« Pas de saison cette année. Pas de plan B », déplore David Berrué, guide de canyoning indépendant depuis plus de vingt ans dans le massif du Canigou, dans cette tribune, initialement publiée dans Reporterre, média indépendant dédié à l’écologie. La faute à la sécheresse, « depuis trois ans, il ne pleut presque plus » dans les Pyrénées catalanes.
« Je suis guide, et cet été je risque de ne pas pouvoir travailler. À cause de la sécheresse, ici, dans les Pyrénées-Orientales. Où depuis trois ans il ne pleut presque plus. Ni l’été, ni l’hiver. L’activité canyoning va sans doute être interdite. Pas de saison cette année. Et pas vraiment de plan B.
Je l’ai vu venir. Des collègues des Alpes du Sud, ou de l’Ain, ont déjà été empêchés d’exercer, ces dernières années, car il n’y avait plus d’eau dans les cours d’eau. Je m’étais dit : « Mince, pas de chance. Je ne suis pas concerné. Heureusement. »
Je l’ai vu venir, aussi, forcément, parce que je suis militant écolo. Je passe mon temps à alerter sur le sujet. Attention, on va manquer d’eau. Changeons les pratiques agricoles. Stop à l’artificialisation des terres. Hiérarchisons mieux les usages. Haro sur les golfs, les piscines privées, les forages illégaux. Coucou, les canons à neige : ça va, pas gênés de pomper l’eau au bénéfice des 10 % de Français qui ont les moyens de se payer des sports d’hiver, alors que les communes en aval des stations sont en rade d’eau potable ?
Bref. Je l’ai vu venir, et en même temps je n’ai rien vu venir. Le dérèglement climatique, c’était toujours ailleurs. Toujours les autres. La menace se rapprochait, se précisait, mais bon. Encore une saison de passée. Puis une autre. Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’à ce que, tout à coup, ça n’aille plus. Évidemment.
Alors, on cherche des solutions. On veut négocier. On mégote. Avec mes collègues, on proclame que le canyoning, ça ne prélève pas d’eau dans les rivières. Donnez-nous une dérogation. Oui, pour pouvoir travailler aussi bien en situation d’alerte renforcée qu’en période de crise. On ne piétine que des rochers, dans les canyons catalans, très peu de gravières et de frayères, ce n’est pas comme ailleurs. Et puis on est super attentifs aux écosystèmes, au biotope, comptez sur nous. On sensibilise vachement les gens à la nature, comme elle est fragile. D’ailleurs, une seule crue fait plus de dégâts que le passage répété de nos milliers de clients. Si, si.
Bien sûr, la sécheresse rend vulnérables les milieux aquatiques et ce n’est pas en y pratiquant sauts et toboggans qu’on va les aider. Mais, quand même, ne peut-on pas discriminer, au sein d’un même bassin versant, les rivières réellement hors service et celles où c’est pas pire ? Toujours pas ? Et alors, sinon, on peut avoir des sous ? Des indemnités pour cause de calamités météo ?
Nous l’avons vu venir, tout cela, mais nous sommes restés aveugles. Le réchauffement climatique, cette vue de l’esprit. Que nous ne voulons pas voir, pardi. Pas envie. Stressant. Va donc tout remettre en cause, lorsque tu as monté ta boîte. Que tu t’es organisé corps et âme pour ton business-passion. Que tu viens de renouveler ton parc de combinaisons, tes flyers. Que tu as reclaqué une fortune dans une nouvelle campagne d’Adwords [des mots-clés pour être référencé sur les moteurs de recherche].
On le voit bien, en vrai, que quelque chose ne va pas
Je comprends mieux les arboriculteurs, dans la plaine. Qui continuent avec les pêches et les abricots alors qu’on leur annonce un climat semi-aride depuis vingt ans. Je comprends mieux le déni, côté ski. Tout indique que ça craint, qu’avec ou sans neige de culture l’économie des sports d’hiver est en sursis, mais, en attendant, les records de fréquentation se multiplient. Même cette année. Alors, comment regarder ce qui arrive en face ? Nous voilà pris au dépourvu. Alors qu’on est parmi les mieux informés. Parce qu’on le voit bien, en vrai, sur le terrain, depuis des années, que quelque chose ne va pas, ne va plus.
Cet été, je pourrais sans doute encadrer l’escalade ou la via ferrata. C’est moins sympa que le canyoning. Moins lucratif. Les gens ont davantage envie de se jeter à l’eau que d’aller griller sur une paroi rocheuse. Viendront-ils, au demeurant, si les centaines de parcs aquatiques dont sont équipés nos centaines de campings sont à sec ? Si l’eau est rationnée ? Je vais peut-être envisager un autre métier. À mon âge, que je trouve bien avancé, du coup. Sans compter qu’il faudra aller jusqu’à je ne sais quelle échéance.
Qui aurait pu prévoir ? Allons, les amis. Haut les cœurs. Ce n’est pas la fin du monde. C’est la fin d’un monde et c’est sans doute mieux comme ça. Il y a des choses qui ne pouvaient plus durer : le tourisme de masse, la présence d’un maximum de vacanciers au moment précis où l’eau se fait rare. Nous ne pourrons pas tout garder. Et peut-être vivrons-nous heureux, autrement. « À bientôt pour de nouvelles aventures », vous dira un guide de canyoning.
Tribune initialement publiée le 11 mars dans Reporterre.
Photo d'en-tête : David Berrué