Cap sur la Bolivie avec le troisième gagnant de notre concours de récits d’aventure, Steve Farrugia. A 29 ans, ce Parisien mène une double vie : consultant dans un grand cabinet parisien de conseil international, il part à l’aventure cinq mois par an, avec une prédilection pour les terres glacées et les sommets. Alpiniste novice, il s’est lancé un énorme défi en mai de l’année dernière. Bien au-dessus de ses compétences. De quoi apprendre l’humilité, raconte-t-il.
« Je suis un homme tout ce qui a de plus ordinaire », nous écrit Steve Farrugia. “La seule différence, c’est qu’il y a deux ans, j’ai décidé de recentrer ma vie sur ce que j’aimais et ce que je voulais découvrir : l’aventure. Mon métier, consultant dans un grand cabinet de conseil international dans le quartier d’affaires de La Défense, à Paris, je ne l’exerce plus que la moitié de l’année. Le reste du temps, vous pouvez me trouver à peu près partout dans le monde, enchaînant les expéditions. Je suis particulièrement attiré par le froid et l’alpinisme. Depuis un an, je cours de cime en cime. »
A l’heure où Steve apprenait que son récit bolivien avait été retenu par Outside, il finissait d’ailleurs de préparer son sac pour l’Islande, son terrain de jeu favori, où le dimanche 28 juin il va entamer sa traversée du pays, du Nord au Sud. 600 km de marche, en solitaire et en autonomie totale. Pas de refuge, pas de ravitaillements dans ces hautes terres aux conditions inhospitalières. A son retour, c’est vers la Corse qu’il se dirigera afin de réaliser l’intégralité du GR20. Côté sommets enfin, il a deux objectifs en ligne de mire : l’ascension en solo du Mont Blanc fin août 2020, et l’ascension de son premier 7000 m pour 2021. Un long chemin depuis son expérience éprouvante dans les Andes qu’il nous raconte ici.
« J’ai l’impression qu’il y a deux évènements majeurs qui marquent la carrière d’un alpiniste. Le premier sommet, celui qui fait naitre l’amour de la montagne. Puis, un second, qui peut arriver plus ou moins tard, celui qui amène le coureur de cimes à se remettre en question, l’interroge sur ses réelles motivations ou sur ses capacités, et sème le doute, généralement suite à une catastrophe vécue ou frôlée.
En mai 2019, à 28 ans, j’allais connaitre tour à tour l’ensemble de ces émotions. Après seulement deux sommets à mon actif, qui ont fait grandir ma passion pour l’alpinisme, je me suis lancé aveuglement dans une course difficile, bien au-delà de mes aptitudes à ce moment-là. Poussé par mon insouciance de l’époque, cette aventure a toutefois impacté à jamais la construction de mon identité d’alpiniste en devenir.
Le massif du Condoriri se trouve au nord de la Cordillère Royale, en Bolivie. C’est un massif impressionnant, composé d’une douzaine de sommets enneigés. Lorsque je l’ai aperçu sur une photographie, alors que je cherchais ma prochaine aventure, j’ai été frappé par la magnificence du massif, mais également par l’atmosphère hostile qui s’en dégage, tenant notamment à sa configuration. Son point culminant (5,648m) porte le nom de « Cabeza del Condor » (Tête du Condor) car, avec les sommets adjacents, l’ensemble prend la forme d’un condor aux ailes repliées. Majestueux, mais peu rassurant. Cette référence à l’oiseau de mauvaise réputation, un charognard symbole de mort, rend le lieu plus inhospitalier encore. Mais ce serait oublier que le condor est l’emblème national de nombreux pays andins. Vénéré par les Incas, il symbolise la transcendance, le dépassement et la voie vers une nouvelle hauteur de conscience. Des notions qui résonneront en moi à la fin de cette aventure.
« Il me fallait un défi de taille »
Ses flancs abrupts et ses rochers escarpés m’ont immédiatement fait penser au Cervin. Ce sommet aux parois verticales, je voyais difficilement par où on pouvait passer pour le vaincre. Pour le débutant que j’étais à l’époque, il semblait inaccessible. Qu’importe, trop d’audace bouillonnait en moi, j’étais épris de liberté, et désormais accro au plaisir des cimes. Découvrir les vues qui s’offrent, après des heures d’effort, au plus haut des montagnes, je n’avais plus que ça en tête. Et je ne désirais plus qu’une chose : aller de sommet en sommet.
