Cinq aventuriers se souviennent de l’incomparable frisson de leur première fois.
La première vie que j’ai sauvée
Par Jeff Johnson
J’étais arrivé tôt pour ouvrir le poste de surveillance de la plage de Sunset Beach, sur le North Shore d’Oahu, à Hawaii. On était en 1994, ma première saison d’hiver en tant que maître-nageur sauveteur. J’avais participé à quelques sauvetages sans grand danger, mais n’avais encore rien connu de sérieux. Ce matin-là, les vagues étaient basses et régulières. La plage était noire de monde. Dans la nuit, la bouée de sécurité au large avait indiqué 5,20 mètres à 25 secondes. Dans quelques heures, la houle promettait de se déchaîner.
Les MNS de North Shore travaillaient alors en binômes. Mon partenaire ce jour-là était Roger Erickson. Je le vis arriver et, sans dire un mot, me dépasser pour monter dans la tour. « Roger, la bouée numéro un a fait un bond cette nuit. Les vagues ne vont pas tarder à grossir méchamment. » Il s’est retourné, mimant un combiné de téléphone à son oreille : « Salut, c’est la bouée qui te parle… N’importe quoi ! », avant de me congédier d’un geste de la main pour s’affairer de son côté.
Ce n’est rien de dire que j’idolâtrais Roger Erickson. Mais il était du genre soupe au lait. Il avait rejoint les Marines en 1966 et avait été envoyé au Vietnam. De retour dans le sud de la Californie, il avait intégré une bande de motards et s’était retrouvé derrière les barreaux pendant 10 mois pour avoir agressé un policier. Il a déménagé à Hawaï au début des années 1970. Durant les 30 années qui ont suivi, il a ramé sans relâche entre les plus grosses vagues jamais surfées sur le North Shore.
On est restés assis à notre poste sans se parler pendant trois quarts d’heure. J’ai repris la parole en premier. « Roger, j’ai pas encore eu l’occasion de gérer vraiment un sauvetage. Aujourd’hui, tu me laisses prendre le premier ? » Il scrutait le line up avec ses jumelles. « Tu sais quoi, t’as qu’à tous te les palucher ! » Nous sommes descendus planter des panneaux dans le sable : « FORTE HOULE », tandis que face à nous la mer grossissait. Une déferlante est bientôt venue s’écraser sur tous ceux qui se baignaient. Des planches brisées flottaient au gré des courants. Un groupe de surfeurs dérivait plus au large. Debout dans notre tour, Roger et moi avons évalué les dégâts. « Te voilà servi, m’a-t-il lancé. T’as plus qu’à choisir. »
J’ai pris la planche de secours et ramé jusqu’au spot de surf. La plupart des gars s’en étaient bien tirés, mais l’un d’eux semblait en difficulté. Je l’ai hissé sur ma planche de 3,5 mètres et une vague nous a ramenés sur la plage. J’ai rédigé mon rapport et suis remonté dans la tour de guet. La plage, vidée, venait d’être fermée au public. Sur le récif au loin, c’était étonnamment calme. Les vagues ne dépassaient pas un mètre. L’eau était désertée. Roger scannait quand même l’océan. « C’est pas fini. » m’a-t-il annoncé en me tendant les jumelles. À 800 mètres du rivage, une silhouette isolée au beau milieu de la mer agitait ses bras en notre direction. J’ai senti l’adrénaline me prendre aux tripes.
Sur la quatre-voies derrière nous, la circulation ralentit puis finit par s’immobiliser. Des centaines de touristes s’amassèrent au pied de la tour. Je me tenais devant l’immense vague de bord, la planche de secours dressée à mes côtés. Profitant d’un temps mort entre deux séries, j’ai couru dans l’eau et commencé à ramer. Presque aussitôt, une vague de bord a cassé sur moi, m’aspirant pour mieux me recracher sur la plage. Je regardais en direction de la tour. Roger était là, souriant et secouant ses poings. « Impecc’, fonce mon gars ! »
J’attendis qu’il me fasse signe. « Maintenant ! hurla-t-il, index tendu vers l’horizon. Go ! »
Je luttais pour progresser dans ce qui, quelques heures auparavant, était encore un passage vers le récif. J’esquivais du mieux que je le pouvais des vagues comme arrivées de nulle part.
Une fois la barre passée, j’ai trouvé un adolescent tremblant assis sur sa planche, dérivant lentement vers l’île de Kauai. Des montagnes d’écume nous séparaient de la plage, perçant entre les flots à 800 mètres de là. Le son des sirènes s’est éloigné : le Jet Ski était emmené par la route jusqu’à Waimea pour un autre sauvetage. Nous étions seuls.
« On va devoir laisser ta planche ici, ai-je annoncé.
