Les Tompkins, le couple américain derrière les marques The North Face, Patagonia et Esprit, ont mené à bout leur projet le plus ambitieux, au côté du gouvernement chilien : relier entre eux par une route 17 parcs nationaux, soit 2 800 kilomètres nature brute à parcourir. Une surface protégée presque aussi vaste que la Suisse que notre journaliste a entrepris d’explorer.
“No hay sinónimo para Dios más perfecto que la Belleza” (“Aucun synonyme pour Dieu n’est plus parfait que celui de Beauté”) : la phrase écrite par l’écrivain John Muir il y a près d’un siècle sonne bien en espagnol. Ces mots sont gravés à l’arrière d’un panneau de bois à l’entrée du cementerio Valle Chacabuco, petit cimetière entouré d’un mur de pierre et d’une dizaine de lamas broutant la steppe des 3 000 km² du parc national de Patagonie.
C’est ici, dans ces terres habitées de la région sauvage d’Aysén, au Chili, que repose Doug Tompkins, cofondateur de The North Face et d’Esprit. Avec son épouse Kristine, ancienne PDG de Patagonia, ils font figure de grands protecteurs de la nature. Dès les années 1990, ils ont commencé à acheter des dizaines de milliers d’hectares au Chili et en Argentine. En 2015, Doug Tompkins a péri dans les eaux turquoises du lac General Carrera au cours d’un accident de kayak. Mais son esprit flotte encore sur les lieux… Son avion de brousse Husky est posé sur la piste en herbe. Une buse bleue du Chili survole les bureaux du parc. Sur la Cibi, Doug se faisait appeler Águila, aigle en espagnol. Serait-il devenu oiseau ?
Depuis quelques années, les lignes bougent au Chili en matière de protection de la nature. En janvier 2018, la présidente sortante Michelle Bachelet et Kristine Tompkins ont signé un décret agrandissant de 40 000 km² la superficie totale des parcs nationaux chiliens. Le gouvernement a cédé 36 000 km² de terres fédérales, tandis que Kristine Tompkins offrait 4 000 km² de terrains privés, pour créer le parc national de Pumalín –Douglas R. Tompkins ainsi que celui dans lequel je me trouve. Ce décret a ainsi entériné la protection d’une superficie à peine plus petite que celle de la Suisse. L’objectif à plus long terme était lui de créer une Route des Parcs reliant 17 parcs nationaux. Un projet porté par Tompkins Conservation, la fondation regroupant toutes les associations à but non lucratif du couple Tompkins, et le gouvernement chilien.
Après une pensée pour lui, je traverse un chemin de terre et me lance dans un dédale de sentiers de randonnée qui me mèneront à 915 mètres d’altitude. Un chapelet de lacs de montagne m’y attend. À mesure que je grimpe, les bâtiments de pierre et les jardins en culture biologique du parc se fondent dans le vaste paysage du Valle Chacabuco. La terre semble avoir été pliée et pétrie par une main géante. Au loin, les sommets blancs déchiquetés des Andes essaient de toucher le ciel. Le panorama est époustouflant, la fameuse “folle géographie” chilienne, comme l’a si justement formulé l’écrivain Benjamín Subercaseaux en 1941, évoquant les forces naturelles qui ont modelé le pays.
Des années d’efforts et de batailles
Me voici arrivée au premier lac glaciaire, sur le versant nord du Cerro Tamanguito, qui culmine à 1 500 mètres d’altitude. J’essaie de repérer le Picaflor y Águila, aire de pique-nique au bord de ce lagon des cîmes où Kristine et Doug Tompkins ont campé pour la première fois, au début des années 1990. Ils tombèrent amoureux du Valle Chacabuco, qui était alors une immense ferme d’élevage de 700 km² et n’eurent de cesse d’y retourner. Plus tard, ils y emmenèrent Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, et son épouse Malinda, généreuse donatrice de Tompkins Conservation et conseillère foncière durant toutes ces années
“La première fois que nous avons vu le Chacabuco, se rappelle Yvon Chouinard, c’était une vallée sauvage, intouchée. Nous campions à côté d’un bosquet de peupliers. C’est là que nous avons décidé d’acheter l’estancia aux de Smets, la famille d’éleveurs belges à qui appartenait ce ranch. Ils essayaient de gagner leur vie en vendant du fromage. Du manchego. Mais il avait un drôle de goût de basse-cour, c’était invendable”.
