Une rencontre peut changer une vie. C’est sans doute ce que dira plus d’un jeune de Seine-Saint-Denis (93), département de la banlieue parisienne trop souvent à la une de BFM, rubrique « violences urbaines », qui aura osé passer la porte d’APART – association soutenue par Arc’teryx – pour qui le plus court chemin vers un emploi passe par la découverte du sport en pleine nature, notamment via l’alpinisme : un double sommet en quelque sorte. Au passage, il aura forcément croisé Samir Souadji, 45 ans, ancien animateur de rue, à l’origine du projet. Son directeur aujourd’hui, son moteur aussi. Un pur produit du 93 que rien ne destinait à se passionner pour la montagne et encore moins à en faire son « outil de travail » pour tirer les jeunes vers le haut. Dans tous les sens du terme. Entretien avec un homme rare.
« L’alpinisme n’est pas accessible à tout le monde », nous confiait en août dernier Rayane, 24 ans, à la veille de tenter l’ascension du Mont-Blanc avec l’association APART. « En tant que livreur, j’ai beaucoup circulé sur Paris, dans les quartiers chics. C’est dans ces milieux-là que j’ai trouvé des gens qui faisaient de l’alpinisme. Du coup, on a le cliché d’un sport réservé aux riches quand, en fait, Samir, en est le contrepied parfait. » Samir Souadji, son nom reviendra souvent dans les discussions avec le petit groupe de six jeunes, qui, en cette fin d’été, visaient l’ascension du Mont Blanc, « le top, le Graal », disaient-ils. Et qui, face à une météo incertaine graviront, au final, le pic du grand Paradis (4061 m), dans les Alpes italiennes. Un bel exploit en soi. Et plus encore quand on sait que la plupart n’avaient jamais approché auparavant les Alpes ni aucun autre massif majeur non plus. Leur territoire, à eux, c’est la Seine-Saint-Denis, le 93, l’un des départements les plus peuplés de France, l’un des plus défavorisés aussi mais surtout, et on l’oublie trop, l’un des plus riches en initiatives à destination d’une population très jeune, en forte demande de formations et d’emplois. Des jeunes à qui depuis des années on tend plus volontiers une subvention qu’une main.
C’est précisément ce qu’a compris Samir Souadji et qui, en 2004, l’a inspiré à l’heure de créer APART, un outsider dans l’univers des associations fleurissant dans la banlieue Est parisienne. Car pour ce solide barbu au regard toujours bienveillant, le problème face aux difficultés qu’affrontent au quotidien les « jeunes de banlieue » – deuxième génération née de parents marocains, algériens, sénégalais ou camerounais – c’est moins de grappiller une aide sociale, que de trouver les moyens de se construire un avenir solide, dans la durée. Et ça, ça passe par le réseau, la clef dans les « quartiers », mais aussi par l’accès à la nature et plus précisément à… la montagne. Un paradoxe, car du côté de Tremblay, siège de l’association, « on est plutôt foot, boxe, sports co ou athlétisme », nous explique-t-il.
« Toute ma vie s’est faite dans le 93, raconte Samir Souadjid. « Je suis né à Villepinte, mais j’ai grandi à Tremblay, je suis un pur Tremblaysien. Le sport chez nous, c’était judo pour tous. Garçons et filles, tous les cinq on a fait des sports de combat. Pratique pour ma mère, pilier de la famille en charge de notre éducation, alors que mon père, algérien, ouvrier chauffagiste, assurait le quotidien. Mes grands frères accumulaient les médailles et les coupes, l’ainé, Amar, ira même au niveau national. Forcément, on voulait être comme eux. Mais moi j’ai dû m’arrêter à la ceinture marron, problèmes de dos. Frustré, car la ceinture noire, ça veut dire qu’on maîtrise un niveau quand même. Les profs, des anciens, étaient très durs : sur le tatami, tu n’avais pas vraiment le choix, mais j’en garderai le sens de la discipline, des règles. Après un bac technique – vers lequel on m’avait orienté parce qu’il n’y avait pas de devoirs à faire et que l’orientatrice m’y voyait bien – j’aurais pu avoir l’occasion de faire mes études dans un autre département, mais non, moi je voulais rester dans le 93, c’était super de rester dans le 93 !
