« Tu vois, j’ai complètement déconnecté, c’était magique », « j’ai vraiment compris que c’est le voyage qui compte, pas la destination » : à force d’entendre vanter les mérites du trip en porte-conteneurs, on a voulu aller vérifier par nous-mêmes. Entre repas à heures fixes, recherche obsessionnelle de mammifères marins et cohabitation avec l’équipage, nos deux journalistes racontent leur première transatlantique en cargo destination New York.
Il y avait le cargo de la brochure, immense, avec ses conteneurs tricolores au garde-à-vous. Puis il y a celui que l’agence, qui s’est occupée de toutes les démarches auprès de la compagnie de fret maritime, nous a réservé. Et qui, en ce matin de juin, flotte à quelques mètres du taxi, dans la rade bruineuse du port du Havre.
La version un peu rouillée avec ses trois grues qui nous toisent est moins engageante que son alter ego du catalogue, mais à 140 euros par jour la traversée d’entre 8 et 10 jours jusqu’à New York, on opte pour le déni. « Sympa le bateau. Non ? » Déglutissement du collègue. « Mais oui, carrément! »
Tout en verticalité
Escortés d’un Philippin casqué, nous escaladons la passerelle de corde, le long de la coque du Manet, notre destrier exploité par la CMA-CGM, le plus gros armateur français de transport maritime en conteneurs.
Premier choc en se hissant à bord : ce cargo est une péniche des mers. Un corps bien trop long, surmonté d’une toute petite tête pour abriter la vie de l’équipage… Bienvenue dans un mouchoir de poche. Et pas le spécimen en tissu de grand-papa, avec lequel on pouvait essuyer une vaisselle de 40 couverts, mais un simple Kleenex, sans aloe vera pour prendre soin des narines irritées.
L’exploration de l’intérieur du bâtiment rassérène toutefois. Avec ses sept ponts et ses trois sous-sols, le corps du vaisseau atténue la première impression : de la place, il y en a, il suffit de revoir ses critères à l’aune de la verticalité. Quant à la répartition, c’est comme sur le Titanic : moins tu gagnes, plus tu te rapproches du niveau de la mer. L’équipage philippin prend le frais en bas tandis que les officiers – ukrainiens – et les passagers investissent les ponts supérieurs.
Jean et sandales Birkenstock
C’est le moment que choisit Sergiy (prononcer Serrrrrrrgeï), le capitaine, pour se manifester. T-shirt informe frappé d’un « Make your own destiny », jean et sandales Birkenstock, le seul maître à bord après Dieu propose un style s’apparentant à celui d’un pote en dépression qui squatterait votre canapé.
Pour autant, ses yeux clairs pétillent et les ordres qu’il distille aimablement en ukranglais dans son talkie-walkie laissent présager un homme aimable et vif. Ce n’est que plus tard que nous découvrirons que le Captain est non seulement un meneur d’hommes remarquable, mais qu’il est aussi un numismate averti.
Toujours plus de candidats
Il est devenu banal de trouver des passagers dans la marine marchande. Alors qu’en 2013, ils étaient déjà 800 “civils” à sillonner les océans à bord de la flotte de la CMA CGM, on en comptait plus de 1 000 en 2017, avec une augmentation d’environ 10% par an depuis trois ou quatre ans. Au niveau mondial, on estime à plus de 2 000 les passagers optant pour ce type de voyage. Ont ainsi échoué sur notre cargo, Kevin et Mary, un couple d’Australien flirtant avec la limite d’âge – 77 ans – qui feront le trajet jusqu’à Sydney, soit une quarantaine de jours de mer.
Cheveux neige, barbe blanche fournie et short à fleurs, nous croisons Kevin pour la première fois dans les escaliers. Il nous annonce solennellement – en anglais, langue officielle à bord – être « en pleine ronde de reconnaissance ». Normal.
Il est surtout temps de soumettre la cabine à un examen scrupuleux, c’est après tout ici que nous nous terrerons, prostrés en position foetale, en cas de gros temps. Les dimensions sont honnêtes : les Taïwanais qui ont construit le navire (exploité, rappelons-le, par des Français mais battant pavillon chypriote et abritant un équipage philipino-ukrainien – car payer moins pour gagner plus, c’est important) ont été généreux. Une bonne quinzaine de mètres carrés, deux lits simples, un petit bureau, un canapé et un mini-bar…vide.
L’affreuse vérité
Tandis que nous essayons la collection printemps-été des gilets de sauvetages et combinaisons de survie, on frappe à la porte. Kevin l’Australien, la mine tragique et l’oeil humide, nous fait face. Sans ménagement, il nous annonce l’affreuse vérité : nous sommes à bord d’un « dry ship » (ndlr, un bateau sec en anglais). La CMA CGM ne tolère pas d’alcool à bord des vaisseaux qu’elle exploite.
