Il y a 15 jours, David Manise, référence française en matière de survie, nous apprenait comment construire notre fond de sac. Cette semaine, il a eu envie de sortir un peu du domaine du matériel en nous une enseignant un incontournable pour qui espère survivre dans la nature : comment, en situation de stress, parvenir à sortir de son « rail mental » pour basculer sur un plan B, celui qui pourrait vous sauver la vie.
Je suis au Québec. En raquettes. Face à une petite rivière gelée.
Sur le thermomètre qui est accroché à la bretelle de mon sac à dos, la petite ligne rouge est calée sur -8°F… Soit -22°C. Bref, ça caille.
Ça ne fait pas beaucoup de jours qu’il fait vraiment froid. La glace est encore un peu fine. Je regarde ma carte, par acquis de conscience. Un pont à 5km en aval. Donc en gros, soit je prends le risque de traverser ici, sur la glace, soit je me fais 5km, je traverse le pont, et je remonte 5km. 10km dans la neige pour éviter un risque, quoi.
J’ai envie de traverser sur la glace.
Le petit ange de la raison et de la prudence me dit à l’oreille « fais ça pas, c’est une connerie »… et sur l’autre épaule, le petit diablotin du laxisme me dit « boarf, c’est ok, ça va tenir ».
(En apparté, c’est une des phrases qu’on dit, en général, avant de faire des trucs idiots, ça : « Boarf ça va aller ». C’est souvent ça, ou alors « Eh, tiens ma bière deux minutes ». Mais bref.)
Je m’engage sur la glace, après avoir testé un peu sa solidité au bord. Ça avait l’air de tenir. J’avance, je teste encore un peu. Ça tient. J’avance encore, je teste, et là, une fracture en étoile autour de moi, qui se lézarde, avec un bruit de craquement sourd. Je retiens mon souffle, j’essaie de répartir le poids doucement sur mes deux raquettes, et brounknchhhh.
Le courant accroche mes raquettes et mon pantalon ample, et tire mes pieds sous la glace, vers l’aval. Je m’accroche avec l’aisselle sur le rebord du trou pour ne pas être emporté dans le tunnel mortel. Si je passe dessous, je suis mort. Et mort pas content.
L’impact du froid me fait inspirer de manière infime. Je n’arrive plus à expirer. J’inspire à peu près 32 fois de suite, et puis je réussis à reprendre le contrôle de mon souffle. Je sens l’eau qui entre par le col de ma veste. C’est tellement froid que ça fait mal. Et là une sorte de rage m’envahit.
Je réussis à poser un pied dans les cailloux limoneux du fond. J’ai pied. Je saute pour sortir du trou. Re-crac. Je m’accroche, et ça recommence. Re-crac. Et re-crac. Et re-crac. A chaque fois je passe à un cheveu d’être emporté sous la glace.
La rage cède sa place à un truc encore plus profond qui me porte, et qui me donne des ailes. Je vise la rive opposée. L’échec est impossible. Si je n’y arrive pas, je suis mort. Et c’est hors de question. J’ai les crocs qui poussent. Et je me bats pour sortir de là.
Après quelques minutes, et quelques mètres, j’arrive enfin à de la glace solide de l’autre côté. Je suis complètement tétanisé par le froid. A bout de souffle aussi. Même mes grands groupes musculaires fonctionnent au ralenti. Et mes doigts sont inutilisables. C’est comme si j’avais des gants de boxe : même sensibilité, même finesse.
Je vois un tas de bois flotté, devant moi. J’ouvre mon sac (heureusement j’avais prévu de rallonger les tirettes des zips avec des ficelles), je trouve un fumigène sec, dans son sac plastique (merci les ziplocs). J’arrache tout avec les dents. Je tire sur la chaîne du fumigène avec les dents aussi. J’y laisse presque une canine, mais il démarre. Je le plante dans le tas de bois, et je le recouvre. Après deux minutes de flammes à 3000°, le bois prend. Et très vite j’ai des flammes de deux mètres de haut.
Sauvé.
Je me déshabille laborieusement, je me réchauffe, je sèche mes affaires… et je me promets de ne plus jamais, jamais, jamais de ma vie prendre des raccourcis débiles.
Et je continue ma route.
Quel est le rapport avec le fait de savoir changer de plan, me direz-vous ?
Il y en a deux.
Le premier est évident : j’aurais pu, et dû, faire le détour par le pont. Ça aurait été long, mais ça aurait été sûr. OK.
