25 ans après sa mort, la légende incontestée de l’escalade et du rope jump, ou saut pendulaire, continue de fasciner. Et ses videos de faire frémir les cœurs les mieux accrochés : 120 mètres gravis en solo en moins de 4 minutes et 25 secondes, 275 mètres de chute libre dans la vallée du Yosemite, sans parler de multiples exploits aux côtés d’Alain Robert, le Spiderman français. Retour sur le parcours fulgurant d’un visionnaire décédé prématurément le 23 novembre 1998, lors du saut qui devait marquer la fin d’une carrière, avait-il décidé ce jour-là.
Né en 1963 d’un père d’origine japonaise, descendant direct des guerriers samouraïs du clan Takeuchi ayant émigré à Hawaï à la fin du XIXe siècle, et ancien membre du SWAT, groupe d’intervention spécialisé dans les interventions difficiles, le jeune Dan Osman va très vite apprendre les bases des arts martiaux dont il tirera des enseignements qui s’avèreront déterminants pour la suite de sa carrière sportive.
Lorsqu’il a 12 ans, sa mère, l’Américaine Sharon Burks, championne du monde de course de baril (un sport où le cavalier et sa monture doivent faire le tour de trois barils le plus rapidement possible), l’inscrit dans un sport alors extrêmement confidentiel : l’escalade. Peu à peu, il va se faire un petit nom dans le milieu des grimpeurs américains. Son terrain de prédilection ? Cave Rock, la face extérieure voûtée d’une grotte près de la rive sud du lac Tahoe, où il passe une grande partie de son adolescence à essayer des voies de plus en plus difficiles. Une fois ses années lycée derrière lui, Dan part vivre quelques années dans le Parc National du Yosemite. Là-bas, comme la plupart des grimpeurs de son âge, il passe la plupart de son temps sur le rocher, loin de toute responsabilité entre deux jobs alimentaires.
« Lover’s Leap », un solo d’anthologie
De retour à Tahoe à la fin des années 80, Dan est au top de sa forme et s’impose alors comme l’un des meilleurs soloistes au monde. Une pratique qui explose auprès du grand public, notamment grâce aux Français Patrick Edlinger et Alain Robert, avec qui l’Américain partage quelques instants sur le caillou ocre de l’Utah.
Le solo ne laissant aucune place à l’erreur, Dan approche cette activité avec une méthode rigoureuse. Pour se préparer à une ascension particulièrement difficile, il grimpe plusieurs fois la voie encordé, répétant le « crux », le passage le plus difficile, jusqu’à ce qu’il soit certain de pouvoir l’exécuter sans faille. Avant de s’élancer, il respire pour isoler et faire descendre le « ki », l’énergie vitale en japonais, sous son « hara », un point de l’abdomen situé sous le nombril considéré comme le centre et la source de l’énergie physique. Son objectif ? Maintenir son « ki » sous contrôle tout au long de sa grimpe. Une approche maîtrisée grâce à l’enseignement de son père, que tout au long de sa vie il n’aura de cesse de travailler.
En 1997, Dan se fera connaître du grand public grâce à un solo d’anthologie réalisé en 4 minutes et 25 secondes à Lover’s Leap, aux Etats-Unis, dans une voie de 120 mètres. Présenté dans le film « Masters of Stone IV » réalisé par Eric Perlman, l’exploit marquera le monde de l’escalade, notamment par le fameux double jeté, un mouvement très aléatoire devenu culte.
Malgré ses exploits, Dan n’arrive pas à vivre de l’escalade. Il mène alors une vie de bohème, travaillant comme charpentier à temps partiel. « Lors de ma visite, il vivait seul dans un petit studio accueillant, à 200 mètres de la rive du lac Tahoe » raconte Andrew Todhunter, journaliste de The Atlantic qui a rencontré le grimpeur au début des années 90. « Le long d’un mur se trouvait un établi recouvert de matériel d’escalade : coinceurs, mousquetons, piolets, crampons, casque. Une corde était enroulée sur un étau. Posé contre un amplificateur de guitare électrique, un sac à dos rouge et jaune, prototype conçu par Osman pour The North Face. […] Sept ou huit livres se trouvaient sur une table de chevet, tous consacrés à l’histoire du Japon et aux samouraïs, dont un roman sur la vie de Musashi [un philosophe japonais, ndlr]. Des photos de sa fille, Emma, âgée de huit ans, couvraient les murs de l’appartement également tapissés d’affiches de groupes de heavy metal, notamment Metallica, et d’alpinistes évoluant sur des terrains variés. Deux fois apparaissait Lynn Hill [première athlète à avoir libéré The Nose, une voie mythique sur El Capitan dans le parc national du Yosemite, en 1993, ndlr]». Ses inspirations ? La grimpeuse américaine bien-sûr mais aussi l’alpiniste et photographe Jay Smith ou encore Wolfgang Güllich, auteur du premier 9a au monde, et le légendaire soloiste John Bachar (très fort grimpeur des années 70).
