C’est l’un des films de montagne en passe devenir culte : l’histoire, vraie, de Marc-André Leclerc. Meilleur alpiniste de sa génération, célèbre pour ses ascensions audacieuses sur les sommets les plus emblématiques du monde, notamment la première hivernale de la Torre Egger, ce Canadien modeste a disparu de façon tragique en 2018, en Alaska, à seulement 25 ans. La société de production américaine Sender Films, à laquelle on doit notamment le film « Valley Uprising » et « The Dawn Wall », avait commencé à le filmer avant l’accident. Des images qui nourrissent aujourd’hui un nouveau documentaire, « The Alpinist » dans lequel témoignent Alex Honnold, Reinhold Messner et Barry Blanchard. Ce film, sorti aux Etats-Unis en septembre 2021, est désormais accessible en France sur Netflix. Il retrace les derniers instants de cet alpiniste, talentueux et réservé, que connaissait bien notre journaliste. En juin 2018, ce dernier en tirait un long récit, que nous republions ici intégralement.
Au cours de l’été 2016, alors que j’effectuais des recherches sur la face nord-ouest du Devil’s Thumb (2767m) – un célèbre pic dans le sud-est de l’Alaska, chroniqué dans « Rêves de montagnes » de Jon Krakauer – j’ai appris que personne n’avait jamais gravi la face nord-ouest d’environ 2000 mètres, l’une des dernières parois invaincues de l’alpinisme. En 2003, deux Canadiens, Guy Edwards et John Millar ont disparu sur cette paroie dont plus personne n’a tenté l’ascension depuis.
Quelqu’un pourra-t-il jamais venir à bout de cette face, aussi impressionnante que dangereuse ? Pour répondre à cette question, Colin Haley, un alpiniste de Seattle m’a suggéré de me renseigner sur « l’un des meilleurs grimpeurs polyvalents « , un certain Marc-André Leclerc, originaire de Colombie Britannique.
Au téléphone, le Canadien de 23 ans m’a expliqué qu’il avait commencé à grimper après avoir lu un livre offert par sa mère pour ses 8 ans. Bien qu’il soit surtout intéressé par les hautes montagnes, il avait appris l’escalade dans un gymnase près de Vancouver. « J’ai dit aux adultes que je voulais aller dans l’Himalaya mais ils m’ont dit que c’était trop dangereux. En Amérique du Nord, les gens poussent le cran de la difficulté mais pas celui de l’engagement. Aller prendre des risques dans les montagnes est déconseilllé chez nous », me dit-il.
Deux jours après notre conversation, Marc-André Leclerc est parti pour la Patagonie. Au cours des prochains mois, nous nous sommes entretenus de façon intermittente par mail et nous avions prévu de nous rencontrer en décembre. Guy Edwards, l’un des héros du jeune canadien, avait fait ses gammes en grimpant près de la maison de Marc-André avant de disparaître en Alaska. J’étais loin d’imaginer que quelques temps plus tard, Marc-André succomberait à un destin similaire, non loin de son idole. Voici ce que l’on sait de sa disparition.
Leader d’une nouvelle génération d’alpinistes
Comme beaucoup de jeunes couples, les séparations étaient toujours difficiles pour Marc-André et sa petite amie, Brette Harrington, mais ce jour là, le samedi 3 mars 2018, c’était moins douloureux. La semaine précédente, le couple avait réalisé la première ascension de Station D, un pic à 70 kilomètres de leur maison située à Agassiz, dans le sud-ouest de la Colombie Britannique. Les températures venaient de chuter à -4°C et Marc-André avait laissé Brette, une petite blonde aux yeux bleu vif et aux nerfs d’acier, grimper en tête pour qu’elle puisse se réchauffer. À leur retour, après quatre jours de froid dans les montagnes, la jeune femme était partie en Tasmanie pour deux semaines avec des amis, sur l’île Tasman, un changement radical de température.
