À moto et en solitaire, Mélusine Mallender arpente les routes du monde depuis bientôt une décennie. De ses voyages au long cours sur les routes d’Iran, d’Afrique de l’Est, du Pakistan ou du Bangladesh, elle a rapporté des films, dont elle a tiré un documentaire, “Les voies de la liberté”. On l’y suit, à la rencontre de l’autre, poser la question qui l’obsède : « La liberté, c’est quoi pour toi ? ». Alors que son film est en compétition ce week-end au festival What a Trip de Montpellier, nous avons rencontré la baroudeuse de 38 ans pour évoquer son parcours singulier.
Avant de parler de ton documentaire, revenons un peu sur toi. Comment t’es-tu retrouvée dans cette vie d’aventures ?
Depuis toujours je voyage seule, avec mon backpack. En 2002, j’ai aussi entrepris un tour de France en solitaire avec ma moto, en dormant chez des amis à droite à gauche. Mais ma première vraie expédition date de 2009, quand je suis partie en Patagonie avec mon compagnon, qui est aussi explorateur, Christian Clot. À ce moment-là, je n’avais jamais campé de ma vie, jamais vraiment marché sur la longueur… Ça a été un énorme apprentissage.
Pourquoi faire le choix de repartir seule et à moto ?
J’avais envie, après cette première expérience, de vivre mon propre truc, sinon tu es toujours la suiveuse, et c’est compliqué. Mais au-delà de ça, j’en avais besoin pour moi. À cette époque, j’avais ma 125 depuis presque 10 ans. 110 000 kilomètres au compteur. Le garagiste m’a dit “elle est pourrie, il faut la jeter”. Je trouvais ça triste donc je me suis dit que j’allais partir avec et me diriger vers le Japon. J’avais en tête de l’offrir sur place au musée Honda, en guise de clin d’œil. Elle m’a lâché à Vladivostok, mais ça n’était pas grave. Je lui ai dit au revoir, ainsi qu’à une part de moi-même : je m’étais trouvée entre temps, je me suis sentie plus forte, libérée.
C’est là que tu t’es filmée pour la première fois ?
En partant avec Christian, je me suis retrouvée à tourner, en ne l’ayant jamais fait de ma vie. Donc j’ai appris sur le tas. Et quand je me suis lancée seule, j’ai décidé filmer pour raconter mon trip à mes proches, en garder une trace. Solo, la caméra est le seul moyen de partager. Ça a été thérapeutique : tu t’en sers pour te décharger du bon et du mauvais. Mais je n’avais pas en tête de faire un film pour la télé. Simplement, par respect pour mon entourage j’ai essayé de faire ça proprement (rire). Les plans fixes depuis la moto, je trouve ça hyper chiant, donc j’ai essayé de faire autre chose.
Tu en es aujourd’hui à 10 épisodes questionnant la liberté, comment as-tu enchaîné ?
Au fil des dix épisodes, on n’a pas la même chose. Après ce premier voyage, Honda m’a prêté une moto et j’ai mis le cap vers l’Iran. Je suis repartie avec l’idée de filmer, mais plus pour moi. J’avais envie d’aller plus vers les autres, et la moto joue parfaitement son rôle en te permettant de rencontrer plein de gens, de t’arrêter partout. Les Iraniens m’ont fait basculer. Entre ce que j’en avais entendu et ce que j’ai découvert, le gouffre était immense. C’est cette dissonance qui m’a fait m’orienter vers des pays comme l’Éthiopie, le Somaliland, le Rwanda, le Bangladesh ou le Pakistan, que l’on connaît si mal et dont les habitants souffrent de cette image faussée. L’idée de questionner la notion de liberté a évolué en même temps que mes déplacements. Au début, je ne savais pas où j’allais, c’était plus une interrogation personnelle. Mais au fil des voyages, je me suis transformée, et ma quête aussi.
Mais cette question s’adresse en fait à tout le monde, même si je la pose plus particulièrement aux femmes – parce que ce sont celles que l’on écoute le moins. Étant une femme, j’ai aussi plus facilement accès à celles-ci. Mais ça reste une valeur globale, humaniste avant tout.
Justement, tu poses quoi exactement comme question ?