Je faisais à l’époque un long voyage avec un pote en Amérique du Sud, et je décidai de profiter de mon passage en Bolivie pour assouvir ma soif d’alpinisme – ou plutôt de l’andinisme. Je n’avais aucune connaissance de la haute montagne et encore moins des techniques d’alpinisme. Jusque-là, je m’offrais des expériences, mais je m’en remettais totalement aux guides pour atteindre des sommets que je n’aurais jamais pu atteindre seul.
Mon plaisir résidait dans la contemplation et dans l’effort physique. J’idéalisais la montagne, bien plus que je n’en réalisais la dangerosité. Je réussissais toutes ces ascensions avec une facilité déconcertante : j’arrivais au sommet rarement épuisé, ce qui ne faisait que décupler ma confiance. Au point de me convaincre que cette activité était bel et bien faite pour moi.
J’avais choisi de défier la « Cabeza del Condor » dès le lendemain de mon ascension du Huayna Potosi, une montagne de 6,088 mètres, très courue par les touristes car techniquement facile, même pour les néophytes. Mais cette expérience m’avait laissé un goût de contre-performance, la sensation de n’avoir rien accompli d’exceptionnel, rien de bien différent de ce que font bien des voyageurs en Bolivie. Du grand tourisme c’est sûr, une épreuve physique sans aucun doute, mais je n’avais pas fait du « vrai » alpinisme. Le Huayna Potosi ne m’avait pas paru assez difficile ni dangereux pour assouvir mes attentes. Il me fallait un défi de taille. Il me fallait une histoire à raconter, et ce sommet, trop de monde pouvait le raconter. C’était décidé, le Condoriri serait mon troisième sommet.
« Je n’avais pas vraiment d’expérience des crampons »
J’ai alors eu la chance de tomber sur Elio, un jeune guide Bolivien qui accepta de m’emmener là-haut. Très grand et mince, son visage juvénile le faisait paraitre plus jeune qu’il ne l’était. A 22 ans seulement, il avait une grande expérience de la montagne et comptait déjà deux ascensions de la Tête du Condor à son actif. Il accepta d’y retourner avec moi.
Avec le recul, je pense qu’il n’avait pas trop saisi que je n’avais chaussé des crampons qu’à de rares occasions, sur des langues glaciaires sans grands dangers, lors de mes deux précédentes ascensions de sommets techniquement très simples. Qu’importe, j’étais très bien acclimaté – depuis quatre semaines, je vivais au-dessus de 3,500 mètres d’altitude, et j’avais déjà fait deux ascensions au-delà de 6,000 mètres – ça le rassurait, et ma farouche détermination face à ce sommet dont il connaissait la cotation honorable sembla lui suffire comme gage de mon expérience.
De mon côté, je n’avais évidemment aucune idée de la complexité de cette ascension. J’avais été attiré par ce sommet uniquement par son esthétique et son coté sauvage, délaissé par les touristes. Et comme il avait été si facile de trouver quelqu’un pour m’y amener, je n’avais pas conscience de me lancer dans une aventure aussi sérieuse.
« Elio trace un trait vertical: notre parcours »
Dès le lendemain matin, nous voilà partis en 4×4 pour rejoindre la Laguna Tuni (4400m), située à 3 heures de route de La Paz. De là, nous amorçons notre marche d’approche en direction de la Laguna Chiar Khota (4700m).
Ébloui par la beauté des lieux, je vois au loin la Cabeza del Condor qui se dresse, gigantesque, dans un ciel d’un bleu limpide. Elio est en tête, nous fonçons tout droit vers le massif, soudain nettement plus impressionnant de près.
Aux alentours de 16 heures, nous établissons notre camp de base près d’un lac. Un site calme, totalement sauvage. Nous sommes seuls et nous savons que demain la montagne nous appartiendra entièrement.
Après le repas, pris tôt, je demande à Elio de m’expliquer l’itinéraire du lendemain. Il est quelque peu surpris que je lui pose cette question, là maintenant, la veille de notre grand départ. Je lui dévoile ainsi mon manque de préparation, ce qui ne le rassure pas vraiment.
