3102 mètres, des parois de glace abruptes battues par les vents de la Patagonie, le Cerro Torre, longtemps surnommée « la montagne impossible », n’a jamais fait de cadeau à personne. Pas plus à un Cesar Maestri, qui y a laissé sa réputation, qu’à son compagnon Toni Egger qui y perdit la vie en 1959. Alors quand on sait qu’une cordée de trois Italiens s’y est risquée en décembre 2021, et que, parmi eux, figure Gabriel Tschurtschenthaler, 35 ans, une volonté de fer, une forme exceptionnelle mais… 10 % d’acuité visuelle. On s’interroge. L’arme secrète de cet athlète du team Salewa ? L’amitié.
Cette question on la lui a posée cent fois : « mais comment fais-tu pour grimper alors que que tu es malvoyant ? ». Sous-entendant parfois, « mais pourquoi ne pas avoir choisi un sport plus simple, moins dangereux ? Il suffit de voir le petit film que son sponsor, Salewa, a tiré de son ascension de l’Ortles, le plus haut sommet du Tyrol du Sud (3905 m), en 2022, pour comprendre que pour Gabriel Tschurtschenthaler, dont l’acuité visuelle se résume, sous les meilleures lumières, à 10%, les réponses sont évidentes. Reste qu’à le regarder évoluer posément en altitude, confiant et heureux, c’est typiquement le genre d’homme qu’on a envie de connaître un peu plus. Gabriel Tschurtschenthaler ne se pose pas en héros, encore moins en exemple, mais au fil de l’entretien qu’il nous a accordé et des confidences de ses proches, se dessine le portrait d’un homme exceptionnel doté d’un certain humour, qui loin d’affaiblir la cordée qu’il compose avec ses amis Vittorio Messini et Matthias Wurzer, guides de haute montagne, semble lui donner une autre dimension.
La maladie : de l’importance des jeux de lumières et d’ombre
« Je suis né avec cette maladie », explique Gabriel, mais j’ai eu deux chutes brutales de vision, une à l’adolescence et une autre à vingt ans. Je vois aujourd’hui à 10% maximum en fonction des lumières environnantes. Je suis très sensible à la lumière, j’évite celles qui sont trop fortes. Je préfère grimper au lever du jour ou au coucher de soleil et de préférence sur les faces nord, là où la lumière directe est moins forte. J’utilise d’ailleurs des lunettes spéciales ». Une bonne lumière pour Gabriel, c’est donc une lumière chaude, plutôt tamisée. Sa plus grande difficulté résultant quand lumière et obscurité alternent, ce qui se produit par exemple lors d’une ascension où, au cours de la marche d’approche, il traverse une forêt avec beaucoup d’ombres et de lumière, car sa pupille nécessite beaucoup de temps à s’adapter aux variations de luminosité. En Patagonie, lors de l’ascension du Cerro Torre, l’alpiniste va donc particulièrement apprécier les longues journées, et l’apparition progressive du crépuscule. De même Gabriel est-il plus à l’aise en escalade sur glace et à l’ombre des parois nord. Il remarque vite en effet que « jusqu’à un certain niveau de difficulté, le fait de planter les crampons ou le piolet cinq centimètres à droite ou à gauche n’a aucune importance. Tu peux alors accélérer assez facilement. De même, les approches en hiver – à ski de randonnée ou en raquettes – sont souvent idéales pour moi », détaille-t-il.
La montagne, la grimpe en 7 et… le Jiu-Jitsu
Né dans les Dolomites, au cœur des montagnes, Gabriel commence à aller en montagne dès l’enfance. « Surtout en randonnée », dit-il. « C’est là que j’ai pu m’initier à l’escalade. À l’adolescence, j’y allais moins souvent, ça ne me plaisait plus autant ». Curieusement, c’est à son déménagement à Vienne, il y a huit ans, que les montagnes l’intéressent à nouveau. Tout a réellement commencé, il y a 7 ans, en réalisant la face nord de la Cima Piccola [la petite cime, ndlr] des Tre Cime di Lavaredo. « C’était mon premier projet en escalade, dans le 4e degré. J’étais accompagné d’un guide de haute-montagne. J’ai continué à grimper, à progresser et puis je suis retourné aux Tre Cime l’année dernière. Cette fois, j’ai enchaîné Comici, une voie majeure dans le 7e degré sur la paroi nord de la Cima Grande [la grande cime, ndlr]. Mais je dois avouer que j’ai parfois triché [rire, ndlr]. Et il y a quatre ans, accompagné du même guide, j’ai débuté l’escalade sur glace. J’ai vite réalisé que ce type d’escalade m’offrait beaucoup plus de liberté, plus de prises, plus de possibilités de créer mes propres solutions. Je suis plus fort sur la glace que sur le rocher, je grimpe du WI5+, mais toujours accompagné.