L’invention du rope jump ou « chute contrôlée »
Mais plus le temps passe, plus l’intérêt de Dan pour l’escalade faiblit. Alors qu’il essaye inlassablement son dernier projet dans le 8e degré (sur une échelle de 2 à 9), « Phantom Lord », une voie située à Cave Rock, le grimpeur réalise qu’il est bien plus intéressé par la sensation de chute que par l’ascension en elle-même.
Naturellement, il va rallonger la longueur de ses vols. Mais bientôt, les relais et les ancrages des voies d’escalade ne vont plus lui suffire à repousser ses limites. C’est à ce moment-là que Dan commence à concevoir des systèmes complexes visant à répartir la charge au moment de l’impact. L’idée ? Une corde horizontale attachée à deux ancrages très solides. Et en dessous, la corde verticale qui va venir encaisser le saut. La corde horizontale va, elle, venir former une parabole visant à absorber le plus gros du choc, faisant dans l’air un coup de fouet.
Dan entre alors dans une nouvelle dimension, sautant à des hauteurs que personne n’avait jamais osé envisager avec de simples cordes d’escalade. À l’époque, son terrain de jeu favori est le pont de Foresthill en Californie, un spot qui lui permet en 1992 d’établir un record du monde absolu à 225 mètres. Un nouveau sport vient de naître : le rope jump, ou saut pendulaire. Dan appelle ça de la « chute libre contrôlée ».
Car tout est millimétré. Avant chaque saut, le grimpeur prend le temps de visualiser toute la séquence de sa chute, dilatant les sept secondes nécessaires en onze ou douze. Effectuer trois roues dans l’air. Au milieu de la troisième, tourner son corps d’un tour complet dans la corde. Se dégager ensuite calmement, avec méthode, puis étendre ses membres. Se détendre avant d’entrer dans le point d’impact. Une fois ce travail achevé, le grimpeur passe par ce qu’il appelle « le moment du choix ». À partir de quinze, il compte silencieusement à rebours, ne prononçant que les dix et les cinq à haute voix. Quatre, trois, deux, un. Puis il saute.
« Mes anges gardiens ont besoin d’une pause. Ils ont fait pas mal d’heures supplémentaires pour moi »
En octobre 1998, Dan arrive au Yosemite, déterminé à réaliser un saut record. Avec l’aide de plusieurs amis, il installe des ancrages et des cordes sur « Leaning Tower », une tour de plus de 300 mètres, avant d’effectuer un premier saut test de 182 mètres. Progressivement, il augmente les distances de chute. Allant jusqu’à battre son propre record : 230 mètres. Les exploits s’enchaînent alors. 245 mètres. 260 mètres. Jusqu’à 275 mètres, un saut qui rentre cette année-là dans le Guinness Book.
Mais cela ne le rassasie pas. Son prochain objectif ? Passer la barre mythique des 300 mètres. Alors que tout est en place, Dan reçoit un coup de fil d’urgence. Il s’agit de sa fille, Emma, 12 ans, son seul enfant qui vit principalement avec son ex-compagne. Elle est inquiète pour son père. Les films des exploits de son père, désormais très médiatisé, qu’elle voit à la télévision, l’obsèdent. Dan laisse alors tout sur place et part la voir. Mais lorsqu’il est de retour dans le Yosemite, le 28 octobre, le grimpeur se fait arrêter par les rangers. La cause ? Un permis invalide. Il est directement envoyé en prison avant d’être libéré sous caution deux semaines plus tard.
Son ami Eric Perlman, réalisateur des films « Master of Stones » en profite pour lui suggérer de mettre un peu d’ordre dans sa vie : « Tu es allé assez loin […] Personne ne t’égalera avant longtemps. Démonte tout ton système ». Le grimpeur acquiesce. « Tu as raison. C’est ce que je devrais faire. Mes anges gardiens ont de toute façon besoin d’une pause. Ils ont fait pas mal d’heures supplémentaires pour moi » raconte-t-il dans la vidéo suivante.