C’est parfois compliqué car, dans certains endroits, la question de la liberté touche tout de suite quelque chose de très politique, ça peut être dangereux. Mais ce n’est pas le forcément le sens de mon questionnement : la liberté, c’est aussi un ressenti. Parfois, il faut poser la question en plusieurs temps : la définition de façon globale et ensuite “qu’est ce qui me rend libre”, « quel est le moment où je me sens libre » ? Les deux sont intéressantes et j’aime leur parallélisme. À la première question, tu obtiens souvent la même réponse : “c’est pouvoir faire ce que l’on veut sans faire de mal aux autres”, alors que les réponses à la seconde question changent, c’est très personnel. Et j’ai appris qu’on ne pouvait jamais présupposer du résultat, certains sont pleins de recul et de lucidité dans leur simplicité, et on peut être déçu par la réponse de quelqu’un qui s’est posé la question toute sa vie.
“Les voies de la Liberté” sont donc une sorte de “making of” de toutes tes expéditions consacrées à ce thème ?
Oui, c’est un peu ça. Le film permet d’expliquer ma démarche, l’évolution du contenu des épisodes. Parce que chaque voyage m’a fait changer. Et il y a aussi le côté technique : souvent les gens me demandent comment je fais, pourquoi on ne voit pas mon équipe de tournage… Alors que je suis vraiment seule. Je pose la caméra quelque part, je repars et je repasse devant ! Sur dix mois, mon compagnon vient me voir en plusieurs petits sauts, pour un équivalent cumulé de deux mois. Évidemment, quand il est là, on tourne à fond, je l’exploite ! Mais lui non plus n’est pas caméraman, il est écrivain, aventurier. Et quand je vais le voir pendant ses expé, je lui rends la pareille, on s’entraide.
A priori, tu ne parles pas farsi ni ourdou. Comment fais-tu pour communiquer, notamment sur ce genre de question métaphysique ?
Dans chaque pays, je m’écris les dix questions principales – ainsi qu’en phonétique pour ceux qui ne savent pas lire. Parfois, je me débrouille toute seule, je ne comprends pas ce qu’on me répond et je fais traduire après. La question de la liberté n’est pas toujours forcément comprise par les traducteurs – je l’ai appris à mes dépens au fur et à mesure (rire). Donc maintenant, je lui pose en premier cette question et, selon la réponse, je vois si ça va bien se passer ou pas, s’il va prendre le temps d’expliquer ce que je demande vraiment aux interlocuteurs, etc. Je connais le mot liberté dans la langue et quand je ne l’entends pas mentionner, je sais qu’il y a une petite foirade…
Côté pratique, le fait que tu sois une femme complique-t-il les choses, pour bivouaquer notamment ?
Déjà, il y a une grosse différence entre savoir camper en nature et dormir dehors dans un pays étranger lorsque ce n’est pas un trek. Le frein pour une femme, c’est évidemment le facteur humain. C’est un stress différent, et c’est plus compliqué. J’ai appris à demander à camper près des gens. Si quelqu’un comprend que tu es toute seule dans ta tente, le danger n’est pas forcément sur le moment, mais la personne peut revenir plus tard, après s’être donné un peu de courage. Après avoir picolé quoi (rire). C’est plus rassurant s’il y a des femmes et des enfants. Au début j’étais extrêmement timide, je n’osais pas demander, je ne cherche pas à m’imposer. Les gens t’accueillent, ils n’ont presque rien mais tu es reçue comme si tu étais attendue. Parfois tes hôtes ne comprennent pas le concept que tu sois dans une tente seule et veulent que tu viennes dans la yourte. Donc il faut expliquer que tu es à cinq mètres, que tu es en sécurité, à portée de voix et que tout ira bien. Et parfois tu ne peux pas dire non, et tu te retrouves dans le lit de la grand-mère avec un gosse à gauche et à droite. Être une femme seule en expé, ça t’oblige à aller vers les autres – et c’est là où tu fais de chouettes rencontres.
Et dans les grosses villes, tu fais comment ?
Dans les grosses villes je dors dans des guest-houses, des dortoirs, je ne m’amuse pas à camper sous un périphérique ! Et ça fait du bien d’avoir une douche et de pouvoir te relâcher. Quand tu es chez les gens tu fais attention, à être poli, à ne pas déranger, tu te dis qu’il est possible que tu sois le seul spécimen français qu’ils croiseront, donc faut essayer de faire en sorte que ça se passe bien. Heureusement Zidane a beaucoup fait pour notre notoriété mondiale (rire), il m’a servie pendant des années.