Nous nous recroquevillons sur nos couchettes – la position foetale n’est pas loin – en écoutant Kevin, 30 ans de traversées en « wet ships » (ndlr, bateau humide) au compteur, nous décrire à quel point ce voyage va être décevant sans alcool. Nous ne verrons jamais les Philippins faire rôtir leur traditionnel cochon en l’arrosant de toutes les piquettes imaginables trouvées sur le bateau, jamais les Ukrainiens se casser des bouteilles sur la tête. Les 10 jours qui nous séparent de New York vont être longs.
Avec les poules, mais sans le capitaine
Entre temps, le Manet s’est engagé en mer mais tangue à peine, les côtes françaises se sont évanouies à l’horizon. Ses 195 mètres de long et 30 mètres de large offrent une assise confortable et nous préservent d’un roulis pénible. Le ciel jusque-là limpide est désormais émaillé de nuages roses et bleu pétrole qui voilent la descente du soleil. Il est 18h, et, ici, c’est l’heure de passer à table. Car dorénavant notre journée se fera au rythme de celle de l’équipage. Petit-déjeuner de 7h à 8h, déjeuner de 12h à 13h et dîner de 18h à 19h.
Nous dînerons donc avec les poules, mais sans le capitaine. Triste scoop. Non, les passagers de la marine marchande ne dînent pas tous à la table du « Chief », qui réserve ici cet honneur à ses officiers ukrainiens, au grand dam de notre Australien qui n’a pas été habitué à pareil traitement lors de ses précédents voyages. Nous pouvons déjà nous estimer heureux d’être dans la même pièce : les Philippins, qui n’ont pas pas eu la bonne idée de payer pour monter à bord, dînent entre eux à l’autre bout du couloir.
Un mort dans le frigo
A 19h, l’heure de l’apéro chez les gens normaux, il faut se trouver des activités qui vous permettront de tenir encore un peu. Vous pouvez, au choix : découvrir que ni les Ukrainiens ni les Philippins ne pratiquent d’activité physique dans la salle de sport, toujours vide, qui parvient à marier une bibliothèque majoritairement anglophone à tendance rose, des instruments de musculation et une table de ping-pong. Sinon, vous pouvez faire comme ce vieux loup de mer Kevin et aller tailler le bout de gras avec le capitaine ou l’officier de garde sur la passerelle.
C’est le moment privilégié où les récits d’aventures s’échangent. Le jeune Oleksy, second officier, fait son petit effet en produisant des vidéos d’attaques de pirates somaliens filmées au smartphone lors d’une de ses missions dans le golf d’Aden. Le capitaine, quadragénaire, est lui plus à l’aise sur Power Point, et tient à nous montrer à quoi ressemble un crash entre deux porte-containers – ce qui arrive bien plus souvent qu’on ne pourrait le croire. Après le sang de la Corne de l’Afrique, des trous béants dans des carcasses de fer s’offrent à notre vue. Kevin l’Australien n’est pas en reste et se fait un plaisir de nous narrer la traversée au cours de laquelle un voyageur est mort : « je suis sûr qu’il s’est suicidé, mais bon, on n’a jamais su », précise-t-il, déçu. « Alors ils ont vidé le frigo et ils l’ont mis dedans, du coup on a dû tout manger les jours suivants pour ne pas que ça se perde », ajoute sa femme Mary, dans un louable souci de précision. C’est sur cette perspective encourageante que nous décidons de regagner nos quartiers.
Perte de repères
C’est une fois allongé dans l’obscurité de la cabine, le ronronnement des moteurs couplé à l’air conditionné empêchant d’entendre le monde extérieur, que l’impression d’isolement total frappe. Seules les oscillations du bateau rappellent à votre oreille interne que vous êtes en mer, le reste n’est plus que représentations mentales. Il y a ceux que la sensation galvanise, comme Kevin et Mary qui, à 75 ans passés, prennent parfois leurs oreillers et vont s’allonger sur le toit du bateau pour se noyer dans la contemplation de l’immensité de la voute céleste. Et puis il y a celui qui panique complètement, écrasé sous le poids de son insignifiance face aux éléments et qui passera le reste du voyage à demander anxieusement à ses compagnons excédés : « Et là, ça bouge plus non ? T’as pas entendu un bruit bizarre ? Je vais aller demander la météo au Capitaine, ils sont louches ces nuages. »
Jour, nuit, jour, nuit, le temps à bord semble se distordre, même pour les plus angoissés. Les heures passent vite, puis lentement, puis accélèrent de nouveau, sans que l’on puisse toujours trouver une explication. En dépit des 27 âmes à bord, le bateau apparaît curieusement vide. Le capitaine et ses seconds se relayent sur la passerelle au rythme de tours de garde de quatre heures, mais le reste de l’équipage philippin est difficile à croiser. Au mieux peut-on les débusquer dans leur salle de repos, toujours entrouverte, fumant devant des DVD asiatiques piratés.