Après le départ de sa petite-amie, Marc-André songe à gravir en solo le mont Waddington (4019 m), le plus haut sommet de la chaîne Côtière au Canada mais les conditions ne sont pas de la partie. La météo autour de Juneau, ville situé en Alaska est bien meilleure. Le Canadien se souvient alors d’une proposition faite par Ryan Johnson, alpiniste de 34 ans, un sacré bonhomme, originaire de la région qui affirme pouvoir sentir la différence entre des rafales de 120 km/h et de 160 km/h et qui s’est bâti une solide réputation : bien que gringalet, il peut défier les plus costauds.
Au fil du temps, Ryan Johnson a réalisé d’innombrables parcours sur les différentes tours Mendenhall, situées dans un massif de granit du même nom composé de sept sommets, à une quinzaine de kilomètres de Juneau. Mais la voie qui l’obsède depuis des années, c’est la face nord de la plus grosse tour Mendenhall (2106 m), jusqu’alors jamais gravie. Plus de 700 mètres d’escalade qu’il a essayés une seule fois, en 2015, avant de faire demi-tour trouvant à mi-hauteur une faible épaisseur de glace. La voie, explique Ryan à Marc-André pour le convaincre, n’est pas techniquement complexe mais il est extrêmement difficile de poser des protections – même une simple glissade peut être mortelle. Le granit serait être fortement givré, cela serait comme grimper sur du polystyrène. Même s’ils allaient être encordés, ils devraient grimper la paroi comme s’ils étaient en solo. Tout ce que Marc-André adore !
Au moment où Ryan lui fait cette proposition, Marc-André n’est plus un jeune grimpeur prometteur : on le présente désormais comme le leader d’une nouvelle génération d’alpinistes. En 2015, lors de son deuxième voyage en Patagonie, il a réalisé la voie en solo la plus difficile de toute la région : le « Corkscrew « au Cerro Torre (3128 m). 1200 mètres d’ascension entre glace et roche, à 22 ans seulement « associant les compétences techniques que l’on trouve habituellement en escalade sportive aux conditions extrêmes d’altitude, de glace, de mauvais temps et de rocher mouillé » explique Katie Ives, rédactrice en chef du magazine américain Alpinist. En septembre 2016, il est revenu signer la première ascension hivernale du Torre Egger (2685 m). La ligne choisie, le pilier est encore plus difficile que le « Corkscrew ». « C’est la définition de badass » écrit Rolando Garibotti, le grimpeur le plus respecté de Patagonie, détenteur des records précédents en Amérique du Sud.
Il aimait simplement grimper
En septembre 2017, le journal « Climbing » a rédigé un portrait de Marc-André, intitulé « La folie réfléchie de Marc-André Leclerc ». Sender Films, la société de production à laquelle on doit notamment le film « Valley Uprising » – relatant l’histoire des pionniers de l’escalade au parc national du Yosemite – et « The Dawn Wall » – retraçant le combat de Tommy Caldwell face à la voie la plus difficile d’El Capitan – avait commencé à tourner quelques images avec Marc-André, même s’il ne semblait pas prêter trop d’attention aux médias, il préférait ne pas trop attirer l’attention. Or en décembre 2016, j’avais eu la chance de passer une semaine avec lui alors qu’il vivait chez sa mère, à une heure de Vancouver. Il semblait plus enthousiaste à l’idée de m’avoir comme assureur que par la perspective d’une couverture médiatique : il aimait simplement grimper. C’est pourquoi lorsqu’un grimpeur dont il ne connaissait même pas le nom l’a contacté pour s’attaquer à un obscur pic en Alaska, il a aussitôt sauté sur l’occasion.
La nuit avant que le couple Brette et Marc-André ne parte vers des projets d’escalade différents, Brette lui a rédigé une longue lettre, lui témoignant sa difficulté à lui dire au revoir. « Mais je sais que tu vas passer un merveilleux moment en Alaska », a-t-elle écrit. « J’ai hâte de te revoir pour que nous passions le printemps à grimper ! Bonne chance et soyez prudents ». Elle ne la lui a jamais donnée.