Ayant du mal à le comprendre avec mon espagnol basique, je lui propose de le dessiner sur une photo prise avec mon portable. Il commence à tracer des lacets qui montent progressivement, évoluant entre moraine et glacier, jusqu’à la base de la Tête du Condor. Puis là, sur le flanc du sommet, il marque d’un coup un trait sec et droit depuis sa base jusqu’à son point culminant, puis un trait horizontal qui le longe, ce qui dans mon imagination me laisse croire que la crête est plate. Je commence à comprendre ce que signifie ce trait droit sans en mesurer complètement la verticalité, et je suppose que passée cette difficulté, une fois sur l’arête sommitale, ce sera facile. Je ne mesure pas bien la technicité de l’entreprise que je m’apprête à faire. Plus averti, il est clair que je ne m’y serais pas aventuré.
« Je suis la cadence, les pauses sont rares »
Le départ se fait à 1h du matin. Forcément, j’ai très peu dormi. Réussir à se coucher à 18h pour se lever à minuit est déjà un exercice compliqué, alors s’endormir alors qu’on est fortement excité est impossible. C’est donc en ayant somnolé environ 2 heures que je prends le départ de cette course.
Nous partons à la frontale. Il doit faire -10 degrés, mais il n’y a aucun vent. Le ciel est clair, pas un nuage à l’horizon. Les étoiles percent le noir du ciel, c’est magnifique. Dans ma vie citadine, à cause la pollution lumineuse, je n’ai pas l’occasion de voir un ciel aussi scintillant. Je me sens en pleine forme. Grâce à mon acclimatation de ces dernières semaines, mon organisme s’est complètement habitué à la raréfaction d’oxygène.
La première étape ne présente pas de difficultés majeures, mis à part une marche très fastidieuse sur un pierrier abrupt. Je suis agacé, mon pied se tord sur des éboulis nombreux, je glisse, mais cela ne m’éprouve pas physiquement. J’appréhende juste le retour, je ne sais pas comment nous allons redescendre ça. Et puis je ne suis pas trop à l’aise avec les chaussures en coque plastique d’une autre époque qu’Elio m’a prêtées.
Mon guide donne la cadence. Nous faisons rarement des pauses. J’arrive à le suivre aisément. Notre relation se construit au fur et à mesure de notre progression. J’apprécie énormément sa compagnie. Il m’appelle « bro ». Nous nous racontons nos vies. Une autre cordée qui passerait par-là pourrait aisément penser que nous sommes deux potes partis en expédition ensemble, et non pas un guide et son client.
Je suis très curieux – comment un jeune homme peut-il déjà être un guide professionnel aussi aguerri ? Il grimpe en montagne depuis l’âge de 17 ans. J’essaie d’en savoir plus sur sa vie personnelle, mais il reste très discret sur le sujet. Il préfère me raconter ses nombreuses conquêtes féminines. Puis, le guide prend parfois le dessus. Elio m’oblige à boire et à manger même quand je n’en ressens pas le besoin. Je m’exécute et suis ses conseils à la lettre.
Soudain, une goulotte raide de 150 m
Nous arrivons très vite à un col situé à 5200 mètres, là nous chaussons nos crampons. Nous évoluons désormais sur le glacier, une pente assez raide mais qui ne présente pas de difficulté majeure. Je vois la tête du condor qui se rapproche. Elle perce le ciel. Les étoiles scintillent, je sors mon portable afin d’immortaliser le moment. De nuit, la photo ne donne évidemment pas grand-chose, mais elle suffit à me rappeler le souvenir vivace du sentiment de liberté ressenti à ce moment-là. Nous étions seuls sur la montagne, avec les étoiles pour unique compagnie.
Cinq heures après notre départ, le soleil commence à se lever. Des teintes jaune et orange percent le ciel. C’est grandiose. Je commence à pouvoir apprécier les reliefs et l’immensité de l’espace. Nous sommes alors à environ 5400 mètres, je réalise que nous sommes sur un immense plateau situé au pied de la Tête du condor mais je n’arrive pas à comprendre comment nous allons parvenir au sommet : de ce côté-ci le flanc est très abrupt.
