Il y a quelques semaines, Outside a lancé son premier concours de récits d’aventure. Lucas Lepage en est le premier gagnant. Photographe de formation et voyageur dans l’âme, il passe ses hivers dans le Grand Nord avec sa compagne, Lou. Tous deux sont mushers et guident des expéditions en traineau à chiens. Stoppés net par l’épidémie, ils ont entrepris une expédition « pour faire courir les chiens ». Elle s’annonçait idyllique. L’histoire prouvera le contraire.
« Avec Lou, nous sommes tous les deux guides de traineau à chiens. Mais avec le coronavirus frappant de plein fouet la planète, nous avons été contraints comme beaucoup d’autres, de fermer et d’annuler nos activités. Et les chiens, dont la saison a été prématurément arrêtée, ont commencé à tourner en rond et à montrer un sur-plein d’énergie. Moi aussi. Avec Lou, nous n’avions donc plus de clients, plus de salaires, plus le droit de sortir au village, mais il nous restait une chose : nos chiens, qui ne demandaient qu’à courir. Le temps, maintenant nous l’avions, la nature n’avait pas bougé, elle s’était juste vidée de toute présence humaine. Des kilomètres et des kilomètres de pistes et de terre vierge … tout ça à découvrir, tout ça rien que pour nous.
Notre chenil se trouvant au milieu de plusieurs grand parc nationaux norvégien, comme le Langsua ou encore le mythique Jotunheimen, nous nous sommes lancés le défi de partir explorer ces régions en compagnie de nos chiens, en autonomie complète. Une seule contrainte, celle de faire courir tous nos quarante-cinq chiens. Nous avons donc choisi de faire plusieurs expéditions de cinq à six jours, avec des attelages de huit chiens chacun. Entre hautes montagnes, forêts denses et lacs gelés, voici le récit de l’une de nos expéditions… où tout ne se déroule pas toujours comme prévu. »
Le récit de Lucas Lepage
Nous évoluons dans l’inconnu. Glissant sur nos traineaux, montagnes et falaises semblent vouloir dévorer nos minuscules attelages. Taïga, lacs, hauts plateaux, forêt de bouleaux ou d’érable, ou fjords … depuis six ans Lou et moi parcourons tous les terrains avec nos chiens. Tous demandant une maitrise ou des connaissances différentes. Mais ce jour-là, c’est la première fois que nous explorons une zone aussi montagneuse. Nous allons vite voir ce que cela implique.
À la différence du Langsua (parc national norvégien de 537 kilomètres carrés, ndlr), pas de longues pentes douces par ici. Non, ça monte, ou ça descend et bien souvent à pic, sur un sol gelé qui ne rend pas la tâche facile. Il nous faut être des plus vigilants en descente et des plus persévérants en montée. Pas de camp de base non plus, nous sommes entièrement en itinérance et les traineaux sont lourds. Mais l’effort des montées et le stress des descentes laissent bien vite place à l’émerveillement face aux paysages dont la contemplation pousse à l’étourdissement.
Nous traversons des vallées surmontées de long pics, gigantesques canines rocheuses plantées de part et d’autre. Le parc, s’étendant sur près de 3500 km2, compte plus de 200 pics de plus de 2000 m. Même tous nos chiens réunis n’ont pas autant de canines ! Les jours passent, les traineaux glissent, le soleil brille, nos chiens sont épanouis et en pleine forme. Déconnectés de la réalité, nous vivons là des jours heureux. Oubliant même que derrière ces ceintures de montagnes enneigées, une pandémie est en train de chambouler la terre entière.
Nous maitrisons désormais la conduite de nos traineaux en zone de haute montagne et notre routine de bivouac s’effectue en gestes mécaniques. L’allégresse de la progression est au rendez-vous. Trop d’aisance ? Trop de confiance ? Trop d’inconscience ? Un événement vient vite nous remettre les idées et les ambitions en place ! Si nous sommes loin d’une contamination par le Covid-19, nous ne sommes pas moins sujets aux risques liés à une expédition en montagne.
La veille, la descente vers le glacier Maradals Breen avait été très technique, mais la vue époustouflante. Si bien que nous avons décidé de poser le bivouac plus tôt que prévu afin de profiter de ce paysage impressionnant. L’étape de ce jour semble plutôt facile, nous redescendons en altitude, quittant les vastes étendues recouvertes de neige pour suivre une vallée boisée sur une dizaine de kilomètres, puis remonter. Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu.