« Panorama unique aujourd’hui »…
Dimanche 4 mars, 7 heures, un hélicoptère atterrit sur le glacier Mendenhall, au nord des tours. Le soleil vient tout juste de se lever, le temps est clair. Les prévisions sont bonnes pour les trois prochains jours et l’accumulation de neige semble stable. À la fin de l’hiver, la paroi ne voit jamais le soleil. Le mur de 700 mètres se termine par une série de crevasses qui jonchent un champ de neige incliné à 55 degrés. Si un rocher tombait depuis la crête, il chuterait de quelques centaines de mètres avant de rebondir sur la neige et de s’immobiliser sur l’étendue plate du glacier. C’est l’endroit choisi par Marc-André et Ryan pour cacher tout le matériel dont ils n’auront pas besoin avant leur retour, prévoyant de rentrer, au plus tard, mercredi soir. Les deux grimpeurs adorent se déplacer rapidement et le plus légèrement possible en terrain inconnu. Lors d’un de ses voyages en solo en Patagonie, Marc-André n’avait d’ailleurs apporté que cinq mousquetons et deux broches à glace – moins d’équipement que la plupart des grimpeurs ont avec eux pour une simple journée en falaise.
Marc-André et Ryan posent leurs skis ainsi qu’une sonde d’avalanche dans la neige à laquelle ils attachent un gilet réfléchissant afin de pouvoir la voir du sommet de la paroi. Puis ils se dirigent vers la face de granite noir. L’escalade n’est pas des plus difficiles, les hommes ont fait bien plus complexe par le passé. Ils ne parlent probablement pas beaucoup. Quand on a un bon binôme, il n’y a pas grand-chose à dire. Les deux hommes peuvent parfois échanger quelques mots au relais mais même là, en étant efficace, on retourne rapidement mettre un piolet devant l’autre. À 17h35, au coucher du soleil, Marc-André et Ryan bivouaquent sur la paroi, probablement en grignotant un mélange de fruits secs et en utilisant leur petit réchaud pour faire fondre la neige afin de la boire. Ils recommencent à grimper le lendemain dès l’aube.
Peu avant 10h30, le lundi 5 mars, Marc-André envoie un message à Brette, toujours en Tasmanie : « Je suis au sommet ! C’était une ascension incroyable ». Il lui envoie aussi quelques photos et les poste sur Instagram. « Panorama unique aujourd’hui… » écrit-il, avec une photo tournée vers l’ouest. « C’est le mont Fairweather au loin ». Puis, il envoie à sa mère une image des sommets environnants. « Magnifique, a-t-elle répondu, où es-tu ? » Pendant ce temps, Ryan Johnson filme une vidéo pour sa petite amie montrant une vue sans nuages qui s’étend sur une centaine de kilomètres.
L’un des meilleurs grimpeurs de sa génération
Marc-André Leclerc est né sur une île non loin de Vancouver mais il a grandi dans une petite ville agricole, Agassiz dans la vallée du Fraser, plutôt conservatrice et religieuse, même s’il n’était ni l’un ni l’autre. « Le genre d’endroit », a-t-il dit « où les gens ont une ferme, attendent les bénédictions du Seigneur et font des enfants pour les aider dans les champs ». Issu d’une famille modeste, son père, Serge travaillait dans le bâtiment pendant que sa mère restait au foyer pour s’occuper de Marc-André, de son frère cadet et de leur sœur aînée avant d’aller arrondir les fins de mois dans un restaurant. La région n’est ni réputée pour l’escalade ni pour l’alpinisme, mais plutôt pour la production de maïs. Mais dès ses quatre ans, Marc-André connaissait déjà la hauteur de l’Everest au mètre près et pouvait réciter les exploits d’Edmund Hillary et de Tenzing Norgay de la même façon que les enfants apprennent les noms des dinosaures. Hyperactif intellectuel, il dessinait les diagrammes de la liaison ionique pour sa mère et à huit ans gambergeait sur le principe scientifique de l’entropie. La grimpe était le seul moment où son cerveau se mettait sur pause. Mais, lassé de gagner des compétitions contre des garçons plus âgés, il demandé très tôt à sa mère de ne plus aller au club d’escalade.