Les interactions les plus abouties se feront au cours d’une partie de ping-pong – malheureusement perdue par la France – mais aussi en cuisine, où Daniel Vasquez Junior, le chef cuistot, prend le temps de nous tracer les grandes lignes de sa vie. Comme beaucoup, il enchaîne les longues missions sur l’eau. « Je travaille entre trois et six mois de suite, parfois plus, puis je retourne aux Philippines voir ma femme et mes enfants pendant un mois ». Il n’est pas rare qu’un seul marin fasse vivre plusieurs dizaines de personnes et le cuisinier ne fait pas exception à la règle.
Classé top secret
Trouver de la compagnie relève donc certains jours de l’exploit, car le capitaine occupe ses hommes pendant la journée. Nettoyage du bateau et menues réparations viennent s’ajouter à la liste des tâches qu’impose le fonctionnement du labyrinthe dissimulé sous la ligne de flottaison qui permet au cargo de 30 tonnes d’avancer. Et ce ne sont pas les quelques dauphins et les trois baleines entraperçus en dix jours qui vont nous faire la conversation. Autant s’employer à rentabiliser le temps passé à table à ingurgiter d’improbables préparations (une saucisse enrobée de bacon accompagnée d’une tourte poisson-mayonnaise-carottes, par exemple) en faisant plus ample connaissance avec nos compagnons.
C’est ainsi que nous découvrons que Kevin n’a pas toujours eu une passion pour les shorts à fleurs et les barbes florissantes puisqu’il était dans les forces spéciales de la Royal Air Force, spécialiste de la survie, décoré trois fois par la Reine d’Angleterre. « J’ai aussi coaché un futur gagnant de Mr Univers. D’ailleurs, en parlant de ça, vous savez que je connais Arnold Schwarzenegger ? Il a l’air fort comme ça mais il serre la main comme une femme ».
Quant à Mary, sa femme qui passe ses après-midi à faire des puzzles, son travail était classé top secret, tout au plus consentira-t-elle à nous préciser – à contrecoeur – qu’elle opérait dans “les télécommunications”. Et les jours s’enchaînent ainsi, entre menues conversations, ping pong, repas riches en graisses saturées et recherche obsessionnelle de mammifères marins. On en vient à penser que l’on ne reverra plus jamais les côtes, qu’on ferait aussi bien de recycler son smartphone en hameçon, que les puzzles, finalement, c’est la vie.
La skyline de Manhattan
Puis finalement, un jour, on ne sait plus lequel, vers 16 heures, la langue de sable clair de Cape Cod vient nous chatouiller la vue. Terre ! Alors même que la traversée semblait ne jamais finir, elle s’achève sans préavis. Chaque minute les bateaux se font plus nombreux et se suivent sagement en remontant l’Hudson River. La skyline de Manhattan commence à se détacher sur le ciel bleu; les contours des buildings dessinent les dents d’une clé à l’horizon.
Dans la baie, des dizaines de bateaux se croisent, leurs sillages s’entremêlent, des voiliers coupent la voie aux cargos qui se pressent vers les quais du port de Brooklyn. Un souffle parcourt le navire : « The Lady ! » Le bateau passe à une cinquantaine de mètre de la Statue de la Liberté. Personne ne fait la fine bouche : l’équipage, les passagers, tout le monde prend sa photo. Parce qu’on pense une seconde aux douze millions d’immigrants qui ont un jour été à notre place, parce que face à tant d’agitation après tant de calme, l’émotion est particulière.
La fin d’une époque
Le Manet est maintenant solidement amarré, à quelques centaines de mètres du pont de Brooklyn, et les grutiers se lancent dans un Rubik’s cube géant, organisant la valse millimétrée de plusieurs milliers de conteneurs. La danse durera toute la nuit. Le temps presse, le navire reprend la route tôt le lendemain matin pour Savannah, puis la Jamaïque, avant la Colombie, Panama, Tahiti et enfin l’Australie. Nous sommes les seuls à débarquer aux États-Unis, mais les deux Australiens comptent bien toucher terre et partager la bière promise. Leurs espoirs sont vite douchés par le capitaine. La halte est trop courte, le temps de passer les contrôles de la douane et il sera minuit. La nostalgie pointe chez Kevin, qui regrette la fin d’une époque : « Le temps des escales est de plus en plus réduit, chaque année ça empire. Avant on pouvait rester un, deux, voire trois jours et visiter. Maintenant les compagnies font tout pour économiser de l’argent et réduire les heures passées à terre. Ça a perdu tout son charme, ce sera notre dernier voyage ».
Si vous souhaitez passer dix jours de votre vie sur un cargo sans que l’aventure ne tourne à la croisière Costa (la version qui ne coule pas), avec piscine et séance d’abdos-fessiers le matin, il est temps de réserver votre billet. Déjà les compagnies ont flairé le filon, et commencent à multiplier sur leurs brochures les angoissants termes de “premium” et “prestige” pour remplir leurs cabines. Vous n’y croiserez plus Kevin, qui sera trop occupé à bronzer nu sur son bout de plage en Australie. Mais peut-être arroserez-vous les cochons aux côtés de matelots philippins, une dernière fois.
Article co-écrit avec Olivier Saretta.
Infos pratiques :
– Agence Mer & Voyages
– Site de la CMA CGM
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