– Je m’en fous. »
« Rame !! ! » j’ai hurlé au gosse »
Nous avons progressé en direction de la plage, tandem de rameurs. Une pause pour reprendre notre souffle. Devant nous, le dos des déferlantes dans leur fuite inexorable vers le rivage. Tout autour, des arcs-en-ciel dus aux embruns. C’étaient les conditions dont rêvent les surfeurs : vagues hautes comme des immeubles, plein soleil. Comme si on avait brutalement coupé la musique, je réalisai que je n’avais pas de plan pour la suite.
J’avais une vie entre mes mains, et une foule tendue attendait sur la plage. Mais c’est vers Roger que mes pensées étaient tournées. Il observait la scène depuis la tour.
« Écoute, ai-je commencé avec plus de confiance que je n’en avais en réalité. Lorsque je rame, tu rames aussi fort que tu peux. » Hochement de tête.
A force de ramer, je nous ai propulsés le plus loin possible en avant, laissant ensuite passer quelques vagues. « Rame ! » ai-je hurlé tandis qu’une vague nous soulevait. Quand elle fut sur le point de casser, je me suis redressé, plantant mes jambes fermement dans l’eau et la laissant filer sous nous. « Rame ! » ai-je de nouveau hurlé. La vague nous portait. « Rame ! »
La suivante s’écrasa derrière nous dans un bruit sec de tonnerre. Je me suis retourné : nous étions encerclés d’eaux vives. Notre planche semblait se débattre dans la mousse. J’ai lutté autant que je le pouvais pour nous maintenir à flots. Le gamin serrait encore de toutes ses forces les poignées de la planche. Nous avons échangé un regard ahuri. Je l’ai poussé vers une petite vague qui l’a conduit jusqu’au sable. La foule a applaudi. Nous nous sommes assis au pied de la tour pour remplir le rapport. « Frère, tu m’as sauvé la vie, tu sais. Merci. »
Je suis remonté dans la tour pour m’y asseoir aux côtés de Roger. Jumelles en mains, il scannait l’horizon. Le silence se fit long, inconfortable.
« Cool, dans les règles, dit-il doucementDans les règles. »
Jeff Johnson est photographe, metteur en scène et écrivain. Il habite Santa Barbara en Californie.
Mon premier atterrissage d’urgence
Par Caroline Paul
Lorsque le moteur de mon ULM me lâcha, j’aurais dû être prête. Les pilotes ne sont pas spécialement pessimistes, mais nous nous préparons toujours au pire. On répète les gestes, encore et encore. Cela faisait des années que je volais, mais rien ne m’avait préparée à ce mélange de peur et d’adrénaline, la chair de poule, le choc du silence soudain.
Les réflexes finissent bien par reprendre le dessus. Une voix me rappelant vaguement celle du Capitaine Kirk mobilisa mes nerfs, les sommant de se concentrer, avant de donner des ordres sereinement : Moteur arrêté. Première option, essayer de le redémarrer. Deuxième option : ne pas se laisser distraire, chercher zone d’atterrissage.
J’ai choisi l’option deux. Une voix intérieure pas forcément d’accord s’est fait entendre T’es certaine ? C’était la peur. Oui, certaine, a rétorqué le Capitaine Kirk. Il avait raison. Je survolais les collines californiennes de granit et de broussailles dans un petit coucou — rien de plus qu’un siège fixé à des roues, suspendu à une aile de deltaplane et propulsé par un moteur de tondeuse à gazon. Il ne me restait plus que l’espoir de planer et de trouver un grand champ pour me poser. Kirk me rappela que j’avais identifié une possible zone d’atterrissage juste avant que le moteur ne lâche, parce que c’est ce que font les pilotes. Toujours être à l’affût d’une solution d’atterrissage d’urgence, juste au cas où. Juste au cas où, c’était maintenant. Et la piste que j’avais choisie était du genre de celles que l’on repère en pensant que de toutes façons on n’en aura jamais besoin. Une pente bordée d’arbres. Paniquée, j’ai de nouveau scruté la terre ferme.
Là : un champ entre deux collines, sans grosses pierres, relativement plat. Relativement ? pleurnicha la peur. Oh, la ferme, lui intima mon Capitaine Kirk, se tournant ensuite vers moi pour me demander de considérer cette zone comme une piste d’atterrissage classique — vent arrière, base, finale. Perdant rapidement de l’altitude, j’ai de nouveau avisé ma piste de fortune. Le sol m’est soudain apparu irrégulier. Reste concentrée, m’a dit Kirk. T’es foutue, m’a dit la peur. Mes roues se sont parfaitement posées. Il n’y avait pas de pierres au sol, mais des ornières profondes çà et là. Secoué de toutes parts, mon ULM a vaillamment tenu le choc. Il a fini par s’arrêter. Je suis sortie. Mes jambes flageolaient.
