait récolté 25 000 euros, via des banques et des entreprises, qu’on a prêtés sur la route au fur et à mesure à des micro-entrepreneurs pour qu’ils puissent démarrer une activité ».
Matthieu et son ami d’enfance documentent le voyage en apprenant sur le tas : photos, vidéos, interviews des personnes rencontrées. “Le boulot, c’était d’aller sur place voir comment c’était utilisé. Et au retour, on en a fait un film, pour le fun. Sauf que finalement, il était mieux que ce qu’on avait imaginé : il a été présenté à Grand Bivouac, un festival de film documentaire et on a gagné un prix. Et tout s’est enchaîné. Ushuaïa TV nous l’a acheté, on a écrit un livre, et c’est un peu là que tout a vraiment commencé. Ça m’a donné confiance, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire professionnellement”.
Pour autant, Matthieu continue ses études. Après quatre ans en affaires européennes et allemand à King’s College, à Londres, il enchaîne sur un master en sécurité internationale à Sciences Po Paris. “Ça tournait autour des menaces modernes, de l’humanitaire, c’est un domaine qui m’intéresse toujours d’ailleurs, j’ai fait un stage de six mois chez Médecins sans Frontières et j’ai adoré”. Un statut d’étudiant qui a également l’avantage d’offrir des fenêtres pour l’aventure.
“Je suis un privilégié. Mes parents avaient les moyens de payer des études qui me plaisaient, j’ai pu prendre le temps, je n’ai pas eu à bosser direct comme tant d’autres. J’avais quatre mois de vacances par an, donc je commençais par travailler dans un resto, un magasin, pour gagner un peu d’argent et ensuite je partais pour des petites aventures à droite à gauche. Rien de fou, une descente de la Seine en kayak, des trucs pas hallucinants, mais c’était un cheminement, une construction. Je ne suis spécialiste de rien. J’ai fait du stop, du kayak, de la 4L, de la moto, de la course à pied, du vélo, du ski… J’ai lu énormément aussi, de tout, aventuriers, explorateurs, Amundsen, Scott et les autres ”.
Un généraliste donc, qui a beaucoup pratiqué les sports d’endurance. Vélo, marathon, “mais sans vouloir faire des temps de malade, juste tenir la distance”. Tenir la distance, c’est peut-être ce qui a différencié Matthieu Tordeur des autres en Antarctique. En raison notamment d’une météo particulièrement mauvaise, seules deux des sept expéditions lancées cette année sont arrivées au pôle. Parmi les abandons, certains avaient pourtant déjà gravi l’Everest sans oxygène. Difficile de savoir ce qui fait la différence dans ces cas-là. “Peut-être que j’en rêvais un peu plus fort, hasarde-t-il. Enfin j’en sais rien.”
Ce rêve en tout cas, Matthieu est allé le chercher avec les dents. “J’ai commencé à m’y mettre dès 2015. Rien que pour le matériel, ça m’a pris des mois… Je n’y connaissais presque rien : quelles chaussures, quelles peaux de phoque, quel duvet, quel traîneau ? Comme je passe mon temps à me nourrir des expériences des autres, j’ai tout regardé, écrit à des gens…et reçu plein de réponses différentes. Donc à un moment, t’as plus le choix, il faut tester. Sauf que t’as pas d’argent, donc t’essayes de les avoir gratos. J’ai fait des plaquettes de sponsoring, ça prend un temps fou si tu veux bien faire les choses, mais le pouvoir de l’image est tellement puissant”. Perfectionniste ? Il se marre. “Je crois qu’on peut dire que je fais vraiment chier sur les détails. Ça ne doit pas être facile de bosser avec moi, j’ai besoin que tout soit carré”.
Le plus difficile reste encore la recherche des sponsors et partenaires. “Beaucoup. Beaucoup. Beaucoup de réponses négatives. J’ai contacté des centaines et des centaines de sponsors éventuels pour recevoir un dixième de réponses. Et seul un dixième de ce dixième était positif.”
Pour les aventuriers, la recherche de fonds est l’une des étapes les plus décourageantes, une spirale infernale de mails jamais retournés et de téléphones qui sonnent dans le vide. “Oui, c’est chiant, confirme Matthieu. Mais ça fait partie intégrante de l’aventure, et le moment où quelqu’un te dit enfin oui, c’est génial. D’autant que ça a un effet d’entraînement : le deuxième est moins compliqué à obtenir, etc. Tu arrives peu à peu à affiner ta stratégie. Y’a pas d’école pour ça, tout se fait à l’humain et à l’enthousiasme.”
