Après l’avoir vu boucler le Great Himalaya Trail à vélo l’an dernier, puis réussir son défi de relier Paris à Dakar sans assistance en 20 jours au début du printemps, on s’est dit qu’on avait beaucoup de questions à poser à Stéven Le Hyaric, ancien cycliste Élite devenu aventurier à 30 ans passés. Au menu, l’héritage d’un père communiste, l’Everest, le dopage, un moine, la recherche du bonheur et, d’une manière ou d’une autre, toujours le vélo.
Quand on a évoqué cette interview, tu as pas mal insisté sur l’importance de se dévoiler pour les aventuriers, pourquoi ?
J’ai parfois eu la sensation de rester sur ma faim en écoutant ou en lisant certains récits de mecs qui se définissent comme aventuriers. Tu as toujours envie d’en savoir plus, qu’il te transmettent quelque chose. Être aventurier, ça te confère une responsabilité : tu as une mission, tu dois donner quelque chose aux gens. C’est peut-être contre-productif, mais je m’exprime vachement sur moi, je trouve ça intéressant de savoir comment dans la vie t’en arrives à te prendre pour ça, pourquoi tu joues ce rôle-là.
Donc il faut remonter à ton enfance pour comprendre les racines de ton envie d’aventure ?
C’est marrant parce qu’avant d’arriver, je lisais un article sur Nicolas Bedos, un « fils de » qui a toujours assumé être paumé et revendique ses incertitudes. Je me sens proche de ce genre de sensations, aussi « fils de », même si personne ne sait qui est mon père (rire).
Ton père est Patrick Le Hyaric, directeur du journal communiste l’Humanité et eurodéputé pour le Front de Gauche…
Voilà. Donc même si ça ne parle à personne, pour moi c’est un héritage lourd. Quand j’avais cinq ans, je disais qu’il était politicien et que plus tard je serai cycliste professionnel, une activité qui est tout sauf un métier pour mon père. J’ai été éduqué en Seine Saint Denis, dans le 93. Et même si j’étais « fils de », je ne suis jamais allé en école privée, pour des raisons évidemment politiques. Et j’ai grandi en étant super malheureux.
Pourquoi ?
J’étais au collège à la Courneuve, au lycée à Aubervilliers, et j’étais nul à l’école, vraiment nul. Je me faisais aussi tabasser, agresser, raquetter une à deux fois par semaine. Je voulais être accepté mais j’arrivais pas à être une racaille. Et le jour où on m’a proposé de faire un braquage, j’étais au pied du mur. J’aurais adoré : pour l’adrénaline, pour voir ce que ça fait. Le problème, c’était que je ne voulais pas voler des gens, ce qui est un peu compliqué à éviter dans ce genre de projets (rire).
Du coup tu t’es dit que c’était moins risqué de tenter le vélo ?
J’avais 8 de moyenne – et on était dans le 93… – et j’ai dit à mon père que je voulais aller en sport-étude cyclisme en Normandie. En général, ta moyenne baisse de plusieurs points quand tu fais ça. Mon père m’a fait remarquer qu’il n’allait plus en rester beaucoup (rire). C’était dans un établissement privé, le lycée Saint-Thomas d’Aquin, à Flers. C’était très cher pour mes parents, alors j’ai fait une détection (un test pour sélectionner les meilleurs aspirants, ndlr). Il y avait 25 mecs en face de moi et je les ai explosés, contre toute attente. J’ai fini par réussir à y rentrer. J’ai affirmé au directeur et à mon père que j’aurais mon bac et que je serais le meilleur coureur des sport-études. Ils ont évidemment trouvé ça arrogant, mais je me disais que je n’avais pas le choix, que personne ne le ferait pour moi si je ne me bougeais pas.
Tu l’as donc eu, ce bac…
J’avais 21/20 en sport et 20/20 en vélo. J’ai passé deux ans en internat dans ce lycée privé catholique. Gros changement avec le 93… Trois jours après avoir obtenu mon bac, je dis à mon père que je veux être coureur. ‘C’est pas un métier’. Donc je dis, ok je veux être journaliste. Je me suis retrouvé à bosser au service abonnement de La Terre, le journal agricole du parti communiste (rire). Donc là, ça m’a foutu un coup. Retour à la case départ. Je suis revenu à la Courneuve, je bossais dans les mêmes locaux que l’Humanité… Donc je me suis fait engager dans un club, à Évreux : cycliste Élite à mi-temps, le reste à La Terre. Pour la faire courte, je suis devenu fou. Les horaires à respecter, même si tu as fait ton taf en deux heures il faut rester… Je ne pouvais pas, j’avais envie d’être libre, j’étais en train de devenir Stéven. J’ai tenu deux ans et j’ai pété un câble.