En montagne je compense par beaucoup de puissance, de force et le bon partenaire de cordée. Sans ça, ça ne marche pas. Car je dépense beaucoup plus d’énergie que d’autres, spécialement en marchant, parce que je ne vois pas si la prochaine marche est à 20 centimètres ou à un demi-mètre de profondeur. Ma pratique du Jiu-Jitsu – [ il est ceinture bleue, ndlr ] m’aide beaucoup pour augmenter ma force, ma forme physique, mais aussi mon endurance. Mais c’est surtout un argument de poids pour me faire respecter en montagne [rire, ndlr].
Je m’entraîne tous les jours quand j’ai un projet en ligne de mire. Depuis Vienne, je n’ai pas trop la possibilité de pratiquer en montagne, mais je compense par des exercices physiques. C’est plus important pour moi de travailler ma force et ma forme physique que de travailler ma technique. Je ne vois pas les prises, et donc les mouvements à anticiper. C’est donc la force qui prime. Et bien sûr je dépends des autres. Avec mes partenaires, on a développé un langage spécial qui nous permet de communiquer efficacement ».
Vittorio Messini et Matthias Wurzer, plus que des guides, des amis
« Je me débrouille tout seul pour mon entraînement physique, mais dès qu’il s’agit d’aller en montagne, Vittorio et Matthias sont là pour m’aider. Que ça soit dans l’organisation, en tant que compagnons de cordée, ou pour me guider. Quand nous sommes allés en Patagonie pour un mois d’expédition, nous avons passé des journées entières ensemble. Ils m’ont accompagné du début à la fin ; dans la vie de tous les jours et en montagne.
Vittorio, je l’ai rencontré lors d’un stage d’escalade sur glace. Depuis, il m’accompagne en montagne et monte des projets à chaque fois plus ambitieux. Le Cerro Torre, c’était son idée. Matthias est l’un de ses amis, il s’est joint au groupe pour ce projet. Tous deux sont guides, mais ils n’ont pas besoin de formation particulière pour m’accompagner. Personne d’ailleurs. Un projet comme le Cerro Torre a lié notre amitié. On y a vécu des moments forts, grâce à eux je peux faire des choses qui seraient impossible autrement. Quant à moi, je leur donne peut-être une autre perspective sur la montagne, notamment quand ils doivent me la décrire précisément. « Gabriel perçoit la montagne avec plus d’intensité », explique Vittorio Messini. Sans pour autant mettre en risque la cordée ? « Ca nous oblige simplement à être plus précis, plus concentré », répond Matthias. Et au final, ça crée plus de confiance entre nous ».
Le Cerro Torre : la préparation, apprendre à vivre ensemble
« Avant d’aborder le Cerro Torre, en décembre 2021, on a fait des courses dans les Alpes autrichiennes, bien sûr mais j’ai aussi fait énormément d’entraînement physique. », détaille Gabriel. « J’ai, par exemple, randonné dans Vienne avec un sac à dos de 20 kg pour habituer mon corps à porter une charge lourde. On a aussi appris à vivre ensemble, en tant qu’équipe, à gérer notre quotidien dans une tente. On a pris notre temps. On devait aller en Patagonie l’année d’avant, mais le Covid à contrarié nos plans. Nous avons donc pris une année de plus pour nous préparer, ce qui, au final, a été une bonne chose. Notre relation s’est nouée, ce qui est devenu une force pour réaliser un projet d’une telle envergure où le temps est incertain, l’approche est longue, plus de 40 km, et où on ne peut se reposer sur aucun sauvetage par hélicoptère ».