J’ai remis ma combinaison en place, ôté mon casque. Que faire à présent ? Nous étions à présent tous d’accord : à genoux ma fille et on soupire un immense Merci.
Caroline Paul est l’auteure de The Gutsy Girl : Escapades for Your Life of Epic Adventure.
Mon premier grand requin blanc
Par Suzan Casey
Ce qui m’a marquée, juste avant de voir le requin, c’est le silence. Un silence abyssal, chargé de mythes et d’une peur primale. Ceux qui ont un jour croisé un grand requin blanc s’accordent : d’abord on sent sa présence, sans même le voir. Il émet une vibration, les poils se dressent dans la nuque longtemps avant qu’il n’apparaisse.
Je n’en avais pas conscience, mais au moins cinq requins blancs s’affairaient autour de moi.
J’étais assise dans une petite embarcation — un bateau à moteur de 5 mètres — avec deux scientifiques déterminés à percer les secrets du grand requin blanc. Leur travail pouvait être aussi terrifiant qu’il était noble. Les requins blancs comptent parmi les créatures marines les plus mystérieuses et les plus incomprises qui soient. Preuve s’il en est, ce sont les seules que l’on accompagne invariablement d’une musique d’épouvante.
Les deux chercheurs avaient trouvé le site idéal pour leurs observations : les Farallon Islands, un chapelet d’îles à 50 kilomètres à l’ouest de San Francisco. Chaque automne, les requins blancs s’y attroupent pour chasser les éléphants de mer. Le lieu est si étrange, roches déchiquetées sorties des eaux sombres, que l’on se croirait sur une autre planète. Je m’y rendais après avoir vu un documentaire sur les Farallon dont les images m’avaient hantée. Trois ans que je les avais vues sur petit écran, et les grands requins blancs de cet archipel figuraient en première position sur ma liste d’obsessions marines.
Un rafiot de 5,5 mètres de long
Traînant à notre suite comme un leurre, une planche de surf d’un mètre quatre-vingts. Il faut généralement un appât d’une autre nature pour attirer l’attention du grand requin blanc. Mais pas ici. Les requins sont si nombreux, si affamés, que tout ce qui peut vaguement ressembler à un éléphant de mer les fait remonter à la surface. C’était justement le cas. «Requin à l’approche.» murmura l’un des scientifiques. L’effervescence provoquée par sa nageoire caudale affleurant la surface de l’eau avait trahi sa présence.
Soudain je l’ai vu à mon tour. Un sillage qui se creuse, l’eau qui s’agite, la nageoire dorsale, pareille à un périscope, fonçant tout droit sur nous. Le requin nagea un instant à nos côtés avant de plonger sous le bateau et d’en heurter l’arrière. J’étais impressionnée par une telle masse, les cicatrices sur sa peau, les lambeaux de chair arrachés. Et sa couleur : un noir de jais vu du dessus. Seul leur ventre est blanc. Trois autres individus le rejoignirent bientôt. Comme lui, des mâles de taille moyenne venus renifler le bateau.
L’un d’eux sortit sa tête de l’eau et croqua, avec une certaine délicatesse, un bout de moteur du hors-bord. Notre bateau tangua. Les mâles disparurent brusquement pour laisser place à une très grande femelle : 5,5 mètres de long, très large aussi. Sublime prédateur fruit d’une évolution de 400 millions d’années. Je sentis mon cerveau se mobiliser dans sa zone la plus archaïque — l’amygdale, un noyau de neurones en forme d’amande qui gère la peur.
Mais en moi point de peur. J’étais émerveillée.
Ce ne fut que plus tard, une fois la fascination évaporée, quand je me mis à penser à ce qui aurait pu mal tourner, à cette présence des requins autour de nous, que la peur fit surface. Plus tard … lorsque les scientifiques m’apprirent dans un fou rire le surnom de leur rafiot : le plateau-repas.
Susan Casey est l’auteure des best-sellers The Wave, The Devil’s Teeth, et d’autres livres.
Mon premier ours
Par Hillary Jordan
L’été 1993, mon mari et moi, jeunes mariés, emmenâmes son neveu et mes deux petits frères en camping dans la Sierra Nevada. Ni les garçons, alors âgés de 12 à 14 ans, ni moi n’avions jamais fait de randonnée digne de ce nom. Une lacune impensable aux yeux de mon aventurier de mari. Si j’aimais les week-ends en hôtel de charme dans la vallée de Napa, c’était simplement parce que je n’avais jamais connu les joies de la vie en plein air. Quant aux garçons… c’étaient des garçons ! Ils allaient à n’en pas douter adorer l’expérience. De quoi en outre forger leur caractère.
Accord des parents, achat des billets d’avion, allers et retours en magasin… L’excitation de mon mari était contagieuse, et, malgré mes appréhensions, je me pris bientôt au jeu. Ce serait l’occasion de passer de chouettes moments avec Jared et Erik, que je ne voyais que trop rarement. Et tout le monde me parlait de la beauté des paysages.