Retour au vélo ?
J’ai pris mes économies et je suis parti au Bourget-du-Lac, à côté d’Aix-les-Bains, en coloc avec mon meilleur ami. On était quelques coureurs dans la même résidence et je ne faisais que du vélo, entre 4 et 8h par jour. Sauf que vite je n’ai plus eu d’argent, je ne mangeais presque rien, j’ai fait un virus de fatigue, c’était la merde. J’étais au VC Lyon-Vaulx-en-Velin, avec Michel Gros, le plus gros agent du cyclisme professionnel. J’ai fait une super saison : je ne suis pas passé pro… Je suis parti à Nogent-sur-Oise, la plus grande équipe amateur de France : dans l’équipe, il y avait Arnaud Demare, que des bons. Ils sont presque tous passés pros. Sauf moi. J’étais déjà trop vieux, plus rentable.
On fait quoi dans ces cas-là ?
J’ai eu une dernière expérience et puis j’ai arrêté. En plein championnats de France. J’ai fait trois tours et je me suis mis à pleurer. C’était fini. Le vélo, c’est pas un jeu : tu ne ‘joues’ pas au vélo comme au foot ou au basket – même si c’est dur aussi. Tu roules, t’es en train de pleurer et t‘entends dans l’oreillette : “Et c’est qui le gros cul que je vois derrière ?”. Le manager, il te parle comme ça tous les jours… Mais ferme ta gueule ! Moi, ce qui me faisait kiffer, c’était d’arriver dans des paysages incroyables. J’ai voulu devenir cycliste parce que j’étais à la recherche de l’aventure, parce que j’étais amoureux de la géographie, de la France. C’est ce que j’adorais quand j’étais au Bourget-du-Lac. Je partais, les vues, les routes me transportaient vers l’aventure. T’as plus à manger, plus à boire, il reste 200 km, tu ne sais pas comment faire et là tu trouves des solutions. Mike Horn a dit : “T’es toujours dans la merde, ce qui change c’est la profondeur”. Ce que j’aime, c’est être dans la merde. Des mecs n’ont pas compris pourquoi j’arrêtais, ils m’ont dit que j’avais du talent, un style. Tu m’étonnes que j’avais un style… Je suis complètement débranché par rapport au milieu !
C’est à ce moment-là que tu décides que ta vie c’est l’aventure ?
Loin de là… Après ça, encore un nouveau départ (rire). Je suis rentré dans une école de communication, à l’Efap. J’ai réussi le concours, et j’ai passé quatre ans et obtenu un master, moi le cancre. J’ai rien lâché, bossé jour et nuit pour être le meilleur et j’ai été major de promo. Pour payer mes études, j’ai importé des fixies que je designais, mais je n’arrivais pas à vendre juste du fer, un truc que je ne faisais pas à la main, je faisais du commerce, quoi, du fric, je n’aimais pas. Donc je me suis mis au consulting digital, avant de devenir responsable de la communication digitale à la Fédération française de triathlon. Les JO étaient dans deux ans, il fallait faire parler des athlètes… Je m’y suis mis à fond, je faisais du 7h30-22h, mais j’étais super mal, je ne me sentais pas libre, je ne supporte pas d’être dans un bureau. Puis les Jeux de Rio 2016 sont arrivés, et j’y ai vu beaucoup d’athlètes malheureux. D’un coup, j’ai compris que j’étais comme eux. On te juge sur une performance alors que toi tu veux juste kiffer. J’ai réalisé que j’avais besoin de me trouver. Le psy de l’équipe et d’autres me disaient : « Stéven, t’es encore dans le deuil de ta carrière de cycliste, ça prend des années », mais j’étais sûr que c’était autre chose.
Tu es allé voir un psy ?
Haha, non. J’ai pris un mois et j’ai écrit. Je pleurais tous les jours. Je me suis violenté. J’ai écrit sur mon enfance, mon adolescence, la compétition, la triche.
Tu as triché en tant que cycliste ?
Ah bah oui. J’ai essayé le dopage pour la même raison pour laquelle je fais de l’aventure : savoir ce qu’il y a derrière la montagne. Savoir ce que ça fait. Le problème c’est que ça réduisait mes performances… Quand je prenais quelque chose, je n’arrivais pas à l’oublier et je me sabordais. Les courses que j’ai gagnées, c’était à l’eau – des moments de grâce. C’est tellement dur de faire du sport en trichant, tu te mens et tu dois l’accepter. Donc les mecs qui arrivent à gagner en se dopant, je dis respect les gars… (rire).
