Le documentaire sur le surf produit par HBO est un objet hybride, regrette notre journaliste, qui constate que ce film très esthétique sur les plus grands surfeurs mondiaux brouille la ligne entre fiction et réalité.
Pour un film en apparence un peu naïf, “Momentum Generation”, des frères Zimbalist, est étonnamment difficile à cerner. Pour faire simple, on peut commencer par dire que “Momentum Generation” est un documentaire bon enfant – et remarquablement filmé – sur le surf. Les scènes saisies sur les grosses et les petites vagues un peu partout dans le monde sont spectaculaires. Mais il s’agit surtout de la vie et de l’amitié de huit surfeurs pros et de leur pote réalisateur, au début des années 90, alors que ce dernier est en train de les immortaliser dans un docu à petit budget baptisé “Momentum” (1992).
Les amateurs de la culture surf des nineties ont forcément entendu parler de “Momentum”. Non qu’il s’agisse d’un bijou artistique, mais sa B.O stridente punk-métal, agressive à souhait, contrebalançant des scènes de surf aériennes, annonçait l’avènement d’une nouvelle génération. De jeunes mecs allaient ringardiser la vieille garde et lui prendre sa place en quelques années.
Même un surfeur n’ayant suivi que d’un oeil distrait les news de la discipline ces 25 dernières années reconnaîtra les noms et visages des protagonistes : Shane Dorian, reconnu comme le meilleur surfeur de gros, Pat O’Connell, co-star du sympathique mais très commercial « Endless Summer 2 » , Rob Machado, premier pro à avoir bâti toute une carrière sur une qualité de glisse incomparable et une chevelure luxuriante indomptable. On y retrouve aussi Benji Weatherly, coeur tendre qui maintien le lien de l’équipe, Ross Williams, Kalani Robb, Taylor Knox et, bien sûr, l’extraordinaire Kelly Slater.
S’inventer une nouvelle famille : entrez dans la vague
Cela dit, il y a quelque chose de plus complexe à décrypter, dans “Momentum Generation”, que cette fable hagiographique sur le surf, dans laquelle le journaliste doit se défaire de son regard critique pour être autorisé à entrer dans la vie rêvée de ces athlètes.
Le film débute sur une série de mini-portraits en flashback : Kelly Slater évoque son enfance dans le quartier populaire de Cocoa Beach, en Floride, et plus particulièrement son père alcoolique et le divorce de ses parents. Knox relate des scènes où son père battait sa mère, Rob décrit une enfance très pauvre où, livré à lui-même, il zonait sur les plages. Les jeunes, tous excellents surfeurs, sympathisent ensuite au sein d’une colocation chez Benji Weatherly, dans sa maison de Oahu, à Hawaï. Commence alors une période faste où la bande enchaîne et gagne les compétitions, pendant que l’ambitieux jeune réalisateur Taylor Steele les propulse au rang de stars mondiales du surf grâce à son film “Momentum”.
L’amitié plus forte que la rivalité ?
Deux grands moments de crise, reposant sur deux événements bien distincts, marquent “Momentum Generation”.
Le premier se déroule au Pipe Masters en 1995 et s’articule autour de la personnalité de Kelly Slater. Avec déjà deux titres mondiaux à son actif et à l’affût d’un troisième, il se retrouve derrière Rob Machado au classement. Les deux amis sont face à face en demi-finale et enchaînent des séries parfaites. Rob Machado est clairement favori et se voit déjà couronné. Mais Kelly Slater, assis sur sa planche, regarde son pote sortir d’un tube et lève la main pour lui proposer un ‘high-five’ : Rob dévie un peu pour accepter le geste et le monde du surf devient hystérique devant cette apparente manifestation d’amitié fraternelle… La passion partagée semble défier toute rivalité en plein milieu d’une compétition mondiale extrêmement exigeante.
La légende du “high-five’ a fait le tour du monde et reste un symbole fort de l’essence du surf. Le geste en lui-même est devenu emblématique et a été expurgé de tout son contexte, que le film tente de restituer. Une des thèses ici avancées voudrait que Kelly Slater, en embarquant Rob Machado dans son “high-five”, ait en fait tenté de pénaliser son ami, l’empêchant, pour d’obscures règles de la compétition, d’avoir la priorité sur la vague suivante. Cette dernière, récupérée par Kelly Slater, lui aurait permis de s’emparer du titre mondial, laissant Rob Machado s’effondrer et plonger dans une dépression profonde.
Certains spécialistes ne doutent pas de la manigance de Kelly Slater – une attitude clairement honteuse si elle était un jour avérée. Rob Machado semble également pencher pour cette explication, et relate avec amertume les événements, tandis que Kelly Slater nie en bloc et semble blessé par ces insinuations.
Vague à l’âme
Deuxième choc de “Momentum Generation” : la mort de Todd Chesser, grand surfeur et mentor du groupe, alors qu’il surfait une vague géante sur la côte nord d’Oahu, en 1997.