« Je joue notre itinéraire à pile ou face »
Plus de piste et aucune trace au sol, si ce n’est celle d’un glouton. Cet animal que rien n’effraie, même pas un grizzly, et dont le cousin africain peut tuer un lion. Je rêve d’en apercevoir un. De loin. Plus nous descendons vers la vallée, plus la conduite devient technique. Trop technique. À droite, une gigantesque falaise, à gauche, un canyon de plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Au milieu, un bandeau de neige : notre zone de passage. Mais auparavant, il faut se frayer une voie au milieu d’énormes rochers. Je pars en éclaireur, cherchant depuis les hauteurs un passage, avant de redescendre faire la trace à pied ou de me lancer directement dans la descente, les mains cramponnées à la barre du traineau, le regard au loin. La progression est lente, je joue notre itinéraire à pile ou face. Falaise infranchissable, pentes abruptes, forêts denses… Au détour de chaque relief, un mauvais obstacle peut nous attendre.
Le stress me gagne. Cela devient de plus en plus difficile et risqué. J’ai peur de faire une erreur de trajectoire. Où nous ai-je amenés ? Ne serait-il pas plus sûr de faire demi-tour ? Stop ! Ne plus stresser, ne pas montrer à Lou ou aux chiens que la situation est en train de m’échapper ! D’ailleurs, m’échappe-t-elle vraiment ? N’est-ce pas le concept d’une expédition et de l’exploration ? Si y’a pas de risque… y’a pas d’aventure ! Ai-je l’habitude de dire … Je me ressaisis, les chiens ne doivent pas sentir mon stress et ma tension. Au diable la pression, l’aventure, j’aime ça et là, et nous sommes servis.
Le sol est incliné et glacé. Le traineau ne suit pas exactement la même trajectoire que les chiens. Il faut faire attention aux virages trop secs. Heureusement pour nous, Luke et Skorpan, en tête sur mon traineau, réagissent au quart de tour à mes commandements, nous faisant ainsi slalomer avec habilité entre les rochers. Nous regagnons ensuite les sous-bois, où là encore il faut anticiper notre chemin. Nous atteignons enfin le bas de la vallée. Un dernier obstacle de taille se tient devant nous. Une pente de plus d’une centaine de mètres, très raide, mais faisable. Du moins s’il n’y avait pas tous ces arbres sur la dernière partie. Notre zone de progression s’est rétrécie et le ravin est là, juste après la fin de la descente. Aucune erreur n’est permise. Nous décidons donc de passer par la droite en longeant la falaise. Impossible d’y aller en traineau. Nous détachons les chiens et trois par trois nous les amenons deux cents mètres plus loin, après les obstacles, où nous avons tendu une ligne métallique pour les accrocher. Chose faite, il ne reste sur le premier traineau que Luke et Jærvi pour nous aider. Le chemin commence par un creux dans une pente bien à pic et glissante, ce qui nous oblige à faire preuve de technicité. Accroché au traineau par une corde, vaché à un arbre et les pieds plantés dans la neige, je supporte le traineau pendant que Lou lui fait faire lentement une balance d’un coté à l’autre. Balancement fini, je le fais descendre petit à petit sur une vingtaine de mètres. Manoeuvre habilement réalisée, il ne nous reste plus qu’à tirer et pousser tous les quatre le traineau entre les arbres sur un terrain très incliné. Une progression lente et pénible. Plus de trente minutes pour parcourir les deux cents mètres.
« Plutôt que d’attendre Lou, je me lance seul »
Cela fait plus d’une heure et demie que nous donnons toute notre énergie dans cette étape éreintante, mais nécessaire pour la sécurité des chiens, notre priorité. 14 chiens, un premier traineau … Nous sommes déjà épuisés à l’idée de devoir refaire la même chose avec le second. Nous préférons donc opter pour l’autre option qui se présentait à nous : passer par la longue descente. Harry Potter et Spirit, deux jeunes frères, sont sagement restés nous attendre au traineau. Ils nous aident donc à le tirer cent mètres en arrière, juste en haut de la pente. Lou entame la descente avec les deux chiens pendant que je reste accroché au traineau avec la corde.