À 14 ans, il commence à travailler dans le bâtiment avec son père. Difficile mais ça lui plait. Avec ses économies, il achete d’occasion du matériel d’escalade de glace, une corde et une série de pitons d’acier qu’il apprend à utiliser grâce à un vieux manuel de survie de l’armée. L’équipement aurait été à la pointe de la technologie… soixante ans plus tôt. « Mes parents ne m’ont pas payé dix jours de stage avec des guides et un tas de nouveaux équipements, m’a-t-il raconté. « J’ai dû économiser et acheter des piolets de merde ». Un géologue lui apprend à grimper sur la glace quand il est encore au lycée juste qu’avant qu’il ne vienne à bout de sa première grande-voie avec un allemand de soixante ans, mais Marc-André grimpe principalement seul, développant lentement sa technique sur rocher et sur glace. Dans sa chambre, il s’entraîne à poser des points d’assurage et grimpe sur les poteaux des lignes téléphoniques. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des meilleurs grimpeurs de sa génération, en grande partie en lisant des livres et en cherchant à comprendre les choses par lui-même.
Marc-André termine le lycée avec un an d’avance et passe un été à grimper avant de déménager à deux heures de là, à Squamish où il rencontre Brette, dont il est fou amoureux. Brette étudie alors à l’université de Vancouver, et lui vit dans un coin chez un ami pour un loyer de 180 dollars par mois. Et tout ce qui l’intéresse, c’est grimper. Marc-André adore être en montagne et plus encore avec Brette à ses côtés. Ils voyagent ensemble aux îles Baffin, dans le Yosemite et en Patagonie. Et quand on le voit faire le « Corkscrew, » en solo, elle fait le « Chiaro di Luna », une ascension de 750 mètres de l’autre côté de la vallée.
« On a retrouvé leurs skis »
Marc-André avait l’habitude de toujours donner des nouvelles à Brette à son retour de montagne. Mais arrive mercredi, et il ne l’a toujours pas contactée. Alors elle lui envoie un texto : « J’espère que vous vous en sortez bien. Je n’ai pas eu de tes nouvelles depuis le sommet ». Sans réponse, elle appelle les secours en montagne de Juneau pour vérifier. Juneau, petite ville de 32 000 habitants, n’est pas une destination prisée des grimpeurs. Certains membres des secours en montagne connaissent bien Ryan Johnson, pour avoir grimpé avec lui. Sans être membre de l’équipe, il a sauvé la vie de quatre secouristes, coincés sur une crête lors d’une tempête.
Le matin du mercredi 7 mars, les secours annoncent à Brette que les deux hommes avait signalé qu’ils ne comptaient pas revenir avant la soirée. Une multitude de scénarios s’enchaînent alors dans son esprit. Si les recherches sont déployées le lendemain et que l’on ne retrouve pas leurs skis, cela signifie que les deux hommes sont quelque part sur le glacier. Mais si l’on retrouve leurs skis au pied de la voie, cela voudrait dire que pour une raison ou une autre, ils sont encore dans les montagnes, incapables d’appeler à l’aide ou de s’en sortir, seuls. Elle décide alors d’aller en Alaska.
Le lendemain, son téléphone sonne : « On a retrouvé leurs skis », explique Gabe Hayben, membre des secours, habitué à grimper avec Ryan Johnson, avant de lui expliquer qu’un hélicoptère de la garde côtière a survolé dans la zone des tours et scanné la face nord ainsi que le glacier environnant avec une caméra infrarouge, essayant de détecter tout signe de chaleur humaine. Sans succès. Une seule hypothèse possible : en descendant en rappel, ils ont été balayés par une avalanche. Brette redoute alors que les secours mettent fin aux recherches. Impensable pour elle lâcher l’affaire après une seule journée ! Elle réserve alors un vol et commence à planifier ses propres opérations, dressant la liste du matériel dont elle aura besoin et les endroits où chercher.