« Sans l’expérience de Vittorio et de Matthias, rien n’aurait été possible », confiait Gabriel à la presse allemande en mai 2022. « Lorsque l’on est en route avec quelqu’un de nouveau, il faut toujours du temps pour que le partenaire sache là où j’ai besoin d’aide, là où cela se passe bien, quel est le terrain qui me convient. En escalade rocheuse, par exemple, le troisième degré est certainement plus dur pour moi que le cinquième degré – à cause de l’assurage, de l’orientation, parce qu’il y a souvent du terrain de marche. C’est pour moi plus désagréable qu’une cheminée, où je dois seulement grimper à quatre pattes. Jusqu’au cinquième degré environ, je suis relativement autonome – bien que cela varie selon le rocher. En Patagonie, avec l’escalade permanente de plaques dans le granit, c’était extrêmement difficile pour moi d’avancer sans ordres. Les Drei Zinnen dans les Dolomites, avec leurs nombreuses corniches, s’y prêtent mieux. Dans des voies comme la Comici, il faut mettre sa fierté de côté, ne serait-ce que pour gagner du temps. Mais ce n’est pas un commandement permanent. »
En montagne, tous les sens en éveil
Massothérapeute à Vienne, Gabriel est un urbain né à la campagne – un avantage majeur dit-il – qui a besoin de la montagne . « J’ai besoin des deux mondes, mais à choisir, je me sens mieux en montagne » explique-t-il. « C’est quelque chose de naturel. Ça se sent plus que ça ne s’explique ». Là, Gabriel utilise beaucoup l’ouïe bien sûr mais aussi l’odorat. « Quand je suis descendue du bus à El Chaltén, en Patagonie, j’ai tout de suite senti une odeur très particulière. » aime-t-il raconter. « Je ne sais pas si les autres l’ont perçue, mais pour moi, c’est gravé dans ma mémoire. Et bien sûr, le sens du toucher est important, pour sentir le terrain, savoir où poser mes appuis, même s’il est parfois un peu absent avec la glace. Et j’écoute beaucoup. Les autres, mais aussi les sensations de mon corps, faute de pouvoir m’appuyer sur la vue. Cela, dit ne pas voir le moindre gouffre, est parfois un avantage ! », plaisante-t-il.
Quand oublier la performance est vital
« En montagne, dans ma situation, Il faut mettre ses objectifs de côté, oublier la performance et accepter de vivre la montagne différemment. Être ouvert. Se montrer humble, c’est pour ça que je m’entoure de guides qui ont les connaissances et l’expérience de la haute montagne. Pour le Cerro Torre, j’avais besoin de deux guides par mesure de sécurité. Dans le cas extrême où j’en perdrais, j’aurais pu compter sur l’autre pour nous sortir d’une mauvaise situation. Ce que j’aurais été incapable de faire par moi-même. C’était un très gros projet. Une aventure extraordinaire, unique. Depuis, il n’y a pas un jour où je ne repense pas à cette expédition. Le fait d’avoir été loin de tout, dans une région sauvage, pendant un mois – ce qui est quasi impossible en Europe – continue de me donner le « smile » tous les jours ».
Après le Cerro Torre, un 8000 m ?
« J’ai plein d’idées, mais rien de concret à l’heure actuelle. J’ai plutôt des petits objectifs, l’un après l’autre. Ce qui est déjà devenu clair grâce à la Patagonie, c’est que notre cordée fonctionne de mieux en mieux. Nous sommes plus rapides et plus sûrs et certaines idées que nous avions écartées pourraient être reconsidérées. Mais ce qui est sûr, c’est que je n’irai pas sur un 8000 », assure Gabriel. « Pour moi, c’est le défi qui compte, pas forcément la belle vue », s’amuse-t-il.
Pour ses ascensions, Gabriel est équipé de la collection Ortles
Veste et pantalon Ortles 3L GTX Pro Stretch
Pour un haut degré de robustesse et d’extensibilité, une excellente protection contre les intempéries et une grande respirabilité.
Chaussures Ortles Ascent Mid GTX
Sur roche, glace ou neige, elles procurent confort, protection et stabilité ; compatibles avec des crampons.
Sac à dos Ortles Guide 35L
Idéal pour les sorties de plusieurs jours en hiver en montagne ou à ski, avec des passages d’escalade ou des descentes en rappel. Conçu pour les randonnées exigeantes en milieu alpin, ce modèle associe un faible poids (1280g) à un système de rangement robuste et stable.
À l’occasion du lancement de la nouvelle collection Ortles, Salewa offre la possibilité pour tous les passionnés de montagne de gravir à leur tour le plus haut sommet du Tyrol du Sud. La marque d’alpinisme met en jeu trois ascensions de l’Ortler pour deux personnes jusqu’au 13 novembre prochain.
Photo d'en-tête : Salewa