Je domine un panorama d’une beauté brute et fascinante. On se laisserait volontiers emporter par les sensations, mais ce serait oublier des années d’efforts et de batailles nécessaires à sa préservation : négociations, transactions foncières, délimitation des parcs et dépôt de milliers de clôtures pour restaurer un écosystème qui attire et abrite aujourd’hui des lamas guanacos, des nandous de Darwin – un cousin de l’autruche – et au moins 30 pumas.
“J’adore partir de rien, confie Kristine Tompkins quand on la rencontre. Le projet n’est pas des plus simples, mais il faut bien ça pour créer un tel itinéraire, de parc en parc, qui comptera parmi les plus beaux du monde.” Le plan est encore balbutiant. La plupart des parcs ont été identifiés, et abondés en terres par Tompkins Conservation. Le projet est de créer un parcours les reliant un à un sur 2 800 km, le long de la Carretera Austral – la route express du sud, connue pour ses 1 230 km en plus ou moins bon état – puis en marge de routes secondaires.
150 000 hectares de nature sauvage
Certains passages se traverseront en ferry. Le point de départ sera la ville de Puerto Montt, dans le parc national d’Alerce Andino. L’itinéraire s’achèvera au parc national de Cabo de Hornos, un chapelet d’îles en Terre de Feu, à la pointe sud du continent. Une fois tous les parcs officiellement créés, il s’agira de la plus longue route du genre au monde. Des paysages de cîmes rocailleuses, de glaciers aux reflets aigue-marine, de volcans à la symétrie parfaite, de rivières aux eaux opaques, de fjords nichés entre les falaises et de forêts millénaires.
Je me suis fixé un objectif plus ou moins intelligent : visiter autant de ces parcs que possible en un peu moins d’un mois. Je suis partie de Puerto Montt, où commence la Carretera Austral. J’ai prévu de la suivre presque jusqu’au bout, de prendre un ferry au village de Puerto Yungay, de faire 44 heures de vélo vers le sud pour rejoindre Puerto Natales, près de l’emblématique parc national de Torres del Paine pour achever le périple en Terre de Feu, au parc national de Yendegaia. Une débauche de nature sauvage sur 150 000 hectares, dont un quart de la superficie a été achetée par les Tompkins en 1998 à un trafiquant de drogue tombé entre les mains de la police, puis offert au pays en 2014.
Comme se plaisent à le dire les Chiliens, la Patagonie “está en pañales” (porte encore des couches) en matière de développement et d’urbanisation. La future Route des parcs sera un immense terrain d’aventure, potentiellement infini. Randonnée glaciaire, VTT sur single tracks presque vierges, kayak et pêche à la mouche dans des eaux cristallines, exploration de terre inhabitées, escalade de sites qui n’ont même pas encore été répertoriés, équitation dans une nature que seuls les gauchos connaissent… Celui qui grimpera le premier en haut d’un sommet obtiendra le droit de le baptiser. C’est ce qu’on fait Doug Tompkins et Yvon Chouinard avec le Cerro Kristine culminant à 2 286 mètres, en 2009.
Il n’est pas certain que je réussisse mon pari. Alors que je roule vers le sud en cette fin d’automne, la neige et le verglas pourraient bien être de la partie. Or je ne dois pas perdre de temps, sans quoi le ferry hebdomadaire pour Puerto Yungay partira sans moi. Cela dit, planifier quoi que soit sur la Carretera Austral est une erreur de débutant. La construction de cette route nationale a commencé sous Augusto Pinochet, en 1976. Pour son projet, le dictateur chilien avait réquisitionné 10 000 soldats et fait dynamiter des montagnes, consolider les bermes au pied des falaises et détruire des pans entiers de forêt. Quelque 24 ans plus tard, la Carretera Austral a enfin été terminée, tour à tour bitume, graviers ou chemin de terre. Dans les quatre zones où la nature n’a pas pu être domptée, un détour en ferry est nécessaire.
“Gagner le respect des gens”
Je ne serais toutefois pas la première routarde à rencontrer des embûches en chemin. En 1968, les Fun Hogs, équipe composée de Doug Tompkins, Yvon Chouinard, Dick Dorworth et Lito Tejada-Flores, sont partis de Californie direction l’Argentine, avec un arrêt au Pérou pour y récupérer Chris Jones. Le groupe est venu à bout du Fitz Roy, l’une des ascensions les plus techniques au monde. La Carretera Austral n’existait pas encore et le passage du Chili à l’Argentine par la Route 40 nécessitait des milliers de dollars en obligations — une somme que les Fun Hogs étaient loin d’avoir en poche.
