C’est un film passionnant que le réalisateur canadien Paul Kemp livre sur un débat qui a enflammé le monde de l’athlétisme en 2019. En octobre cette année-là, en plein milieu des Championnats du monde de l’IAAF, à Doha, l’entraineur américain Alberto Salazar se voit interdit par l’Agence antidopage américaine de toute activité pour quatre ans. Motif : «organisation et incitation à une conduite dopante interdite». Un scandale énorme qui éclabousse aussi Nike : l’accusé est le maître à penser de l’Oregon Project, un programme novateur lancé par la marque en 2001, visant à former des coureurs d’élite. Aucun des athlètes entraînés par Salazar n’a jamais été contrôlé positif, mais ses méthodes peu orthodoxes sont en cause. C’est sur cette affaire – actuellement en appel – que revient « Nike, la victoire à tout prix » documentaire de 52 minutes.
Début mars, le Tribunal arbitral du sport a entendu l’appel d’Alberto Salazar, l’ancien entraîneur du Nike Oregon Project, suspendu en 2019 par l’Agence antidopage américaine (Usada) pour mauvaise conduite liée au dopage. Le tribunal ne s’est pas encore prononcé quant à savoir si la suspension de l’entraîneur était maintenue, réduite ou tout simplement annulée. Mais il semble avoir de bonnes chances de voir sa sanction levée. L’appel de Salazar n’est-il pas soutenu par Nike, l’un des acteurs du sport les plus puissants au monde ? La société lui a assuré un soutien sans faille, même après que Mary Cain (championne du monde junior du 3000 m), ait publiquement accusé son ancien entraîneur d’avoir abusé d’elle alors qu’elle était membre du Nike Oregon Project (NOP). Ce qui, début 2020, lui valut une interdiction supplémentaire d’entraîner par le U.S. Center for SafeSport, organisation protégeant les athlètes.
Nike s’engagerait-il dans la défense de la figure la plus médiatisée de la course professionnelle s’il ne pensait pas qu’il puisse laver son nom ? Inversement, si le cas Salazar était indéfendable, pourquoi la marque à la virgule ne rompt-elle pas les ponts avec lui ? Telles sont les questions sous-jacentes de « Nike, la victoire à tout prix » – diffusé aux US sous le titre de « Nike’s Big Bet », littéralement » le gros pari de Nike » – le nouveau documentaire du Canadien Paul Kemp, qui s’appuie sur des entretiens avec plusieurs membres éminents de la communauté des coureurs pour revenir sur les détails de l’affaire. Présenté en avant-première au printemps lors du festival canadien « Hot Docs » il est enfin disponible en France, mais pour quelques semaines seulement. Arte le diffusant en libre accès sur sa plateforme jusqu’au 18 août.
Conséquence de la culture ultra compétitive de Nike ?
Paul Kemp, qui a récemment coproduit un documentaire sur Jordan Peterson, professeur de psychologie canadien très controversé, n’a pas peur des sujets polémiques. Son dernier projet avance la théorie selon laquelle l’approche maximaliste de Salazar en matière d’entraînement n’est qu’une extension de la culture hyper compétitive de Nike. Dans « Nike’s Big Bet », le comportement maniaque de Salazar est présenté moins comme un manque d’éthique que comme la conséquence lorsqu’on pousse les exigences de la compétition de haut niveau à leur extrême logique.
Que ce soit en raison de son appel en cours, ou de sa défiance envers les médias, Salazar lui-même a refusé d’être interviewé dans le cadre du documentaire. De même, nombre de ses plus ardents détracteurs, dont Mary Cain et l’ancien entraîneur du «Projet Oregon », Steve Magness, n’apparaissent pas non plus. Précisons toutefois que Mary Cain aurait parlé au réalisateur, nous a-t-il déclaré, mais qu’elle aurait refusé de figurer dans son film. Le seul véritable détracteur que nous entendons ici est donc l’ex-membre du Nike Oregon Project, Kara Goucher, qui se trouve d’ailleurs être la seule femme interviewée dans le film. Un « oubli » troublant quand on sait que la plupart des témoignages les plus accablants contre Salazar proviennent de femmes. Outre Alex Hutchinson, journaliste d’Outside, le film comprend des apparitions de Tim Hutchings, Weldon Johnson, Jon Gault, Chris Chavez, Ken Goe et Amby Burfoot, pour ne citer qu’eux.
