C’est l’un des derniers grands défis du monde de l’alpinisme que l’alpiniste italienne de 34 ans s’apprête à affronter dans quelques jours dans l’Himalaya : l’ascension sans oxygène supplémentaire du K2 (8.611 m). Deuxième plus haut sommet du monde, le seul 8.000 m à n’avoir jamais été gravi en hiver. Cette saison les candidats y sont plus nombreux que jamais (24, pour la plupart des Européens), mais Tamara Lunger, déjà rodée aux hivernales, est sans doute l’une des mieux placées aujourd’hui pour réussir. A la veille de son expédition soutenue par La Sportiva, elle s’est confiée à Outside sur sa relation à la montagne, la place de la femme dans l’alpinisme, la gestion des risques, son rapport à la mort. Interview exclusive.
Encore une vérification. Du matériel photo cette fois. Contactée par Outside vendredi dernier, Tamara Lunger passe encore et encore en revue tout son matériel avant de boucler son sac pour le massif du Karakoram, au Pakistan. Là, contre toute attente, ce n’est pas Simone Moro qu’elle va rejoindre. L’alpiniste, qui compte déjà quatre ascensions de plus de 8000 m en hivernale, est souvent le compagnon de cordée de la jeune Italienne, ex championne du monde de ski alpinisme longue distance. Dernière expédition en date, leur tentative d’enchainement des deux Gasherbrum, toujours dans le Karakoram, en janvier 2020. Simone Moro, tombé dans une crevasse, ne devra alors la vie qu’à Tamara Lunger.
Mais cette fois-ci l’himalayiste hivernal de référence a mis le cap sur le Manaslu ( 8156 m), sommet voisin de l’Everest avec, à ses côtés, Alex Txikon et Iñaki Alvarez. Tamara a décliné son invitation à les rejoindre. Cet hiver, pour elle, ce sera le K2. Avec Alex Gavan, un alpiniste roumain, 38 ans, qu’elle connaît bien. Tamara en a quatre de moins, un seul 8000 à son actif, le K2, justement, à l’été 2014, devenant ainsi la deuxième femme italienne de l’histoire à le faire sans oxygène. Mais des deux jeunes alpinistes, c’est elle qui a le plus d’expérience en matière d’ascension hivernale. Et à plus de 8000 m, ça fait une différence sur l’un des sommets les plus meurtriers du monde. Les conditions de vie au K2, une partie de la chaîne du Karakoram qui chevauche la frontière entre le Pakistan et la Chine, sont si impitoyables qu’on l’a longtemps surnommée « la montagne sauvage ».
Une ascension en duo et sans oxygène
Arrivés à Islamabad hier, lundi 21 décembre, Tamara et Alex vont rejoindre une expédition commerciale de l’agence Seven Summit Treks conduite par Sergi Mingote, histoire de réduire les coûts de logistique. Mais une fois au camp de base, c’est en duo et sans oxygène qu’ils tenteront le sommet. Ce qui les attend, c’est l’ascension d’une montagne de 8611 mètres, presque vide de neige. De la roche et de la glace, battues par des vents dépassant souvent les 200 km/h, sous des températures pouvant atteindre les moins 50°C. De fréquentes chutes de glace, des avalanches et des éboulements sont à craindre pour cette expédition qui nécessitera un mélange de prouesses techniques, d’esprit de corps et de chance.
Des qualités dont Tamara ne manque pas si l’on en croit la standing ovation que ses pairs lui ont rendue en 2018 lors de la fête du 90e anniversaire de La Sportiva, spécialiste des sports de montagne qui la soutient dans ses expéditions, les réussites mais aussi les tentatives, depuis 2009. Parmi eux Reinhold Messner, Simone Moro, mais aussi Adam Ondra et Anton Krupicka. Une assemblée très majoritairement masculine, à l’image du milieu de la montagne, qui s’est pourtant inclinée ce jour-là lorsque Tamara Lunger a raconté comment elle avait décidé de se retirer, seule, de l’ascension du Nanga Parbat, en 2016, à 70 mètres du sommet, parce qu’elle avait le sentiment que pousser plus loin la conduirait à la mort et mettrait en péril la réussite de l’ensemble de la cordée. Il faut parfois beaucoup de courage pour faire œuvre d’humilité devant la puissance de la montagne et renoncer à un exploit personnel au profit de ses compagnons. Notamment dans un univers encore très masculin où l’exploit prime et où les femmes ont longtemps eu du mal à trouver leur place. C’est pourtant ce « renoncement » qui a ouvert de nouveaux horizons à Tamara Lunger, nous explique-t-elle.