“Doug Tompkins, à moitié délinquant juvénile, était persuadé de trouver une solution, raconte Yvon Chouinard. Nous sommes descendus jusqu’à Puerto Montt. Là, nous avons acheté un tampon et masqué avec l’encre l’endroit où il était écrit que notre voiture n’était assurée ni en Argentine, ni au Brésil. Passer la frontière argentine nous a donc finalement coûté que trois dollars.”
En octobre 2015, j’ai rencontré Doug Tompkins à l’occasion d’une conférence. “Nous espérons parvenir à créer 12 parcs nationaux avant de passer l’arme à gauche”, m’avait-il confié. Avec sa débauche de cheveux blancs, il faisait penser à Andy Warhol, en plus énergique. “Nous allons voir si c’est faisable. La conservation du patrimoine naturel ne fait jamais l’unanimité. L’exploitation d’un territoire est invariablement un sujet politique sensible, passionné. Cela prend des années, il faut donner de sa personne, montrer patte blanche, gagner le respect des gens et éviter les faux-pas.”
Doug Tompkins avait depuis longtemps ce rapport intime au Chili. Il avait 18 ans quand il l’a découvert pour la première fois. Plus tard, à la tête de deux grands groupes, il n’a eu de cesse d’y retourner dès qu’il le pouvait. En 1991, sa fortune était faite, mais le consumérisme lui avait laissé un goût amer. Il retira ses billes et fit l’acquisition d’une ferme délabrée de 17 000 hectares au sud de Puerto Montt, à l’extrémité d’un fjord.
Le parc de Pumalín–Douglas R. Tompkins englobe aujourd’hui une grande partie de ces terres. Doug et Kristine se sont mariés en 1994. Au total, le couple a consacré plus de 450 millions d’euros — issus de fonds personnels, de Tompkins Conservation et de dons — à la protection d’un million d’hectares de terres au Chili et en Argentine, et au financement d’autres projets de protection de l’environnement. Leur démarche ne fut pas toujours perçue d’un bon œil, certains la considérant comme néocolonialiste. Des rumeurs circulèrent à leur sujet — ils prévoyaient de lancer une secte ou envisagaient des élevages de bisons à grande échelle… Au fil des ans, Doug et Kristine Tompkins sont parvenus à se faire accepter des populations locales et des autorités. Doug Tompkins est mort deux mois après notre rencontre.
“Doug a donné l’impulsion d’un mouvement pro-environnement au Chili, estime Yvon Chouinard. Il y était déjà sous Pinochet, dont le gouvernement n’hésitait pas à exécuter ceux qui l’ouvraient un peu trop. Rien n’existait en matière de protection du patrimoine naturel, aucune organisation ou association. Finalement, Kristine est certainement allée plus loin que ce qu’aurait fait Doug. C’était quelqu’un de très frontal. Kristine a bien plus de doigté. Elle est parvenue à ce que le pays s’empare du sujet des parcs nationaux. Un boulot colossal. ”
Et elle n’a pas encore dit son dernier mot. En Argentine aussi, Tompkins Conservation œuvre auprès du gouvernement pour créer plusieurs parcs nationaux. À leur tête, le parc national d’Iberá, d’une superficie de 1,4 millions d’hectares. En juin, deux jaguars y sont nés, les premiers en presque 50 ans.
Béats devant la nature sauvage
La Route des parcs doit sa beauté à la diversité de ses paysages. On y croise ici des glaciers, là de la forêt humide, parfois les deux. Certaines régions n’ont même pas encore de routes quand d’autres hébergent les touristes dans des établissements de luxe. Il n’y a pas non plus un profil-type de visiteur : dans le sud de la Patagonie, on croise un Chilien guitare à l’épaule remontant en stop jusqu’au Machu Picchu, un couple sud-africain à bord d’un van Chevrolet acheté en Californie pour un road-trip façon Fun Hog, un Américain avec son fat bike qui vient de parcourir l’Alaska et veut à présent descendre la Carretera Austral ou encore un PDG allemand aux vacances chronométrées logeant dans un hôtel chic du Torres del Paine et décidé à randonner autant que possible sur une semaine. Tous sont restés béats devant ces étendues de nature sauvage. Tout est (encore) à l’état brut.