Gel de testostérone et sauna à infrarouges
Quant à la question de savoir si certains des exploits époustouflants des stars du « Nike Oregon Project » comme Mo Farah, Galen Rupp ou Sifan Hassan pourraient être dus, en partie, à des pratiques douteuses visant à améliorer leurs performances, « Nike, la victoire à tout prix » ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Le débat n’a jamais vraiment porté sur les faits de l’affaire en soi, mais plutôt sur l’interprétation des faits. Le documentaire souligne à juste titre qu’il est absurde qu’un entraîneur soit banni pour cause de dopage sans qu’un seul de ses athlètes ait été officiellement accusé d’avoir violé les règles.
Nous entendons, une fois de plus, parler des pratiques peu orthodoxes de Salazar, entraineur n’hésitant pas à enduire son fils de gel de testostérone pour étudier quelle quantité déclencherait un test positif. Ou encore de l’amnésie momentanée de Mo Farah qui, quelques minutes après avoir nié avec véhémence devant les journalistes qu’il avait pris de la L-carnitine (apparemment légale), faisait brusquement marche arrière et déclaré qu’en fait, oui, c’est vrai il en avait bien pris. Le film revient aussi sur l’obsession pathologique de Salazar pour les gadgets – CryoSaunas ! Sauna à infrarouges ! Tapis de course immergés dans l’eau ! – censés améliorer les performances de ses athlètes. Mais il s’attache au mythe du super entraîneur. Salazar est, selon le commentateur Tim Hutchings, « un génie imparfait ».
« Si vous n’êtes pas prêt à le suivre, alors ne courez pas pour Salazar ! »
Mais imparfait dans quel sens, exactement ? Selon Malcolm Gladwell, le défenseur le plus acharné de Salazar dans ce documentaire, Salazar est « un extrémiste » qui a repoussé ses limites absolues en tant qu’athlète. Ancien marathonien, il a remporté trois fois le marathon de New York et une fois celui de Boston dans les années 1980. Il attend donc le même niveau d’implication de la part de ses protégés. « De nombreux entraîneurs se comportent comme des parents », raconte Gladwell. « La rôle d’un parent n’est pas de maximiser les performances d’un enfant, mais de créer un être humain fonctionnel et heureux. Or Salazar est un entraîneur qui, lui, ne se comporte pas comme un parent… Soyons clairs, si vous n’êtes pas prêt à le suivre, alors n’allez pas courir avec Alberto Salazar. » Dans le cas de Mary Cain cependant, on doit rappeler que Salazar l’a contactée alors qu’elle avait seize ans seulement, ce qui semble pertinent pour déterminer qui est responsable de l’initiation d’une relation qui la laissera physiquement et émotionnellement brisée au début de la vingtaine. Il est également étrange de suggérer qu’être « un être humain heureux et fonctionnel » n’a aucune incidence sur l’optimisation de ses performances sportives.
À la fin du film, un long passage est consacré à la façon dont Nike a bouleversé la course de fond professionnelle au cours des cinq dernières années avec ses Vaporfly – à commencer par le marathon des essais olympiques américains de 2016, où un certain nombre d’athlètes sponsorisés par la marque portaient en secret des semelles à plaque carbone, injectée de super mousse. Nous sommes censés comprendre que le lancement clandestin d’un produit dont il a été prouvé depuis qu’il procure un avantage concurrentiel important est l’application, au niveau de la marque, de la philosophie de Salazar, convaincu sans doute que tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis. Pour un certain nombre de personnes interrogées dans « Nike, la victoire à tout prix », le débat soulevé par la Vaporfly était d’ailleurs nettement plus problématique que toutes les transgressions de Salazar. Vu sous cet angle, la défense de Salazar par Nike est aussi la défense de toute la philosophie de la marque. Il s’agit d’une bataille de communication qui va au-delà de la tentative de sauver la réputation d’un entraîneur et d’un collaborateur de longue date. Alors, pourquoi Nike s’investit-il autant ? Parce que, à ce stade, la marque ne peut pas condamner Salazar sans se condamner elle-même.
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