1703 kilomètres dans le désert de Gobi en 23 jours, 8 heures et 47 minutes : en février dernier, l’ultra traileur italien ajoutait un nouveau record à un palmarès déjà sidérant. En 2018, il établissait un Guinness World Record en traversant le désert d’ Atacama en 8 jours, 16 heures et 58 minutes. La même année, il remportait la redoutable « Badwater », 217 km dans la Vallée de la Mort en Californie. Nul doute qu’en matière de distance, de temps et de gestion de l’effort, Michele Graglia – l’ultra traileur du team La Sportiva qui a déjà connu deux autres vies, businessman et mannequin – sait de quoi il parle. Le genre d’homme qu’on a envie d’interviewer à l’issue d’un confinement dont on ne semble pas voir la fin.
L’épidémie de Covid-19 a surpris Michele Graglia alors qu’il s’apprêtait à déménager du côté de Chamonix. En attendant, après 7 ans à Los Angeles, il s’est posé à Big Bear, un village dans les montagnes, à deux heures à peine de la mégapole californienne. C’est de là qu’il nous a répondu dans un anglais parfait, rodé par des années de pratique en tant qu’homme d’affaires, puis de top model. Une success story dont raffolent les Américains et qui fait dire aujourd’hui que l’athlète a déjà connu deux vies, dont la dernière, traileur, ne serait que la troisième. Et sans doute pas la dernière.
Résumons : une enfance à San Remo, en Italie. Des études et puis, naturellement, l’intégration au business familial, la production et le commerce de fleurs. Mais l’envie de voler de ses propres ailes et de monter une succursale aux États-Unis le conduit à Miami. Il a 24 ans, il est beau comme un dieu et à peine arrivée en Floride, Michele Graglia se fait repérer sur South Beach par une agence de mannequin. Adieu fleurs et costume cravate, pendant trois ans ce sera les podiums des défilés et les studios photos, notamment pour Calvin Klein. Trois ans qui le conduisent à New York : « J’étais au top. Et je n’étais pas heureux », dit-il aujourd’hui.
« Mon corps a changé, moi aussi »
C’est un livre qui va tout changer pour lui : « Ultra marathon man », de Dean Karnazes. La bible, pour beaucoup d’ultra traileurs. « Certains cherchent le réconfort chez un psy, d’autres dans l’alcool : moi, j’ai choisi la course comme thérapie » écrit l’athlète d’origine grecque qui a couru sous les climats les plus extrêmes, par 50 degrés dans la Vallée de la Mort comme par moins 40 degrés au pôle Sud.
Ce discours fait sens pour Michele. L’ultra est alors une toute nouvelle pratique, un style de vie qu’il ne connait absolument pas. Lui qui se définit alors comme « un gym guy », un mec qui s’entretient à coup d’abdos en salle et jogging, découvre tout un univers. Central Park sera son premier terrain de jeu qui deviendra vite trop étroit. Mais c’est là qu’il retrouve les sensations de l’adolescence où, déjà, il aimait courir. « Mais en mieux, car la course à pied, ce n’est pas la culture italienne » dit-il. Ces premiers kilomètres marquent la redécouverte « d’un vieil amour ». Et plus encore : une renaissance.
« Revenir à l’entrainement, sentir ces douleurs inévitables à l’adaptation du corps à la course de longue distance, j’ai aimé ça dès le début. Cela allait de pair avec une exploration intérieure. Mon corps a changé aussi. Moi, le « beefy guy », je suis passé de 85 kg à 65 kg. J’ai adoré ce changement. Une nouvelle vie s’ouvrait devant moi, c’est celle dont j’avais toujours rêvée.
« Juste sentir mon coeur battre »
Comme tant d’autres, Michele Graglia est aujourd’hui stoppé dans sa course et dans ses projets. Depuis le confinement imposé en Californie, il se maintient en forme, mais ne fait plus de longues sorties. « C’est une période marquée par la peur, très démotivante. Il m’est très difficile de me concentrer sur l’entraînement. » explique l’Italien, très concerné par le terrible impact de l’épidémie sur son pays natal, et on ne peut plus troublé par la gestion américaine de la crise .