L’entrée du parc national de Queulat, à environ 20 km au sud du village de Puyuhuapi, est un simple chemin de terre. Ouvert en 1983 sous Pinochet, le Queulat a une superficie de 1 500 km². Son nom, dans la langue du peuple nomade Chono (disparu), évoque le bruit des cascades. Les précipitations y sont de quatre mètres par an. Les chutes d’eau ne manquent pas, à l’exemple de celle du glacier de Ventisquero Colgante, qui plonge à plus de 600 mètres en contrebas. Pour y accéder, on emprunte un pont de corde au-dessus du rio Ventisquero avant de traverser 5 km de forêt humide. Au bout, un point de vue à 400 mètres d’altitude offre un panorama sur le glacier, sa cascade, les montagnes alentours et, en contrebas, un lac aux eaux d’un bleu opaque.
Même émerveillement 370 km plus au sud, face aux roches de basalte du parc national de Cerro Castillo. On trouve ici Senderos Patagonia, une auberge de jeunesse ouverte en 2011 par Cristian Vidal, dresseur de chevaux réputé dont la famille habite la vallée depuis 1930, et son épouse américaine, Mary Brys. Le couple vient d’être nommé administrateurs des sentiers de randonnée du parc. À ce titre, ils travailleront en étroite collaboration avec la CONAF (Corporation nationale forestière du Chili), en charge de la gestion des parcs nationaux. Ils auront pour rôle de superviser l’aménagement des sentiers de randonnée, les missions de recherche et de sauvetage et les premières études sur la capacité d’accueil du parc. La zone attire les férus d’escalade – on y dénombre plus de 200 sites, de ski de fond et de trekking.
Impliquer la population
“La région est en train de se tailler une réputation mondiale, mais on manque cruellement d’infrastructures, explique Mary. La démarche conjointe du gouvernement et de Tompkins Conservation est géniale. Il y aura un avant et un après. Mais justement, ça pose de nombreuses questions sur la préservation des cultures locales. ”
Les habitants attendent effectivement encore des réponses, et leurs inquiétudes sont légitimes. J’en prends conscience le lendemain, lorsque mon itinéraire me contraint à sauter par-dessus une clôture pour traverser une propriété privée. Mon guide précise que Senderos Patagonia rémunère le propriétaire en conséquence. Mais l’endroit ne constitue pas un point d’entrée idéal pour le parc. Autour de 25 randonneurs y passent désormais chaque jour, et les contraintes budgétaires de la CONAF continuent de limiter l’embauche de gardes-forestiers.
La création de parcs nationaux est depuis longtemps une priorité au Chili. Depuis 1926, chaque président s’est évertué à étendre leur superficie. Ils occupent aujourd’hui 21% du territoire. Je demande à chaque habitant que je croise ce qu’il pense de la création de ces nouveaux parcs : la plupart sont plutôt positifs, mais restent sur leur garde. “Es complicado”, précisent-ils. Comment la population sera-t-elle impliquée dans le projet ? Comment le pays va-t-il prendre en charge la gestion de ces nouveaux espaces protégés ?
Le Torres del Paine, premier parc du pays en termes de fréquentation avec 250 000 visiteurs par an, est déjà relativement mal loti, avec un budget restreint, et en sous-effectif. Les discussions sont encore en cours pour la future Route des parcs. “Partout dans le monde, la question du financement des espaces protégés fait débat. Le Chili n’échappe pas à la règle.” résume Richard Torres Pinilla, responsable des zones protégées au sein de la CONAF.
Kristine Tompkins, qui partage son temps entre ses projets au Chili ou en Argentine et ses collectes de fonds aux États-Unis, sait que le pays avance dans la bonne direction. “Le gouvernement chilien va veiller sur ces parcs, ne serait-ce que parce qu’ils mettent en avant le pays à l’échelle mondiale. Toute cette nature à couper le souffle va attirer du monde. Les Chiliens sont extraordinaires, à l’image des paysages.”