A l’époque, il y avait beaucoup de solidarité dans la Seine-Saint-Denis. Et c’est là que j’ai établi de nombreuses connections qui aujourd’hui encore me permettent de régler des problèmes et de tisser des liens entre les quartiers. Le sport était alors un vrai sésame, un facteur déterminant. Les cotisations des clubs étaient modiques, pas comme aujourd’hui où bien souvent les familles dans une certaine précarité doivent faire des choix, même dans nos quartiers prioritaires. Et quand le budget est serré, ce sont les garçons qu’on envoie au foot ou à la boxe, ça les occupe. Les filles, elles, sont contraintes de rester à la maison. A l’époque, ce dilemme ne se posait pas, c’était encore accessible à tous, même avec très peu de moyens. Cette évolution a mis un frein à l’accès au sport, mais aussi un terme aux relations et échanges entre les communautés. Donc ce qui s’offre aux jeunes aujourd’hui bien souvent, c’est la rue. Or à 11 ou 13 ans, on y apprend de bonnes choses, mais aussi de mauvaises choses. C’est ce qui m’a poussé vers le métier d’éducateur, alors que j’avais commencé un BTS en électrotechnique, plus motivé par la perspective d’une bourse que par la passion. Très vite, j’ai laissé tomber. « Si tu arrêtes l’école, tu travailles », m’a alors dit mon père. C’était l’époque des fameux « emplois jeunes », je suis devenu surveillant au collège Jean Jaurès, j’ai découvert une délinquance plus poussée par le besoin que pour se donner une identité. Ca m’a attiré. Je voulais faire ça : éducateur, comprendre ce besoin. J’ai commencé à bourlinguer dans plein de quartiers du 93, en satellite. Je rencontrais les familles, faisais des visites à domicile, les aidais sur les dossiers de surendettement, il fallait leur expliquer tout ça. Sur les pauvres, on se fait tellement de pognon !
Le 93, c’est une mine d’or, une pépite !
A 22 ans, j’étais éduc spé, là, j’ai commencé dans le dur : les foyers. Dans les années 96-98, on y mélangeait des mineurs délinquants et des jeunes en grande difficulté familiale. Depuis, ça a changé, heureusement. Puis je me suis impliqué dans le bénévolat associatif, dans le monde du sport. Dans ce milieu, dans le social, je voyais des gens qui avaient de la bouteille, j’ai pu établir un lien entre sport et éducation, ça m’a servi plus tard. C’était aussi l’époque de la politique « des grands frères », pour assurer la paix sociale les subventions pleuvaient. Beaucoup s’en sont mis plein les fouilles. Mais nous, on refusait tout. On ne voulait surtout pas entrer dans ce système qui te prend par la main. On nous appelait le « village des Gaulois ». On faisait avec nos moyens. On avait déjà une âme d’aventurier, on partait à l’aventure. S’il fallait dormir sur une plage on le faisait. D’ailleurs, avec nos faciès, tous les campings se fermaient à nous, même les campings municipaux. Alors par dépit, on fraudait. Mais, nous c’était l’anti assistance.
Et c’est la philosophie qui s’est installée au moment de créer APART quand des jeunes sont venus me trouver pour monter une association. Ils voulaient faire du rap, avaient besoin d’un petit budget et étaient allés voir la mairie qui leur avait expliqué qu’elle ne discuterait qu’avec une association. Alors, on en a monté une, avec un projet culturel autour des arts de la rue, mais je leur ai dit : OK, on la monte, mais on va se démerder tout seul. Autant éduquer des jeunes à se débrouiller tout seul, car dans la vraie vie, ils allaient devoir le faire. J’avais installé des chantiers d’insertion, de la rénovation de salles de classe dans le 93. Tout juillet août, les jeunes ont bossé. Le bouche à oreille a fonctionné entre les écoles. On a engrangé 20 000 euros et on a pu financer un premier projet solidaire au Sénégal. Pendant dix ans on s’est battu pour garder cette indépendance financière. C’était très dur, très mal accepté qu’on soit indépendants, pas redevables à qui que ce soit, alors que ça fait l’affaire de beaucoup de gens qu’on soit dans la précarité dans le 93. Depuis les émeutes de 2005, certains ont fait un vrai fond de commerce avec les jeunes, sans régler quoi que ce soit. Alors que le 93, pour moi c’est l’avenir, une mine d’or, une pépite. Ca me fait penser un peu à l’Afrique : on a tout ce qu’il faut pour être au top, mais ces richesses ne sont pas bien exploitées.