« J’étais vraiment sceptique. Je n’arrêtais pas de lui dire : ‘Dano, je n’aime pas ça’ »
Alors qu’il compte en 1998 démonter le système resté à « Leaning Tower » pendant plus d’un mois, Dan ne peut pas s’empêcher de sauter une fois encore. Il a cela dans le sang. Son ami Miles Daisher essaie pourtant de le freiner. « J’avais entendu dire que les cordes perdaient de leur solidité lorsqu’elles étaient restées sous la pluie » raconte-t-il. « Il m’a répondu que ces cordes étaient celles utilisées sur l’Everest, qu’elles étaient conçues pour résister à l’humidité et au gel. Il a donc sauté, et c’était un beau saut [281 mètres, ndlr]. Ensuite, j’ai sauté également et c’était génial. On s’est éclatés ». De retour dans la vallée, Dan se dit alors qu’il peut faire un dernier record avant de décrocher pour de bon. Un ultime saut avant de démonter définitivement le système.
Le 23 novembre, la nuit est sur le point de tomber. Toujours aussi sûr de lui, le grimpeur est perché au sommet de « Leaning Tower », se préparant à repousser une fois de plus les limites de son sport. « J’avais un mauvais pressentiment », raconte Miles Daisher. « Il sautait d’un angle un peu différent de ce que nous faisions habituellement, ce qui signifiait qu’il devait sauter par-dessus la ligne horizontale, qu’il n’allait même pas pouvoir voir, tant il faisait sombre à ce moment-là. En plus, il avait ajouté 20 mètres de plus à sa corde, soit environ trois fois plus que ce qu’il ajoutait d’habitude d’un saut à l’autre. Il sautait donc sur une corde de 304 mètres, ce qui signifiait qu’il ne se trouverait qu’à environ 50 mètres du sol lorsqu’il s’arrêterait. J’étais vraiment sceptique. Je n’arrêtais pas de lui dire : ‘Dano, je n’aime pas ça’ ».
Mais Dan est confiant. Il assure son ami que tout va bien se passer et sort son téléphone pour appeler deux potes, bloqués par la neige. « ‘C’est le moment, je saute dans le grand bain’, leur dit-il avant de placer le téléphone dans un étui sur sa poitrine et de commencer son compte à rebours habituel. Puis il s’arrête pour me demander si je suis prêt, ce qu’il ne fait jamais » raconte Miles Daisher. « Il entame alors un nouveau compte à rebours, mais s’arrête à nouveau et demande au téléphone : ‘Vous avez dit quelque chose ?’ Non, ils lui ont dit d’y aller, et cette fois, il a terminé le compte à rebours et s’est envolé depuis le rocher ».
« J’ai regardé sa lampe frontale disparaître dans l’obscurité », se souvient Miles Daisher, « Au bout d’une dizaine de secondes, j’ai vu la corde se redresser, je l’ai entendue faire ce bruit de fouet typique. C’est à ce moment-là que j’ai entendu Dan crier […] J’ai pris la radio. Rien. Rien. Alors j’ai commencé à paniquer ». Son ami descend alors en rappel jusqu’au pied de la paroi aussi vite qu’il le peut jusqu’à ce qu’il aperçoive enfin l’extrémité de la corde en lambeaux qui pendait des branches au-dessus de lui. Il aperçoit alors Dan, mort.
Le matériel du grimpeur sera ensuite envoyé à l’équipementier Black Diamond dans le but de déterminer la cause de l’accident. La corde de Dan sera jugée en très bon état, malgré les innombrables sauts et les intempéries. L’hypothèse retenue ? L’angle du saut différent a créé des nœuds sur la corde lors du saut. Et au moment de la mise en tension le frottement au niveau des nœuds aurait fait fondre la corde, causant la chute.
Vidéo : l’hommage d’Alex Honnold à Dan Osman
Début décembre 2016, une courte vidéo intitulée « Alex Honnold Solos Lover’s Leap in Dan Osman Tribute » a enregistré près de 200 000 vues en 48 heures. Alex Honnold, l’un des grimpeurs les plus populaires au monde a amélioré le temps de Dan Osman de 4:25 à 4:15 sur la fameuse voie de vitesse de « Lover’s Deap ». Le tout dans un hommage décalé, en perruque et vêtements d’époque.
Photo d'en-tête : Eric Perlman Productions