Impatience, fatigue, soif, lassitude, je ne sais pas, mais plutôt que d’attendre Lou, je me lance seul. La manoeuvre consiste juste à tirer sur la corde pour faire pivoter le traineau puis, skis en arrière, le faire descendre tranquillement. Manque de chance, les skis du traineau sont bloqués dans la neige gelée et au lieu de pivoter, ils commencent directement à glisser, m’emportant dans leur chute. Impossible de freiner, mes pieds ne s’enfoncent pas assez dans la neige. Le traineau prend de plus en plus de vitesse. Vingt, trente, peut-être quarante kilomètre/heure. Je ne sais pas, mais il m’est impossible de me détacher du traineau. Il m’a déjà tiré sur près de 80 mètres et m’amène maintenant au milieu des arbres. Je me demande alors lequel je vais percuter, lequel va violemment arrêter ma chute. Nous en évitons un, deux, trois… avant qu’un énorme ne se mette sur notre passage. Le traineau passe à sa gauche, quant à moi, je l’évite in-extremis en glissant à sa droite. J’ai tout juste le temps de me préparer au choc que va provoquer la tension de la corde, qu’elle vole soudain en morceaux, laissant la vitesse de ma glissade me projeter loin en avant. Par chance, je retombe sur mes deux jambes. Intact. À peine ai-je le temps de me retourner pour faire signe à Lou que tout va bien, que mon regard se porte sur le traineau, qui lui, continue de glisser à toute allure sur la neige. Le précipice est devant lui. Je hurle, je cours… à quoi bon. Trente mètres, vingt, dix…. Le traineau disparait derrière la dernière bute de neige. Nous sommes au lieu le plus opposé de notre point de départ. Une sorte de cul de sac prit entre deux chaines de montagnes. Aucun réseau, aucun lieu habité à la ronde. Dans le traineau se trouve le sac de sécurité, celui dans lequel se trouvent la tente, le kit de secours et la balise de détresse. Désespéré, j’ai arrêté de courir et je suis les traces du traineau, réfléchissant déjà à un moyen d’évacuer les lieux. Quelle erreur stupide.
« Dix mètres de plus et s’en était fini »
Aujourd’hui nous n’avons parcourus que six kilomètres en sept heures, mais ma bonne étoile a encore brillé. Elle a mis un arbre entre mon traineau et moi pour sectionner la corde qui nous reliait. Sans lui, le vol jusqu’au fond du ravin était assuré. Lou, elle, est convaincue d’avoir un ange gardien. Aujourd’hui encore, il était présent. Car juste derrière la bute de neige, le traineau est là. Une des deux ancres s’est accrochée à l’un des derniers arbres. Dix mètres de plus et s’en était fini. Nous devons la poursuite de l’expédition à ces deux arbres. Ce soir, avant de nous engouffrer au chaud sous la toile de tente, nous lèverons les yeux vers la voûte céleste… nous avons des remerciements à donner.
La suite de l’aventure nous ramènera sur les hauteurs du Jotunheimen (massif situé dans le sud-ouest de la Norvège dans les Alpes scandinaves, ndlr), là où les montagnes flirtent avec les nuages. Là où d’impressionnants sommets rocheux dominent chaque vallée, tels des miradors nous surveillant. Là où tout est blanc, pur, calme, incroyable. Les glaciers ne manquent pas et leurs apparitions après chaque passage de cols nous font frissonner. Nos cris d’exaltations face à ces paysages manquent de réveiller les habitants légendaires des lieux. Dans la mythologie nordique, le parc du Jotunheimen était appelé le Royaume des Géants de Glace. En regardant autour de nous, cela prend tout son sens. Nous continuons ainsi, courant trente-cinq à quarante kilomètres par jour, dans le bonheur d’une relation harmonieuse entre deux mushers, leurs 16 chiens et une nature aux paysages époustouflants.
Pour en savoir plus sur Lucas Lepage.
Photographe de formation et voyageur dans l’âme, Lucas a réalisé entre 2013 et 2018 un long tour du monde avec sa tente, son appareil photo et sa machette au fond de son sac à dos. Aventurier dans le sang, il a décidé de visiter chaque région du globe d’une manière différente, alliant sport et exploration, afin d’atteindre les régions isolées de notre planète. Il a parcouru ainsi plus de 20 000 km en Amérique du Sud en autostop, marché 500 km au travers de l’Himalaya, exploré sur de vieilles motos l’Asie du Sud-Est et l’Afrique Sub-Saharienne. Lucas a traversé le Pacifique en voilier et partagé la vie des nomades, une première fois avec son cheval en Mongolie, puis à dromadaire dans le Sahara. De retour en France, il vit de sa profession d’auteur et de photographe en donnant des conférences issues de ses différents projets (éducatifs et écologiques) réalisés durant ses voyages. Sa vie n’est qu’aventure et quand il n’est pas sur les chemins du monde, il passe ses hivers dans le Grand Nord à guider des expéditions en traineau à chiens, notamment pour l’agence Beito Husky Tours.