Une heure plus tard, nous arrivons au pied de la tête du condor. Je me sens en pleine forme et pour l’instant, tout cela n’est qu’une immense partie de plaisir. Avec la lumière qui commence à effacer complètement la nuit, je finis par comprendre comment nous allons nous rendre là-haut. Je lève progressivement la tête de la base vers le sommet, découvrant ainsi la goulotte raide qui nous permettra d’atteindre la crête finale. Celle-ci fait environ 150 mètres et s’incline à 70 degrés. Elio ne me laisse pas le temps d’appréhender l’exercice, il s’y embarque. Je le vois utiliser ses deux piolets ainsi que les pointes de ses crampons avec une aisance incroyable, l’exercice me parait facile. Il réalise une première longueur, plante une broche et m’invite à grimper. La neige est dure et mes piolets prennent bien. L’exercice est physique mais je me sens en sécurité, assuré par Elio. Je ne me sens pas à l’étroit dans ce large couloir. Je gravis la moitié de la goulotte lentement, mais relativement facilement. A mi-hauteur, pendant qu’Elio repart faire la deuxième longueur, je prends le temps d’immortaliser le moment avec une photo. Il fait désormais quasiment jour. Le temps se refroidit, ainsi que l’ensemble de mon corps lors de ces moments d’inaction.
« Je me sens lourd, vide de toute énergie »
Elio progresse lentement. La neige s’est transformée en glace. Je me rends compte que l’exercice devient périlleux. Je lève la tête et le voit désormais évoluer dans un couloir d’à peine 1m20 de large. Si Elio tombe, il atterrira forcément sur moi, et je n’ose imaginer où ses crampons iront se loger. Le couloir déviant légèrement sur la gauche, mon compagnon disparait soudain. Quelques minutes plus tard, j’entends le bruit d’un piolet, puis un claquement de mousqueton. Il vient de nous assurer. Il me crie de le rejoindre.
Je m’élance à mon tour dans la glace. Je monte difficilement quelques centimètres. Je ne plante pas bien mes piolets ni les pointes de mes crampons. Mes pieds dérapent constamment. Je me précipite beaucoup trop, je ne prends pas le temps d’assurer mes appuis avant de transférer mes forces pour aller planter mon piolet plus haut. Je décroche plusieurs fois, et je ne dois l’arrêt de ma chute qu’à l’assurage d’Elio.
Après plusieurs minutes d’efforts durant lesquelles j’ai l’impression de faire du sur-place, je commence à paniquer. L’exercice est extrêmement physique et je commence à épuiser mes forces. Je n’ai jamais eu le vertige de ma vie et pourtant, coincé dans cette goulotte d’à peine 1m20 de large, au-dessus de 100 mètres de vide, je perds tous mes moyens. L’immense plaisir que je ressentais au pied de la « Cabeza de Condor » a disparu. En l’espace d’un instant, la beauté des lieux où je me sentais un privilégié a laissé place à un huis clos où les forces de la nature semblent s’allier pour me faire fuir. Je sens même le vent qui s’engouffre dans le couloir et vient refroidir tous mes membres.
Elio m’encourage et me demande de me calmer. Je m’affaiblis, j’ai déjà déployé pas mal d’efforts. Je me sens affreusement lourd, vidé de toute énergie. J’exprime mon découragement à Elio. J’ai peur aussi, et j’ai l’impression que toute cette peur me tire vers le bas et me demande de renoncer.
Face à l’impasse, je me décide à reprendre mes esprits, je respire et me calme. Je réfléchis mieux à mes mouvements, enfonce plus fortement mes crampons, plante avec puissance mes piolets, engage tous mes muscles et finis par gravir plusieurs centimètres. Aidé par Elio qui m’assure et me hisse vers le haut, je parviens finalement à la fin du couloir. Je ne suis pas dupe, je n’aurais jamais réussi à franchir cette goulotte si Elio ne m’avait pas en partie hissé à la force de ses bras. Et je serais tombé déjà bien avant de faire ma crise de panique. Vaché à une broche de glace plantée par mon compagnon, je m’abandonne dans mon baudrier.