Le second est plus riche d’enseignements : la première fois où j’ai défoncé la glace, j’étais à moins de 3m du bord, du côté d’où je venais. Et juste derrière moi il y avait de la glace solide. Mais dans le stress, j’ai tout simplement continué sur ma lancée : traverser. Arriver de l’autre côté. Coûte que coûte.
Le rail mental
Ce phénomène est classique. Au CEETS, dans nos stages, on appelle ça le « rail mental ». Sous stress, n’importe quel humain acquiert une forme d’inertie mentale qui lui fait croire que le seul plan B possible, c’est le plan A amélioré.
Cette inertie mentale transforme notre capacité de réflexion en train de marchandise : si on ne fait rien, ça va être difficile de commencer à faire quelque chose et de se mettre en mouvement. Si on est lancé, on continue et c’est difficile de s’arrêter. Et comme on est sur des rails, c’est vraiment difficile de bifurquer.
Dans le stress du quotidien, ce phénomène s’observe aussi. C’est notamment ce qui explique qu’on reste et qu’on s’entête dans des situations qui ne nous conviennent pas du tout (un boulot, un couple, un pays, peu importe) : tant qu’on est en stress, on reste sur ce rail mental, et on s’enfonce. Bien souvent.
Heureusement, plusieurs manières de court-circuiter ce phénomène existent :
Avoir conscience du phénomène. Cette simple lecture va déjà vous permettre de reconnaître votre rail mental quand vous le verrez, et d’être plus malins que moi, dans l’histoire ci-dessus. Ça vous permettra aussi de vous rendre compte que, dans votre vie, ce phénomène se produit un peu partout. Il suffit de voir le nombre d’aires d’autoroute qu’on laisse passer (en regrettant à chaque fois après coup) avant de faire une pause pipi quand on est juste un peu inquiet ou énervé… De manière générale, plus notre niveau de stress augmente, plus notre capacité à prendre des décisions diminue.
Anticiper et prévoir un vrai plan B. Un qui soit vraiment différent du plan A. De faire cette réflexion en amont permet au cerveau de changer de plan dans le feu de l’action sans devoir être créatif pendant la période de stress. De toute manière, sous stress intense, notre cerveau ne peut pas, en général, être créatif sauf s’il passe en état de flow. On pourra en reparler dans une prochaine chronique, d’ailleurs, du flow. Si ça vous intéresse contactez la rédaction et harcelez-les gentiment 😉 .
Savoir bien gérer son stress et s’entraîner à le faire. De manière à pouvoir retrouver ses facultés même dans le feu de l’action. Plein de méthodes existent, et elles impliquent pratiquement toutes la respiration (en super gros, quand on expire on calme notre système sympathique, et on réduit notre stress physiologique).
Savoir prendre du recul. Prendre du recul, dans certaines situations, ça peut avoir l’air un peu suicidaire ou décalé. Mais paradoxalement, ça sauve souvent des vies. Prendre du recul, ici, c’est prendre ce petit moment de décalage volontaire, où on s’extrait mentalement de la situation pourrie, et où on s’aménage un espace de quiétude intérieure qui permet de retrouver de la lucidité.
Ceux qui m’ont déjà vu dans des situations tendues m’ont souvent (pas toujours, parfois j’ai été lamentable !) vu faire ce mouvement là : tout arrêter, regarder autour de moi, et rigoler. Et typiquement, dans ce genre de moment, j’envoie une blague un peu décalée. L’humour (surtout l’humour pourri) m’aide à sortir de mon psychodrame, et à retrouver mes esprits. Et là, si je suis honnête, je pense que je dois avoir l’air totalement cinglé. Mais le fait est que ça fonctionne : je retrouve un espace mental pour réfléchir un peu moins mal.
Tout ça se travaille, s’entraîne, et se met en place dans l’adversité du quotidien, si on le souhaite.
Si vous avez envie d’en savoir plus, j’ai d’ailleurs mis en ligne une formation vidéo (qui coûte 45 euros) sur le sujet. Le format est très amateur (j’ai tout fait tout seul avec une tablette, et c’était une première), mais le contenu est un bon condensé de connaissances et de méthodes, sélectionnées par le vécu.
Cette rubrique est réalisée en collaboration avec David Manise, instructeur de survie et de self-protection depuis 2003. Fondateur du Forum vie sauvage et survie, il est également à l’origine du CEETS, Centre d’Étude et d’Enseignement des Techniques de Survie.
Formateur, il est aussi conférencier, traducteur et auteur de plusieurs ouvrages, notamment : La vie est injuste, et à la fin tu crèves, un petit essai énervé sur la différence entre la théorie et la pratique et Manuel de [sur]vie en milieu naturel, chez Amphora, en juin 2016.
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