Pour moi être une femme, c’était ne pas être forte »
« Il est temps pour moi de voir les choses différemment », nous explique-t-elle, à la veille de son départ pour le K2. » Jusqu’à présent, l’alpinisme était associé pour moi à la souffrance, l’effort, la conquête. Quelque chose de dur. Aujourd’hui, je veux grimper avec mon cœur, connaître aussi le plaisir de l’ascension. Je ressens infiniment en moi cette puissance très féminine. Comme mes trois sœurs, j’ai été élevée comme un garçon, sans aucune limite ni entrave, et j’ai longtemps ressenti ma pratique athlétique comme un homme. Pour moi, être une femme, c’était ne pas être forte, je ne pouvais que constater autour de moi que les femmes se plaçaient toujours en retrait des hommes, ou pire, en dessous des hommes. Or dans ma famille, on pouvait tout faire. J’étais dans la même équipe nationale de ski alpinisme que mon père, athlète lui aussi. Je me suis toujours sentie forte et prête à tenter de nouvelles expériences, aussi risquées soient-elles. Or aujourd’hui, je sens que mon énergie féminine se développe.
Je n’aime pas le vocabulaire masculin de l’alpinisme. « Conquérir » une montagne. Quelle arrogance ! En montagne, on doit surtout montrer beaucoup de respect, d’humilité. Car là-haut ne nous attend ni la réussite ni l’échec. Que l’expérience. C’est d’ailleurs ce que comprend très bien La Sportiva, la marque qui me soutient depuis des années, devenue pour moi une seconde famille. Quand je suis rentrée en janvier de mon expédition aux Gasherbrum, avec Simone, une tentative qui aurait pu se solder par la mort, j’ai traversé une fois de plus un moment très sombre. J’étais noyée sous les interrogations. Mais je leur ai tout raconté, je leur ai parlé à cœur ouvert et avoué que je ne savais pas, je ne savais plus ce qu’allait être le futur pour moi. J’avais alors tant de doutes. J’ai vu alors l’expression de leur visage. Ils étaient au bord des larmes. J’ai compris qu’ils ne voyaient pas seulement en moi l’athlète qui enchaîne les sommets et les exploits, mais l’être humain, la femme aussi.
Une décision qui n’étonnera pas ceux qui se souviennent qu’en 2018 la marque italienne – aujourd’hui toujours dirigée par Lorenzo Delladio, fils du fondateur de la marque – avait lâché le grimpeur Joe Kinder après qu’il eut reconnu avoir utilisé les médias sociaux pour intimider les femmes grimpeuses. « Bien que nous soutenions Joe depuis de nombreuses années et que nous admirions son talent de grimpeur, ses choix et ses actions sur les médias sociaux ne répondent pas aux normes de comportement que nous fixons pour nos ambassadeurs », avait alors déclaré La Sportiva dans un communiqué. Une révolution dans le monde de l’escalade.
« Les choses changent, grâce aux réseaux sociaux »
« Si j’ai connu des obstacles en montagne du fait d’être une femme ? Pas vraiment, car en fait j’ai toujours préféré être dans un univers masculin. Je ne tenais pas spécialement à grimper avec des femmes, trop compliquées pour moi. Les hommes sont plus stables émotionnellement. Question d’hormones ? » (elle rit). « Trop de jalousies, trop de drames aussi, peut-être parce que nous sommes encore peu nombreuses à nous mesurer dans cet univers.
Tenter une cordée avec des femme alpinistes du niveau de Nives Meroi (qui a fait l’ascension de 10 sommets de 8000 m en 2007, ndlr) ou d’une Gerlinde Kaltenbrunner (1e femme à avoir fait les 14 x 8000 m sans oxygène en 2011, ndlr) ? Pourquoi pas mais je ne sais pas ce que fait Nives maintenant. Quant à Gerlinde, j’adorerais ! Elle était mon « role model », mais il faudrait qu’on soit en phase. Or je crois que nous sommes très différentes maintenant. Elle est à fond dans le yoga et la méditation. Elle est si calme et semble tellement en paix ! Elle rayonne de cette confiance en elle dont les femmes manquent tant pour réussir, en montagne, comme plus généralement dans la vie. Reste que les choses changent peu à peu, notamment grâce aux réseaux sociaux, j’y reçois tant d’encouragements. Et surtout il y a tant de femmes qui semblent puiser dans mes expéditions le courage de se lancer et de vivre leurs rêves, c’est magnifique !