Le film documente alors une période d’accablement, où les héros endeuillés s’isolent, se perdent de vue et s’enlisent dans une jeunesse qu’ils ne veulent pas quitter. Rob Machado, déprimé par le désastre du fameux “high-five”, la mort de Todd et par une blessure qui le tient éloigné de la compétition, essaye de relancer sa carrière en tournant un docu solo avec Taylor Steele, réalisateur et producteur de “Momentum”. Ils se lancent alors avec l’idée de filmer Rob dans une quête initiatique à travers l’Indonésie pour se reconnecter à l’esprit du surf. Les boucles d’or de Rob Machado font parties intégrantes du casting, avec pour résultat “The Drifter”, sorti en 2009.
Documentaire en apparence, “The Drifter” est un bon film. Rob Machado, plus échevelé que jamais, est un surfeur magnifique et semble être un type bien. On le voit s’allonger dans des chambres d’hôtel, se dévisager dans les miroirs qu’il croise ou en train d’écrire son journal intime. Il enfile à merveille le costume du loup solitaire : seul dans les bus des petites villes indonésiennes, la joue collée à la vitre en regardant le monde défiler devant lui. Il navigue aussi sur de vieux scooters plutôt cool à travers des pistes désertes, attend un bateau sur un petit ponton au milieu de nulle part, toisant le ciel bleu. Et si vous vous demandez comment Rob Machado a pu se trouver seul dans tous ces endroits alors qu’il est clairement filmé par une équipe – et donc bel et bien entouré – et bien vous vous posez la même question que moi, et c’est exactement là où je veux en venir.
Le film de surf : fantasme ou réalité ?
Depuis 1966 et la sortie de “The Endless Summer », les films sur le surf ont toujours eu la même vocation que les films porno : on mise tout sur l’action, la trame ne tient qu’à un fil et existe seulement pour casser une certaine monotonie. Les scénarios de films de surf nous proposent toujours des potes à la recherche de la meilleure vague du monde. Reste à y ajouter, pour rompre l’ennui, un Rob Machado déprimé qui se regarde dans la glace en faisant pousser ses cheveux. Les réalisateurs sont si nombreux à filmer le surf sous cet angle depuis des années, que l’industrie s’est habituée à réaliser des films avec des surfeurs connus, qui acceptent de se prêter au jeu d’une fausse version de leur quotidien. Qu’elle soit magnifique, enviable ou inspirante, cette vie à l’écran est surtout purement fictionnelle, mais se présente au public comme réelle – ou du moins crédible.
Dans “Momentum Generation”, on entend même Taylor Steele et Rob Machado évoquer sans détour le projet du film “The Drifter” en termes de recadrage d’image du surfeur et de séduction de potentiels sponsors… Le documentaire de HBO exploite ainsi des scènes de “The Drifter” dans le même but que le film lui-même : créer une atmosphère mélancolique et montrer aux spectateurs que, pendant cette période où les surfeurs se sont éloignés les uns des autres, la vie est devenue plus difficile.
En d’autres termes, “Momentum Generation” nous fait comprendre – par accident, pas parce que cela intéresse les frères Zimbalist – que “The Drifter”, bien que présenté comme un documentaire, n’en est pas un, et qu’il utilise des scènes montées de toute pièce en les faisant passer pour celles de la vie réelle. “Momentum Generation” nous conforte dans l’idée que toutes les scènes vraisemblables et reconstruites du film sont en elles-mêmes totalement fictives.
De quoi se faire des noeuds au cerveau… Cette imposture finit par déborder dans le film, alors que la période triste cède le passage à de joyeuses retrouvailles de nos héros. Plus malins et bienveillants, grâce à leur maturité désormais acquise, ils raniment leurs vieilles amitiés dans une sorte de chorégraphie nautique pleine d’émotion, censée incarner un moment phare de leur existence.
Ce “moment”, mis en scène dans une lumière incroyable, certainement à grand renfort de drones et d’une armada de photographes aquatiques, ressemble surtout à une pub, du genre de celle pour les produits laitiers dans les années 90, dont on nous vantait les sensations fortes, buvant du lait à la bouteille et mangeant du gruyère à pleine bouche.
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : “Momentum Generation” n’est pas désagréable à voir, et même plutôt bien fait. Je ne dis pas non plus que ces surfeurs ne sont pas authentiques et que leurs amitiés sont jouées, parce qu’encore une fois, ils ont plutôt l’air de types charmants et on aimerait en savoir plus sur ce qu’ils sont vraiment. Mon propos vise tout simplement à démontrer que maintenant que nous sommes habitués aux films de ce genre, il ne nous est plus vraiment possible de distinguer la fiction du documentaire, pour autant que cela ait encore une importance…
A NOTER : En parallèle à la sortie du documentaire “Momentum Generation”, Taylor Steel, qui filme donc le monde du surf depuis plus de 25 ans, s’est replongé dans ses archives de clip vidéos accumulées au cours des années. Inquiets de les voir disparaître, il a créé la chaîne Youtube « The Momentum Files » pour rendre ses pépites accessibles au plus grand nombre. Trois mois après sa naissance, la chaîne propose déjà des films dans leur intégralité, dont le premier “Momentum”.
“Momentum Generation” est disponible sur Itunes France.
Photo d'en-tête : Todd Glaser- Thèmes :
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