« Par ailleurs, c’est difficile de s’entraîner sans objectif, toutes les courses ayant été annulées. Quand tu pars pour une longue sortie, de cinq à six heures, tu as besoin d’avoir un but en tête. Aussi j’ai dû faire un travail mental pour parvenir à courir pour moi, simplement. Sans finish line en tête. Au fond, c’est intéressant, ça te montre combien la passion de courir est forte en toi. Juste le plaisir de sentir mon cœur battre, d’être libre et de me sentir moi-même. Je cours sans montre comme toujours, je connais les plans d’entrainement, je n’ai pas besoin d’une montre. En ultra, c’est moins le chrono qui compte que d’entraîner ton esprit à faire marcher tes jambes. »
« Une force mentale décisive »
Cette disposition mentale lui est-elle utile en temps de pandémie ? « On peut comparer, oui, cette période à un ultra. Mais un ultra …. Sans ligne d’arrivée. Et ça fait toute la différence. L’esprit humain est structuré pour se focaliser sur l’objectif, positif de préférence. Or aujourd’hui nous n’avons que des incertitudes. Nous ne savons pas où, quand et comment nous allons atteindre cette ligne d’arrivée ni même à quoi elle peut ressembler. Nous vivons dans le brouillard, sans leadership fort de surcroit, ce qui n’arrange rien.
Depuis le début de la crise, je suis passé par des état émotionnels très différents. Très perturbé dans les premiers jours, j’ai progressivement intégré le fait que nous allions devoir nous montrer patients, mais aussi persistants dans la lutte contre l’épidémie. Ce dont certaines personnes n’ont pas l’air d’avoir conscience. L’approche mentale de la course me permet, dans un certain sens, de garder une attitude positive et de rester sain d’esprit. Car cette période est extrêmement troublante, le doute nous assaille, forcément. Aussi devons faire en sorte de ne pas laisser cette situation nous déstabiliser. C’est là que la force mentale entre en jeu et devient décisive. Et d’autant plus lorsqu’elle s’inscrit dans un mouvement collectif.
Le yoga m’aide également beaucoup dans cette situation. Je l’enseigne depuis près de quatre ans et pratique aussi la méditation. En tant qu’athlète, c’est le mental qui nous permet de dépasser nos limites. Mais lorsque nous n’avons plus l’espace et la connexion avec la nature qui nous est essentielle, on doit se recentre sur l’intérieur, » l’inside », pour trouver un équilibre et un espace mental. Or, la méditation apprend l’acceptation et la patience, c’est capital en temps de crise.
Mes projets aujourd’hui ? Je devais courir à Cortina en juin (La Sportiva Lavaredo Ultra Trail dans les Dolomites)… Mais il y a encore un espoir que je puisse faire en août La Ultra – The High dans le Ladakh, en Inde.
A 36 ans, je poursuis mon grand projet qui comprend la traversée des quatre plus grands déserts du monde. Après l’Atacama, au Chili, puis le désert de Gobi cette année, je devais traverser l’Antarctique à l’automne, cela semble plus que compromis. La région a été épargnée par le Covid-19, ce n’est pas le moment de s’y rendre. Mais à la place, je devrais pouvoir traverser le désert arabe, quelque 1200 km jusqu’à Bahreïn.
Pour moi, c’est plus qu’une course, c’est une aventure, une recherche spirituelle. De la même façon que je ne vois pas l’ultra en termes de carrière, mais de style de vie. A l’instar de Marco Olmo, ma source d’inspiration. J’espère moi aussi pouvoir courir tant que j’aurai du sang dans les jambes ! C’est dans ces moments-là que j’ai le sentiment d’appartenir à un grand tout, d’avoir une conscience plus aigüe de ma place dans l’univers ».