Il y a probablement plusieurs facteurs qui expliquent ma mésaventure dans cette goulotte : le manque de technique évident, un épuisement physique dont je n’avais peut-être pas conscience après des semaines où j’ai enchainé les treks et ascensions, un matériel peut-être pas optimal… Mais il est évident que c’est le manque de préparation qui en est la cause principale. Si j’avais su que j’allais escalader une goulotte aussi raide, j’aurais pu me préparer mentalement, et la situation aurait été surement moins terrifiante.
Deux précipices de 600 m
Il fait désormais complètement jour. Nous sommes arrivés sur l’arête finale. Notre combat dans la goulotte aura duré environ quarante minutes. Je suis quelque peu fatigué. Le froid est plus vif, et je commence à être plus sensible à l’altitude. J’arrive à reprendre des forces en me disant que le plus dur est derrière moi. J’observe Elio, déjà reparti sur une petite pente inclinée. Je suppose qu’après ça, nous serons au sommet qui dans mon imagination se présente comme une crête relativement plate.
Une fois franchie cette première petite pente, j’arrive à la hauteur d’Elio et découvre une arête sommitale sans fin s’élevant vers le ciel. Elle scintille sous les rayons du soleil. Je suis complètement saisi par la splendeur du spectacle. Mais je ne m’attendais pas à ça. Enneigée, étroite d’à peine 40 cm, elle sépare deux précipices d’au moins 600 mètres de vide. Après l’euphorie de cette découverte, c’est un frisson de peur qui me parcourt. Je réalise que je ne suis pas préparé techniquement pour évoluer sur ce genre d’arête. Elio et moi restons un moment à l’observer. Le temps s’est comme mis sur pause, j’ai l’impression que nous sommes deux soldats, face au champ de bataille, et que nous prenons notre ultime inspiration avant d’aller foncer sur l’ennemi.
Elio me montre comment, pendant les moments où je resterai à l’attendre, je vais devoir m’assurer à l’aide de mon piolet en guise de pieu à neige ; puis il s’élance pour affronter l’arête aérienne. Je le vois progresser lentement, avec cette corde qui se détend entre nous et vient pendre plusieurs mètres plus bas, à gauche du précipice.
Je ne sais pas quoi faire, à part attendre qu’il me dise quand je peux le rejoindre. Je réalise soudain ma totale inutilité. S’il chute, s’il se blesse, je ne saurai même pas quoi faire pour le retenir ou le sauver. J’ai vu dans une interview de Mike Horn qu’il fallait que je me jette de l’autre côté de l’arête pour retenir sa chute. Vais-je vraiment devoir faire ça ? Pire encore, je réalise que je le mets en danger. Si c’est moi qui tombe, je risque de l’entrainer. Mon incompétence peut nous couter la vie à tous les deux.
Pour la première fois, j’ai peur en montagne
Plusieurs dizaines de mètres plus loin, je vois Elio qui plante un pieu et m’indique que je peux le rejoindre. J’avance très lentement, en plantant le plus profondément mon piolet à droite, tous mes sens en éveil. L’heure n’est pas à la contemplation, mais à la concentration. Je n’ai jamais été aussi attentif à ce que je faisais, pleinement présent dans l’action, assurant chacun de mes pas. J’oublie la peur, je ne regarde même pas le vide, je ne vois que mes pieds et l’arête sous moi. Mais je ne peux m’empêcher par moments de songer que si je tombe, je chuterai de plusieurs dizaines de mètres avant qu’Elio ne me retienne, me laissant le temps de percuter quelques rochers au passage. Je prends conscience du danger et réalise que j’ai été beaucoup trop téméraire. C’est la première fois de ma vie que je ressens de la peur en montagne et je prends conscience de ma faiblesse face à des éléments naturels qui me dépassent. La montagne n’était jusqu’alors pour moi qu’un terrain de jeu bienveillant, je réalise avec violence qu’il en faut peu pour que je ne m’y sente pas invité.
Elio, lui, maîtrise complètement la situation. Il progresse en tête, plante un pieu et m’assure jusqu’à ce que je le rejoigne. Son calme m’apaise. Il sait totalement ce qu’il fait, et il a compris que tout cela était nouveau pour moi. Nos échanges sont brefs lorsque je le rejoins, mais toujours amicaux. Il s’assure que je suis bien en toute possession de mes moyens.