Tu es allée au Pakistan, où le niveau de danger est globalement assez élevé, au-delà d’être une femme, comment gères-tu le risque ?
J’ai eu peur en y allant, ce qui était plutôt rationnel. Tout dépend des risques que tu es prêt à prendre. Au Pakistan, tu peux te retrouver avec une bombe sur un marché, comme en Inde tu peux avoir un mec qui te tripote les fesses… Moi j’ai plus un risque de viol que de mourir (rire). Je l’accepte. Je suis préparée. C’est surtout une question d’attitude, notamment lors des premiers contacts, et c’est aussi l’art de la négociation. Mais je me suis déjà retrouvée dans des situations compliquées, seule là-bas, mais aussi aux États-Unis, chez un ami d’ami d’ami… Donc bon. Tout le boulot, c’est de ne pas se retrouver dans cette situation-là.
En expé, il faut qu’avant qu’il fasse nuit ta moto soit sécurisée et que tu saches où tu vas dormir. Dès 16 heures je me mets en quête d’un endroit. Globalement, je dirais qu’il y a un infime pourcentage de gens malhonnêtes et méchants, un pourcentage plus élevé de “l’occasion fait le larron” et une grande majorité de gens prêts à t’aider. Le tout est de ne pas laisser l’occasion aux larrons (rire). C’est un choix. Soit tu meurs à petit feu chez soi, soit tu choisis de vivre pleinement. Après je ne vais pas dans des pays en guerre par exemple, ça ne m’intéresse pas. Je ne veux pas prouver quoi que ce soit, ni finir par me faire kidnapper : il y a des gens qui ont autre chose à foutre que de venir me sauver.
Et financièrement, ça fonctionne comment ?
J’ai quelques partenaires qui m’équipent. Triumph est le principal, qui envoie la moto, qui m’habille. Mon compagnon a beaucoup contribué, on se débrouille. Je vis chichement, tout mon budget est consacré à ma passion. Le reste du temps, je vis à Paris : j’ai pas de télé, j’ai pas de canap’, je ne bois pas, ne fume pas. Il y a deux ans encore, j’étais habilleuse-costumière au théâtre quand je n’étais pas sur les routes…. Jusqu’à peu, j’avais vraiment un blocage pour demander de l’argent, pour ensuite interviewer des gens à qui je n’en donne pas. Mais j’en suis arrivée à un point où si je veux continuer, il va falloir que ça change. Mais au-delà des sponsors, faire des conférences, par exemple, donne une vraie liberté : c’est ponctuel, c’est de l’argent qui est plus clair qu’un sponsor. Ils ne viendront pas s’immiscer dans ce que tu fais de ta vie et de leur argent. Et c’est aussi la continuité d’une transmission de ce que tu as vécu sur le terrain.
Les réseaux sociaux semblent être un passage obligé pour les aventuriers, est-ce quelque chose qui te convient ?
Je suis sur Facebook et Instagram, mais j’ai l’âge que j’ai, je ne suis pas née avec. Les nouveaux aventuriers sont souvent des mecs d’école de commerce, qui fonctionnent bien dans cet écosystème, ils sont adaptés à ce monde. Si t’as pas d’images, tu n’existes pas pour les sponsors et les partenaires, et si t’as pas de budget, tu ne pars pas en expé. Je suis très mauvaise à ça, je trouve ça impudique, c’est mettre sa vie en scène. Si je fais des documentaires, c’est parce que je veux montrer les autres. Mais je vois que les gens sont demandeurs. Et si une entreprise te sponsorise c’est pour avoir une visibilité, c’est un échange, c’est comme ça. Si je veux faire passer certains de mes messages, il faut que je me donne un peu de mal. Je ne suis pas assez généreuse encore, mais je me soigne (rire).
Beaucoup d’aventuriers se définissent aujourd’hui comme “éco-aventuriers”. Ton engagement tourne plutôt autour des thèmes de la liberté et des femmes, y-a-t-il une place pour la défense de l’environnement ?