Trois ans de préparation pour 51 jours d’expédition au pôle Sud, avec tous les sacrifices qui vont avec : « Je n’ai pas eu de copine pendant des années… En ce moment je suis avec quelqu’un, mais avec l’expé au pôle Sud, c’était clairement un couple à trois ». Et l’aventure ne s’est pas terminée sur le continent mythique.
Reste la dernière phase, celle du partage donc. « Je dis que je suis un aventurier, mais au fond du fond, je pense que je suis plus un entrepreneur », analyse-t-il. Pour pouvoir continuer à vivre de ses aventures, il doit convaincre des bailleurs de fonds de l’intérêt de ce qu’il « vend », pour éventuellement susciter une envie de financement d’un prochain projet. “C’est incontournable. Conférences, sponsors… Les explorateurs ont toujours dépendu de mécènes, ça marche comme ça. Évidemment, tu ne vas pas aller faire ton beurre chez Total si tu as une fibre écologique. Mais dans mes conférences, je parle de résilience, de dépassement de soi, mais aussi des terres polaires, j’essaye de participer au réveil des consciences sur l’urgence du sujet du dérèglement climatique. Donc il ne faut pas vendre son âme au diable, mais on peut se parler (il rit). Il faut se servir de ceux qui ont du pognon, parce que si je ne fais que des passages dans les classes de maternelle, je ne risque pas de repartir en expé”.
Autre incontournable, les réseaux sociaux, Instagram en tête. Matthieu sourit à l’évocation de son compte. “J’aime pas vraiment faire ça. C’est chronophage, il faut être régulier, ne pas décevoir. Après, ça reste assez plaisant de sentir que tu crées quelque chose qui peut inspirer des gens. Tu connais l’univers de ceux que tu suis, leur psychologie. C’est pour ça que je ne passerai jamais la main à quelqu’un pour les gérer, ça dénaturerait complètement ce partage. Il n’y a rien de pire qu’une dichotomie entre ce que tu es et ce que tu racontes”.
Trois mois après avoir été l’homme au plus au sud de la Terre, Matthieu n’a pas encore vraiment eu le temps de prendre du recul. “Ca va demander du temps d’essayer de comprendre les réflexions intimes que j’ai pu avoir là-bas. J’ai plein d’embryons de pistes et je veux avoir le temps de les formuler, c’est pour ça qu’il y aura un livre et que c’est seulement ensuite que je considérerai cette expédition finie.” Et ensuite ?
“Avant de partir, je t’aurais dit ‘j’écrirai un livre dessus puis je trouverai un taf’. J’aurais peut-être essayé de bosser pour Outside hahaha. Mais quelque chose a changé. L’engouement, la médiatisation, les conférences qui me permettent de vivre… Donc je vais voir. L’Antarctique c’était une aventure très perso, mon rêve d’enfant, j’y suis allé pour moi. Dorénavant, j’aimerais porter un message, défendre une cause. Je pense à l’écologie évidemment, puisque mon terrain de jeu est la nature. Il faut être cohérent, c’est ce genre de lignes directrices qui permettent de lutter contre le syndrome de la page blanche. Parce que les rêves d’enfants, c’est difficile à vendre au bout d’un moment, et ça a assez peu de sens pour les autres au fond”.
En attendant le livre, le documentaire “Objectif Pôle Sud” sera diffusé sur Ushuaïa TV le 17 juin. Matthieu s’est filmé à la GoPro tout au long de son expédition, partageant sa traversée du désert sans que le soleil ne se couche jamais, la monotonie, la solitude, le blanc, l’absence d’odeurs et d’animaux, mais aussi la puissante beauté des étendues vierges, le vertige de poser ses pieds où personne ne les a jamais mis, ou encore “la simple mais totale satisfaction de savoir que j’avais tout ce dont j’avais besoin dans mon traîneau, que j’étais débarrassé de tout le superflu”.
Et parce que Matthieu Tordeur nous a appris un mot aussi étrange que le phénomène qu’il décrit au cours de cet entretien, nous avons décidé de vous en faire profiter. Le voici, accompagné de la définition très académique de l’aventurier :
Parhélie, n.f : “C’est un effet où le soleil se réplique en quatre points avec un grand halo lumineux. C’est créé par la présence de cristaux de glace et de neige dans le ciel, et quand tu vois ça, t’es sur le cul.”
Vous pouvez retrouver les aventures de Matthieu Tordeur sur son site, ainsi que sur ses comptes Instagram et Facebook.
Photo d'en-tête : Roxane Guichard- Thèmes :
- Antarctique