Notre progression est lente. Evoluer sur cette arête est probablement l’expérience la plus délicate que j’ai vécue de ma vie. Je ne me suis jamais exposé à de tels dangers. Il est évident qu’avec de l’expérience, ce genre de situation est tout à fait banal pour un alpiniste aguerri. Mais pour un novice, c’est très impressionnant.
Malgré tout, le plaisir est là
Je ne me suis jamais senti aussi vulnérable que sur cette crête. J’ai réalisé alors combien l’alpinisme permet de mieux comprendre la précarité de la vie. Cette expérience a laissé de profondes traces en moi.
Ce jour-là, je ressens malgré tout du plaisir. Le temps est toujours aussi radieux, et si le vent souffle un peu plus fort, les conditions sont idéales. Le spectacle autour de moi est à couper le souffle. Une heure et demie plus tard, nous parvenons au sommet sans encombre. Notre récompense est enfin là ! Il n’y a plus que le ciel au-dessus de nous. Je remercie mon compagnon d’aventure, qui a pallié toute mon incompétence. Je lui dois entièrement la réussite de cette ascension.
L’impression d’avoir évolué aux frontières du vide et du danger sur ces derniers mètres décuple ce moment de joie. Nous savourons une vue à 360° degrés sur les nombreux sommets environnants, dont le Huayna Potosi sur lequel j’étais deux jours plus tôt. Nous sommes seuls dans la solitude et le silence de la montagne. Assurés par les pieux à neige, nous déjeunons tranquillement au sommet. Le ciel est d’un bleu limpide, il ne fait pas trop froid.
J’explique à Elio que, si cette contemplation et ce dépassement physique me rendent heureux, je reste perturbé par les tourments ressentis sur l’arête : mon inutilité face à la situation, ma vulnérabilité, mon angoisse. Il tente de me réconforter en me disant que je peux être fier, car j’ai été courageux et attentif. Mais je n’en retire ni fierté, ni mérite. Mon courage frise plus l’inconscience qu’autre chose. Peut-on être fier d’une aventure où l’on s’est contenté de suivre, de marcher dans les pas de l’autre, de se laisser porter ? Est-il courageux ou insouciant celui qui franchit des obstacles et affronte des dangers dont il n’avait même pas conscience et pour lesquels il ne s’est pas préparé ?
Impossible de brûler les étapes
Ce corps à corps avec le Condoriri a été révélateur. La puissance de la montagne, l’effort qu’elle m’a demandé de déployer pour parvenir à son sommet, et la peur qu’elle a incrustée à jamais au plus profond de moi, ont rappelé à l’ordre mon humilité. Dans mon désir de découvrir l’alpinisme, j’avais fait preuve d’une dangereuse impatience.
A cours des semaines précédentes, j’étais tombé fou amoureux de la montagne, grisé par mes premièrs sommets ascensions. Mais lors de cette ascension là, j’ai pris conscience de tout ce qui me séparait d’Elio. J’allais avoir besoin de beaucoup de temps et de rigueur pour acquérir sa force, son intelligence et sa technique. Car en montagne, on ne peut pas se mentir. On ne peut pas bruler les étapes, on ne peut pas aller plus vite que son expérience.
J’ai retiré de cette ascension de multiples enseignements qui aujourd’hui guident mon approche de l’alpinisme. Sans compter que le sentiment de vulnérabilité ressenti sur l’arête m’a brutalement fait prendre conscience de la fragilité de mon existence. Huit jours après notre aventure, Elio m’apprit par WhatsApp qu’une cordée de deux alpinistes espagnols avait dévissé sur l’arête, sans que les circonstances en soient connues, entrainant la mort d’un des deux hommes, et des blessures graves pour le second. Des compagnons d’Elio ont été envoyés pour aller les récupérer.
Choqué et attristé par la nouvelle, j’ai pris plus encore la mesure de l’imprudence dont j’avais fait preuve, à l’égard d’Elio et de moi-même. Si je voulais me lancer sérieusement dans l’alpinisme, j’allais devoir acquérir une connaissance profonde de la montagne. On ne peut pas s’y aventurer en ne comptant que sur son courage et sa résistance physique. Je sais désormais que l’impatience, la témérité, ou un excès de confiance peuvent vous coûter la vie.
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