Ce serait très mal compris que je me proclame écolo en roulant avec une moto. J’ai une sensibilité écologique personnelle, mais pour l’instant ça ne fait pas partie des valeurs que je mets en avant. Évidemment, j’y pense depuis plusieurs années maintenant, parce que pour moi la liberté totale serait de pouvoir me passer de fioul, d’avoir un véhicule qui me permette une autonomie énergétique. Au-delà même de l’environnement, c’est à mes yeux une liberté sociale première et un enjeu. Mais je suis plus pour une question énergétique qui inclue l’environnement, car tout devrait être lié. Si tu n’aides pas les communautés à aller mieux, elles ne comprendront pas pourquoi elles doivent travailler sur l’environnement. Plus tu travailles avec les femmes, plus elles sont mises en avant, plus tu peux avoir une société respectueuse de ce qui l’entoure.
Pour autant, je ne suis pas dans cette nouvelle vague qui affirme par exemple que l’on ne doit plus prendre l’avion, Pouvoir se déplacer, la mobilité, est un droit qui doit aussi exister. Ma lutte globale serait plus contre les extrémismes quels qu’ils soient. On a tous des contradictions, on doit travailler avec, on ne peut pas être bons partout. On ne peut que tenter de faire bien.
Ta prochaine aventure ?
Elle est enclenchée dans ma tête. J’aimerais beaucoup aller en Arabie Saoudite, au Moyen-Orient. Il y a un an, les femmes ont obtenu le droit de conduire, c’est très frais, ça m’intéresse d’y aller à maintenant, quitte à y retourner après.
J’ai aussi envie de revenir en Europe. Après avoir posé la question de la liberté dans tant d’endroits, quelles seront les réponses ici ?
La moto restera au cœur du processus ?
C’est très important en effet, mais je ne m’interdis pas de faire autre chose. Je peux passer à pied si un moment donné la moto me limite trop. Ça reste un outil et je tiens à ma liberté d’en changer (rire) pour partir en expédition.
Expédition, aventure, il y a une différence de concept ?
Oula. C’est très compliqué, les définitions changent selon à qui tu parles. Pour moi, un aventurier vit une aventure personnelle qui le dépasse, il va au-delà de lui-même, en sortant de son confort. Avec cette définition-là, tout le monde peut l’être. Un explorateur va dans un endroit qui lui est inconnu et en ramène quelque chose qu’il partage et qui servira les prochains. Il y a une volonté de transmettre pour le bien commun. Il y a aussi une question de risque, de connaissance, d’engagement. Donc tu te démerdes avec ces deux définitions (rire)
Mais il n’y a pas de jugement de valeur. Je pense avoir été aventurière sur mon premier voyage et plus « exploratoire » sur les suivants par exemple. Et tu peux être explorateur et vivre une aventure, ou réciproquement, ce n’est pas incompatible.
L’aventure paraît peut-être plus accessible que l’exploration selon ces définitions, quels conseils pourrais-tu donner à ceux qui ont envie de se lancer ?
Allez y et il n’y aura qu’à ajuster. Il n’y a pas de règle, c’est faisable. Ça ne veut pas dire que ce sera facile, et c’est essentiel d’avoir peur. Ceux qui n’ont pas peur, ils sont morts. On se met des freins, les autres nous en mettent… Quand je suis partie avec ma 125, on m’a dit que c’était une moto de merde et que je n’y arriverais pas. Je suis rentrée et on m’a alors dit que oui, c’était facile, parce que c’était une moto de fille. Quand je suis repartie avec la 800, on m’a dit que c’était trop lourd, que je ne m’en sortirai pas. Je suis revenue et on m’a dit que c’était normal que j’aie réussi, puisque c’était une moto équipée ! Si j’avais écouté, je ne serais jamais partie. Toute contrainte est une opportunité. Tu es une femme ? Tu peux aller dans des droits où les hommes ne seront pas acceptés. Tu es seul ? Tu seras obligé d’aller vers les autres. T’as pas de GPS ? Tu prends une carte, tu demandes aux gens. La première fois, tu as peur d’aller vers l’autre, tu sues à grosses gouttes, c’est l’enfer. Et petit à petit, ça devient plus facile. Des fois ça ne marche pas et tant pis. On ne réussit pas la première fois, c’est un apprentissage. C’est ça, l’aventure.
Vous pouvez suivre Mélusine Mallender sur Facebook et Instagram.
Photo d'en-tête : Christian Clot