“Le ferry est hors-service”
Avoir un plan B : la règle n°1 quand on voyage au Chili. La Carretera Austral n’est pas en bon état. Le sol s’est affaissé par endroits, les nids de poule sont légion et certaines portions sont si étroites qu’un coup de volant peut vous envoyer dans le décor ou au pied de la falaise. On y est sans arrêt interrompu, par une citadelle de roche recouverte de neige, un auto-stoppeur, un gaucho menant son troupeau…
La distance entre les parcs n’est pas grande, mais ici, comme ailleurs, les éléments sont imprévisibles. En décembre 2017, une rivière boueuse a dévasté un village entier et fait au moins 15 morts. Les portions de Carretera Austral détruites n’ont pas encore été refaites.
Malgré les travaux qui ralentissent la progression, le temps passe vite. Randonnée, nuit sous la tente, baignade dans des sources chaudes, dégustation de vins chiliens et d’agneau grillé… Au début du séjour, j’ai ri en voyant le dérouleur de papier toilette de ma cabane, un joli modèle en bois délicatement ouvragé. J’ai repensé à ce que m’avait dit Yvon Chouinard au sujet de Doug Tompkins lors d’une interview peu de temps après sa disparition. “Il était ce que j’appelle un micromanager, avait confié le fondateur de la marque Patagonia. Du genre de ceux qui iraient jusqu’à choisir le papier toilette de leur entreprise. L’infrastructure au sein du Pumalín ou chez Patagonia est impeccable. Je pense que Doug était un architecte d’intérieur refoulé.”
En chemin, je croise principalement des Chiliens. Tout ce bruit autour de la création des parcs les a poussé à partir à la découverte de la Patagonie, le voyage d’une vie pour nombre d’entre eux. Cela fait déjà deux semaines de voyage et j’ai exploré cinq parcs. Mais je suis obsédée par le ferry à prendre à Puerto Yungay. En arrivant au village, qui se résume aux bureaux de la compagnie et à un café, avec cinq heures d’avance, je suis tellement heureuse que l’absence de bateau ou de vie humaine autour ne m’inquiète pas.
“Qu’attendez-vous ?”, demande gentiment la femme derrière le comptoir. Elle se fait appeler Inés de Puerto Yungay et c’est l’unique résidente des lieux.
“Je suis venue prendre le ferry.”
“Vous n’avez pas eu l’info ?, demande-t-elle. Il y a eu un accident, le ferry est hors service.”
Je n’ai pas de plan B. Inés réfléchit et me remet sur pied avec des empanadas jambon-fromage XXL. Je décide de rebrousser chemin sur 480 km pour rejoindre Coyhaique, la capitale de l’Aysén. Là, j’attendrai la fin de la grève du personnel aérien et embarquerai pour Punta Arenas. Avant de poursuivre en voiture jusqu’au Torres del Paine. Durée estimée de ce périple imprévu : 3 jours.
Repérer de nouvelles pistes de VTT
Aux Torres del Paine, je tombe sur un Écossais, Euan Wilson, fondateur d’une compagnie spécialisée dans les trips sauvages en VTT. “Le terrain est dingue ici ! On se croirait sur la lune, c’est rocailleux, avec des coulées de lave.” On l’a autorisé à repérer de nouvelles pistes de VTT sur une propriété privée située dans le parc. Il est accompagné d’Ernesto Araneda, champion du Chili 2010 de VTT cross-country. “C’était génial hier. On s’est éclatés pendant cinq heures, on est juste descendus de selle un petit quart d’heure en tout. On était euphoriques. Le sol est top ici, il absorbe vite l’eau.”
Je pars de mon côté en randonnée au pied des fameux Torres, accompagnée d’un guide.
Le sentier de 10 km monte à 900 mètres jusqu’au pied de ces géants de granit. L’été, quelque 1 200 personnes passent ici chaque jour. Nous ne croisons ce jour-là qu’une dizaine de personnes, certaines à peine couvertes dans ce froid mordant. Nous atteignons un petit lac situé à la base de ces monolithes vieux de 12 millions d’années. J’essuie discrètement une larme d’émotion, prise par cette beauté brute.
Je n’ai finalement jamais eu le temps d’aller au Yendegaia. La route qui mène au parc est en cours de construction, et il faut une autorisation du gouvernement pour contourner les travaux. Cela me tord les boyaux de penser que je n’y mettrai peut-être jamais les pieds. Mais il me restera l’imagination. Je pose la question à un guide qui connaît très bien le coin : “À ton avis, quand est-ce que la route devrait être ouverte ?”
“Jamais, j’espère.”
Photo d'en-tête : Beth Wald