En fait, les secours continuent de chercher mais la zone est désormais inaccessible. Le samedi 10 mars, lors que Brette atterrit à Juneau, elle apprend que, la veille, un hélicoptère s’est rendu jusqu’à la langue sud du glacier avant que les conditions météorologiques ne se dégradent – visibilité trop faible, vent trop fort. À partir de leur base, les sauveteurs commencent à réaliser la chronologie des événements, notamment à partir des textos envoyés par les deux hommes lorsqu’ils sont arrivés au sommet. Un petit groupe d’amis, des membres de la famille et des partenaires d’escalade de Marc-André Leclerc et Ryan Johnson sont réunis à Juneau. Le message du sommet de Marc-André avait été envoyé à Brette à 10h26, celui à sa mère une heure plus tard. Peu probable que les hommes aient passé autant de temps au sommet, mais s’ils étaient descendus par la même voie par laquelle ils ont grimpé, ils auraient immédiatement perdu leur réseau. Seule solution : ils ont emprunté un autre chemin.
« Il veut simplement vivre une expérience en montagne »
Au-delà de la difficulté et de l’audace de ses ascensions, c’est son approche unique de l’escalade qui distingue Marc-André des autres alpinistes. Techniquement et physiquement, il est au même niveau qu’un grimpeur comme Alex Honnold. Pourtant, il est inconnu au bataillon, et c’est bien mieux à ses yeux. « D’une part, vous avez quelqu’un qui est à la pointe de l’alpinisme moderne » a déclaré Katie Ives de « Alpinist ». « Mais d’une certaine façon, il était dans un état d’esprit philosophique très old school ». Les récits de voyage que Marc-André a écrit sur son blog sont parsemés de passages sur des bivouacs glacés au sommet et d’autres moments mémorables dans lesquels, il semblait « profondément heureux, dans un état d’esprit incroyable » selon ses propres mots. « J’étais attiré par les montagnes, à la recherche d’aventure, désireux d’explorer mes propres limites et d’être immergé dans un monde tellement beau qu’il resterait à jamais gravé dans mon esprit ».
Il idéalisait des hommes comme Guy Edwards et Walter Bonatti, archétypes d’une époque d’exploration révolue. « Les grimpeurs old-school sont réputés pour leur ténacité » devait-il me confié, nostalgique. « Tu as sûrement entendu parler de Bonatti en solo sur le pilier Bonatti. Il a été trempé, gelé, a renversé du gaz dans sa nourriture et s’est fracassé le doigt avec un marteau. Mais il a quand-même terminé la voie. Qui fait cela de nos jours ? ». C’était cette vie que voulait Marc-André. « C’était un cheminement personnel », explique le grimpeur Steve House. « Son art, c’était l’alpinisme ».
En avril 2016, lors de la première ascension en solo de la voie « The Emperor Face » sur le Mont Robson (3954 m) au Canada, Marc-André Leclerc s’est arrêté au sommet, attendant la tombée de la nuit en espérant trouver de meilleures conditions. De l’eau qu’il faisait bouillir dans sa casserole a débordé et a trempé ses vêtements. Puis les piles de sa lampe frontale ont lâché, son briquet est tombé, le laissant sans eau et avec un réchaud – et donc son approvisionnement en nourriture lyophilisée – inutile. Seul et gelé dans le noir sur le plus haut sommet des Rocheuses canadiennes, il ne s’est pas découragé pour autant. « Malgré l’inconfort, a-t-il écrit plus tard, la situation était extraordinaire ». « Pour certaines personnes il semble que ce ne soit jamais assez », raconte Alex Honnold, qui a croisé le chemin de Marc-André à plusieurs reprises en Patagonie. « Est-ce la motivation pure qui le guide dans ses réalisations ? Marc ne semble pas courir après toutes ces aventures, il les fait, il est dedans, tout simplement. Il ne cherche pas la reconnaissance, il veut simplement vivre une expérience en montagne ».
Après son ascension de « The Emperor Face », Marc-André a écrit : « C’était maintenant mon quatrième jour, seul dans les montagnes et mes pensées avaient atteint une profondeur et une clarté que je n’avais jamais connues auparavant. La magie était réelle… Pendant ce temps passé dans les montagnes, loin de la foule, loin du chronomètre, des notes et des listes de records, j’ai pu prendre le temps de faire la distinction entre ce qui est important pour moi et ce qui ne l’est pas ». Plus tard, lors des derniers instants passés ensemble, il me confiait que « il est important d’apprécier l’endroit où l’on se trouve, et d’avoir une expérience mémorable, quelque chose qui restera longtemps en moi. Quand je serai vieux, je veux avoir toutes ces aventures en mémoire ».