Après ce mois d’écriture douloureux, coup de folie et départ direction le Népal ?
Je suis parti sans rien savoir, pas de billet de retour, direction Katmandou. En 120 jours, je fais prof d’anglais dans les bidonvilles, je rencontre Matthieu Ricard et j’envisage de devenir moine, je fais deux 6 000 – du trekking, pas très technique mais super dur quand t’as jamais fait d’alpinisme comme moi. Je finis par rejoindre une expé, qui s’appelait Everest Green, suivie par Jean-Michel Jorda (réalisateur aventurier, ndlr). Je parle avec lui et je me dis : putain il est comme moi ce con. Il n’est pas devenu moine pour autant. On croise des alpinistes, des aventuriers, les lignes commencent à bouger.
Le Great Himalaya Trail à vélo se profile ?
Je demande à Jean-Michel Jorda quelle est la chose la plus dure qu’il ait faite de toute sa vie, et il me répond : le Great Himalaya Trail en vélo. J’ai immédiatement su que j’allais faire ça. Le vélo… Ça résonnait tellement avec ma vie d’avant. 2 000 km et 90 000 m de dénivelé positif, 20 cols à plus de 5000 m, 2 à plus de 6000 m et 15 régions traversées. Je me suis démerdé pour le faire, et avec un caméraman, pour immortaliser ça, car si je survivais je ne le ferais pas deux fois ! J’avais prévu 60 jours, j’en ai mis 51.
C’est une aventure qu’on vit avec le guide et le caméraman ou on est seul ?
J’étais seul, j’étais Frodon, c’était « Le Seigneur des Anneaux ». Le vélo, c’était l’anneau, sauf que je le portais sur le dos. Mon caméraman, qui était à pied, a fait du vélo pendant 3 jours quand on a franchi Thorong La Pass, l’un des cols les plus hauts du monde, à 5 400 m. Il portait son vélo et il m’a dit : « t’es un grand malade toi. Ça fait 30 jours que tu fais ça ? Non, ca fait 37 ». Hahaha. Moi je roulais sur l’impossible et je kiffais d’être le seul à le faire, t’es dans une espèce de flow absolu, avec des sensations de malade en descente, t’as les larmes. Combien de fois j’ai eu les larmes…
Depuis, tu as fait le Paris-Dakar à vélo, et là tu veux enchaîner avec ton projet « 666 », qui vise à traverser à vélo les six déserts les plus durs du monde, sur 6 continents, en 6 mois – un record. Outre le fait d’attirer l’attention sur le dérèglement climatique et la désertification qui progresse, qu’est-ce qui te pousse à enchaîner avec une aventure aussi ambitieuse ?
Je vais te le dire très franchement : ce qui m’anime depuis toujours, c’est réussir à faire rêver les gens. Mon idole de jeunesse, c’était Lance Armstrong : même si maintenant on sait que c’était un enculé, il faisait rêver les gens. Richard Virenque, il a triché : mais avant qu’on l’apprenne, il faisait rêver les gens. Zinedine Zidane, il fait rêver les gens. Le sport ça fait rêver, les performances, ça donne des émotions d’une telle intensité.
Donc tu n’as pas eu de « héros aventurier » de jeunesse ?
Je ne lisais rien ! Je n’ai jamais rien lu de ma vie, même aujourd’hui c’est encore un problème : je veux écrire des bouquins mais je ne lis pas. Je ne sais lire que pour apprendre. J’étais capable de lire 50, 60 bouquins par an de physiologie, de diététique, avec un objectif de résultat en fait. Je commence tout juste à apprendre à lire pour rêver.
Et pour après « 666 », des envies ?
Tu vois une route qui serpente ? C’est là que je veux être, sur une route qui serpente, tous les jours. Mais oui, j’ai un projet : je veux être le premier à amener un vélo tout en haut de l’Everest. Partir de Katmandou à vélo, aller au camp de base, monter avec le vélo sur le dos et redescendre. J’ai envie de savoir ce qu’il y a dans cette montagne, pourquoi ils veulent tous y aller. Je veux voir. Comme quand j’ai pris de la drogue, comme quand j’ai bu ma première bouteille de rhum en 25 minutes : découvrir ce que ça fait. Bah ça fait prendre du recul (rire). Je veux aussi écrire un livre. Titre : « Le jour où j’ai décidé d’être heureux”. Je ferai tout pour qu’il sorte comme ça. Il faudra que je me pose quelque part pour l’écrire, et je vais pleurer. Mais c’est pas grave de pleurer.