La montagne ! J’allais en faire mon outil de travail
Dans la foulée, j’ai passé un diplôme de cadre en tant qu’intervenant social, ça m’a apporté du réseau et une autre expérience aussi en milieu ouvert, en tant qu’éducateur de rue, plus de dix ans sur le terrain : on va là où sont les jeunes, on va vers eux, on repère ceux qui sont en difficulté et on les emmène en séjours. Je pilotais les projets, je formais les éducateurs. Très vite j’ai compris qu’il fallait sortir les jeunes de leur quartier et surtout créer des liens entre les quartiers. J’avais la possibilité de monter des « séjours de ruptures ». D’habitude, c’était mer et plage. Mais on venait du 93, et on ne voulait pas de nous, alors on est allés en montagne, que moi j’avais découverte dans les années 2000 seulement. Eté comme hiver, avec les jeunes, c’était direction les 2 Alpes. Si ça leur plaisait ? En fait, ils n’avaient pas trop le choix… ils étaient en suivi judiciaire ! On a commencé par du ski, puis surtout des séjours avec activités en eaux vives, ça ça calme ! En montagne, l’accueil était bon, les guides sont à l’écoute. Et j’ai commencé à voir l’impact sur la personnalité de ces jeunes. Tu sens que tu captes leur attention, les mecs ils se posent. Je travaillais alors avec des jeunes en très grande difficulté, tristes, en souffrance. A leur retour de la montagne, on voyait la différence, comme un déclic. C’est alors que j’ai été convaincu : j’allais en faire mon outil de travail ! »
Ce principe structura son projet principal, APART, qui voit le jour en 2004 et se construira autour d’expériences en haute montagne, les « Expéditions fraternité », lancées avec Frédérique Terriez, l’ancien patron de la Ligue de football, un amoureux de la montagne, parrain de l’association. Des exploits sportifs à forte portée symbolique, des ascensions au cœur d’un projet d’insertion patiemment planifié. Chacun des jeunes de la cordée « Fraternité » étant suivi pendant un an par un « tuteur » et des éducateurs d’APART. But ultime : s’insérer sur le plan social et professionnel.
En mars 2015, c’est dans la chaîne de l’Himalaya, au Népal, qu’APART, lance sa première « Expédition Fraternité », avec pour objectif, l’ascension du Kalla Pattar, 5545 m. Essai transformé et pour Samir, c’est une révélation, un tournant. 17 jours de trek qui lui ont « permis de gamberger » dit-il. En 2018, c’est vers le toit de l’Afrique que les jeunes d’APART se dirigent : le Kilimanjaro (5 896m). Un projet concluant lui aussi : les six jeunes volontaires sont aujourd’hui inscrits dans un parcours professionnel stable. Et cette année encore, Samir Souadji a mis la barre très haut, avec le soutien d’Arc’teryx, partenaire long-terme de l’association. Au programme en août dernier, le Mont blanc avant le Cotopaxi, deuxième volcan le plus élevé d’Équateur culminant à 5897 m. Un défi prévu pour février 2022.
L’abandon ne fait pas partie de nos principes
Ambitieux ? Certainement. « Ce qu’il parait impossible aux yeux des autres ne l’est pas pour nous, alors nous on y croit », explique Samir. « La montagne se fout de ta couleur de peau, de ton sexe, de ta classe sociale. On la respecte, et on tente d’atteindre des sommets en toute humilité. L’abandon ne fait pas partie de nos principes, on se motive à aller jusqu’au bout tout en restant solidaires entre nous. Cette relation humaine est la plus grande des satisfactions, notre mode de vie dans nos quartiers. Toutes ces valeurs, ce mental, le courage que nous donne la montagne, on l’utilise dans notre quotidien. D’ailleurs, la phrase qui revient à chaque retour d’expédition c’est : « Maintenant que j’ai atteint un sommet, plus rien ne m’arrêtera dans mes projets ». Une démarche qui trouve un écho et un soutien auprès d’athlètes tels que l’alpiniste Sophie Lavaud, marraine de l’association.