« Ils sont là, ils sont juste là »
Samedi 10 mars, lueur d’espoir pour les secours : il reste une seule chance de retrouver Marc-André et Ryan en vie, dans une crevasse qui n’a pas encore été fouillée. Cependant, les hélicoptères ne peuvent pas toujours pas décoller.
« Marc-André aurait adoré cet endroit » ne cesse de répéter sa sœur. Apprenant que Ryan Johnson était aussi passionné de montagne que son frère, sa famille imagine que les grimpeurs ont dû passer d’heureux instants ensemble. Àgé d’une vingtaine d’années, Ryan Johnson avait un côté sauvage. Mais en 2015, à la naissance de son fils, Milo, il avait commencé à se poser un peu et ouvert un gymnase de crossfit à Juneau. Devenu père, il avait bien l’intention d’être à la hauteur.
Mardi 13 mars, le ciel redevient bleu. Six jours ont passé depuis la disparition de Marc-André et Ryan, et plus d’un mètre de neige est tombé. L’hélicoptère bourdonnant au sommet repère deux séries d’empreintes qui traversent la crête vers l’est avant de finir au sommet d’un ravin où est suspendue une petite cordelette au-dessus de 300 mètres de glace. De retour à la base, le temps d’opter pour un hélicoptère plus petit et plus agile, un AStar, également équipé d’un radar pour détecter des métaux et de l’électronique, les secours se rapprochent de la face nord, des draperies de glace, des couches de neige, puis du sommet. Une corniche est suspendue le long de l’arête menant au ravin. À la rimaye, un morceau de corde orange est visible. Longtemps l’AStar la survole.
« Ils sont là, ils sont juste là », pense Brette qui a l’impression de pouvoir les atteindre. Marcher pour voir si Marc-André et Johnson sont toujours en vie serait un trop grand danger. Au fond d’elle-même, elle sait que Marc-andré a disparu. Mais elle ne lâche pas et propose à Samuel Johnson, un proche de Ryan de l’accompagner au sommet. « Nous pourrions descendre en rappel et essayer de les trouver », dit-elle. Une proposition risquée mais Samuel accepte. Lorsqu’ils retournent chercher du matériel, les résultats de la recherche Recco arrivent et montrent que les hommes sont ensevelis 5 mètres plus bas. Le dangereux rappel n’est pas nécessaire. « En raison des circonstances, on présume que Ryan Johnson et Marc-André ont trouvé la mort » peut-on dire dans une dépêche en fin de journée.
Plus de questions que de réponses
Il est fréquent de mourir en rappel mais extrêmement rare que deux alpinistes périssent en même temps. Peut-être que l’un des hommes a fait une erreur en constituant le relais ou qu’ils ont négligé de faire des nœuds en bout de corde. Mais ceux qui ont connu Marc-André et Ryan ne croient que très peu à ces explications. Les deux grimpeurs étaient trop méthodiques et précautionneux.
Bien-sûr, être prudent ne nous protège pas toujours en montagne. Quelque chose a pu leur tomber dessus, sectionnant l’ancrage les reliant au mur. Un gros morceau de glace ou de roche, une corniche qui se sera décrochée, une avalanche, venue balayer la face. Les trois événements ont pu être déclenchés par un tiers, par des changements de température ou par le pur hasard.
Marc-André et Ryan ont probablement fait cinq rappels avant d’atteindre la rimaye. Ils n’auraient pas eu beaucoup de temps pour réagir, auraient pu tenter de se retrancher, espérant, par miracle, ne pas être atteints par ce qui tombait du ciel. Mais ils ont été éjectés du mur, à moins de 500 mètres de leurs skis ».
Dans les jours qui ont suivi l’arrêt des recherches, Brette est retournée aux tours Mendenhall. Au pied de la paroi, la neige, chaude et humide, craquelait sous ses pieds. Elle se tenait immobile et écoutait les sommets. Des corniches tombaient-elles ? Des avalanches ? Des éboulements ? Rien. Elle n’entendait que le calme parfait de l’hiver.
Photo d'en-tête : Sender Films