« Dire non à Simone, un grand pas pour moi »
En montagne, je suis une alpiniste et le genre ne compte pas. La différence aujourd’hui, c’est que je reconnais, accepte et valorise la part de féminité qui est en moi. Et qu’enfin, elle n’est plus synonyme de faiblesse. La preuve, jamais je ne me suis sentie mieux préparée pour le k2, en hivernale, qu’aujourd’hui !
J’aurais pu rejoindre Simone sur le Manaslu, mais je n’ai pas de bonnes vibrations pour cette montagne. Dire non à Simone est un grand pas pour moi, mais il a très bien compris mon choix. En revanche, le K2, oui, je sens que c’est le bon moment. J’ai déjà pas mal d’expérience en haute altitude, mais ces derniers mois, le temps de pause du confinement, chez moi dans le Tyrol, m’a transformée. J’ai beaucoup muri, j’avoue qu’au final cela aura été un temps béni pour moi. J’envisage la vie autrement. Je suis plus attentive à mes désirs, à l’écoute de mon corps. J’ai décidé de m’accorder un peu d’indulgence et de comprendre que j’ai de la valeur en tant que personne, que je sois « victorieuse », au sommet, ou que ma tentative échoue. Cela me donne beaucoup de force et de sérénité.
« Le K2, j’y vais pour être en paix avec moi-même »
Le k2 en hivernale est un but énorme. La première fois que j’y suis allée, en 2014, je souffrais à cause d’un homme. L’expérience est encore liée à ce moment-là. Cette fois-ci, c’est différent. Je n’entends rien prouver à personne, j’y vais parce que dois vivre ça pour être en paix avec moi-même. J’ai fait beaucoup de méditation, j’ai une relation très émotionnelle à cette montagne. Je sais qu’elle est dangereuse, beaucoup y ont perdu la vie, personne n’a réussi à la gravir en hiver, mais je sais que c’est possible. Quand j’ai appelé Alex, il y a quelques mois, je lui ai demandé s’il savait pourquoi je le contactais. Il m’a simplement répondu : « parce qu’on va gravir le K2 ensemble ! ». J’y ai vu un signe. Alex est un alpiniste chevronné en très haute altitude, mais pas en hiver. Reste que j’ai confiance dans son énergie.
Et puis j’ai la foi. J’ai frôlé la mort de près plusieurs fois au cours de mes expéditions. Tu sais quand tu pars au milieu de la nuit sur un 8000 et que tu grimpes dans l’obscurité pendant des heures, tu es seule avec ta frontale. Tu as tout le temps de penser à quoi tient ta vie, à rien, à si peu parfois. C’est dingue toutes ces pensées qui peuvent t’assaillir. Mais je suis en paix avec la mort. J’ai vu des gens mourir en montagne, j’en ai secourus aussi et par deux ou trois fois j’ai failli y passer. Sur le moment c’est dur, brutal, tu as peur. Et puis après tu te sens si vivante. J’ai pleinement conscience que la mort est la conclusion de toute vie sur terre. Aussi j’essaie de vivre chaque jour intensément. Bien sûr je ne vais pas faire des trucs stupides, mais je sais que le jour où tu dois mourir est déjà écrit. C’est peut-être sur le K2, ou dans un accident de voiture. Je suis très religieuse, je me sens protégée par l’énergie de Jésus. J’ai d’ailleurs son visage dessiné sur mon casque (elle rit !). Quand j’ai commencé le ski d’alpinisme, j’avais demandé qu’on me le fasse à l’aérographe. Sur les 8000, là-haut, je lui parle, je sais qu’il me voit et me protège. Sinon, ce ne serait pas possible. Tout tient à quelques secondes quand tu te trouves dans cette zone-là. C’est un sentiment très beau, j’ai le sentiment d’être bénie, vraiment ».
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Photos : La Sportiva / Matteo Pavana
Photo d'en-tête : La Sportiva / Matteo Pavana- Thèmes :
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