A ce jour, 4000 jeunes ont ainsi été suivis, à des degrés divers, par Samir et son équipe qui s’appuient aujourd’hui sur un réseau « d’anciens », sorte d’ambassadeurs dans les quartiers, qui perpétuent avec eux leur travail sur le terrain. « On s’adresse au groupe », explique Samir. » C’est le système de l’entonnoir. Et quand on a une bonne relation avec le groupe, on peut travailler en direct. Il faut des années, mais au fil du temps tu deviens une référence, et du coup on vient vers toi. Ce qui fait la différence d’APART ? Nos séjours de ruptures, en pleine nature, en petits groupes de 5 à 10 jeunes, ils sont préparés un an à l’avance. Et quand tu les amènes faire du parapente ou du rafting avec descente en rappel, tu les conduis dans leurs limites, à un âge où ils sont en pleine puissance. Mais ce qui compte aussi, c’est qu’on a un rapport moins institutionnel que la plupart des intervenants. L’éducateur a une connaissance totale du dossier du jeune, il représente l’Etat, les juges, nous c’est différent, on est beaucoup dans l’écoute. Ces séjours en montagne sont des moments privilégiés pour cela. Pour les jeunes, je suis un peu le grand frère, mais je n’aime pas ce terme. Ils m’appellent « tonton » maintenant, mais je ne me suis jamais donné ce rôle. Je donne des conseils, c’est tout, en m’appuyant sur mon expérience. APART aujourd’hui, c’est neuf salariés, on ne veut pas grossir plus que ça. Il faut pouvoir continuer de prendre le temps de s’arrêter pour écouter. Si on ne prend pas ce temps, on risque de se tromper.
Ce métier, ça laisse des traces, psychologiquement, tu absorbes beaucoup
On est souvent perçu comme une famille ; pour d’autres l’association est un repère quand on en a besoin. Pour certains, c’est un passage dans un moment de leur vie. « En 2013 », se souvient Samir, « on a suivi un jeune, 24 ans, qui arrivait de Toulon. De gros problèmes d’addiction, il était SDF, aucune solution ne convenait pour le sortir de la rue. Je l’ai hébergé chez moi pendant un an. C’est la seule fois où j’ai enfreint cette règle. A l’époque, j’avais une maison, il avait son propre espace. Je l’ai emmené en montagne, au Maroc, il a arrêté de fumer sur ce trek là, du shit. C’était la condition, ne pas fumer, pas question pour mes enfants de le voir fumer chez moi. Ca s’est bien fini pour lui, il gère une agence de tourisme qui marche très bien. Mais il aurait vraiment pu mal tourner ce gars-là. » A ces mots Samir devient silencieux, plongé soudain dans des souvenirs encore lourds.
« Pendant des années, jusqu’à ce que je sois salarié d’APART, en 2017, j’avais comme deux plein temps. Ces longs séjours avec les jeunes, ces horaires, ça veut dire des sacrifices au niveau familial. C’est un métier très usant, ça laisse des traces. Psychologiquement, tu absorbes beaucoup. On a des situations très difficiles. Or c’est généralement ceux qui sont le plus en difficulté qui font le moins de bruit. La grande précarité, les gros problèmes de viol, de maltraitance, tu les détectes avec l’expérience, par le comportement. C’est pour cela qu’il faut prendre le temps.
Je ne crois pas au hasard, je ne crois qu’aux rencontres
Mais je ne fais pas que donner, je prends aussi beaucoup et reçois des leçons de vie. Quand tu vois le quotidien de certains jeunes, tu ne peux pas te plaindre. J’ai aussi beaucoup appris pour l’éducation de mes cinq enfants. On a fait du trek ensemble, de la rando, du bivouac. Les garçons sont beaucoup dans les sports de combat, forcément. Ma fille a fait son premier 3000 m à 12 ans !
Le plus dur, à vivre ? C’est d’arriver à aller au bout des choses. Gérer la pression si je mouille du monde dans un projet, et donc mettre tous les moyens pour y arriver. Quand on croise une opportunité, il faut tenter l’expérience, ne pas éteindre l’étincelle. Au bled on dit « On fait les causes, on fait ce qu’il y a à faire. « Sinon, c’est le destin qui ne le voulait pas. Aussi on explique aux jeunes, que si ça ne marche pas, on peut rebondir. Il ne faut rien s’interdire. Et je ne crois pas au hasard, je ne crois qu’aux rencontres. Tu vois, quand on rencontre des gens, souvent ils croient qu’on vient leur taper de l’argent. Non, nous on veut des opportunités d’emploi, des contacts. C’est le réseau, c’est ce qui va rester. L’avenir d’APART, si demain, je ne suis plus là, c’est la relève que je vais devoir sécuriser, et le réseau.
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