Nous sommes partis de Los Angeles, cinq joyeux lurons, direction le point d’accès au John Muir Trail. Nous avons marché environ quatre heures le premier jour. Rien ne venait troubler le silence environnant, hormis le bruit de nos respirations et de nos pas. L’air avait le parfum pur et tranchant du sapin. Autour de nous, la forêt abritait une faune mystérieuse. Ça bruissait, ça pépiait, ça fouinait, ça papotait parmi les créatures invisibles. Il pouvait s’agir d’ours attirés par nos provisions, avait prévenu mon mari. Il nous fit donc répéter les bons gestes en cas de face à face avec un ours. Ne pas bouger. Rester calme. Se grossir autant que possible. Agiter doucement les bras et parler d’une voix apaisante pour lui faire comprendre qu’il est face à un humain et non à son quatre-heures.
« Mytho, moi ? »
Nous avons établi notre campement, attrapé quelques truites que nous avons cuites au feu de bois. Après le repas, nous avons placé nos provisions sur une haute branche. Il était l’heure de dormir, mon mari et son neveu dans une tente, mes frères et moi dans une autre. Jared et Erik rêvaient déjà et je lisais à la lumière d’une lampe-torche lorsque résonna un « Grrrr » grave à l’extérieur. Cela ne faisait aucun doute. Quelque chose secoua notre tente. « Réveille-toi, il y a un ours ! » ai-je crié à mon mari. Recroquevillée, entourant mes frères de mes bras, j’attendais qu’il aille voir ce qu’il se passait. Quelques minutes plus tard, nous fûmes autorisés à sortir : pas d’ours dans les parages, affirma-t-il.
Je lui assurais qu’un ours était bien passé par là, que je l’avais entendu grogner et qu’il avait touché notre tente. Il se tourna vers mes frères, qui admirent n’avoir rien entendu. Je tentais de protester : « C’est parce qu’ils dormaient ! ». En vain. Il n’y avait pas d’ours, j’avais rêvé. Imagination fertile de la campeuse novice et tendue. Il me caressa le bras, jetant aux garçons un regard lourd de sens. C’est une fille, que voulez-vous ! Nous retournâmes nous coucher. Je m’allongeais, ahurie, blessée et, pour finir, en colère. Le danger était proche, mais mon mari ne m’avait pas crue.
Il changea de disque lorsque revint l’ours, accompagné d’amis cette fois-ci. Je garde un souvenir flou de la fin de cette nuit-là. Je me souviens de mon mari courant tel un fou échappé d’un asile, agitant une branche en feu dans l’obscurité et rugissant des « Allez-vous en ! » pendant que je surveillais les flammes. Je me voyais déjà appeler mon père et ma belle-mère pour leur annoncer que mes frères avaient fini en pièces. Les plantigrades finirent par rebrousser chemin, et nous aussi, après une rapide sieste. Nos visiteurs avaient grimpé à l’arbre pour y voler toutes nos victuailles. Fin du séjour en tente.
Pour Noël, je fis réaliser une plaque commémorative à l’intention de mon mari. Son message disait à peu près ceci « À la gloire du sans-peur, pourchasseur d’ours, jongleur de feu, défenseur de la veuve et de l’orphelin. » Quatre ans plus tard cet incrédule devenait mon ex-mari.
Hillary Jordan est l’auteure de, notamment Mississippi et Écarlate (éditions Belfond)
Mon premier été dans un van
Par Ian Frazier
Je ne m’attendais pas à ce bruit. Dès les premiers rayons de soleil — aux alentours de 6h en juin dans le nord du Michigan — le métal entamait une lente dilatation sous l’effet de la chaleur : tic… tic… tic… L’été où je vécus dans mon van, sur le terrain de camping de Pigeon River près de la ville de Vanderbilt, je fus presque toujours réveillé aux aurores. Je ne m’attendais pas non plus à cette moiteur étouffante, fenêtres closes à cause des moustiques. J’avais pensé pouvoir lire à la lumière de l’ampoule du plafond, qui s’était décrochée et pendait au-dessus du lit en contreplaqué et du matelas en mousse sur lequel je dormais. Je me trompais.
Aujourd’hui, les gens entretiennent leur van. Ils le meublent, le décorent, vivent dedans, c’est tout un concept. Quand j’ai commencé à vivre dans le mien – je venais d’avoir trente ans – ce n’était pas du tout courant. Personne pour me dire ce qui m’attendait. C’était la première fois qu’un véhicule me tenait lieu d’adresse. Chaque jour qui passait rendait l’expérience plus riche – ou pire, c’est selon.
Par exemple, je n’avais pas pensé à une épineuse question : comment bloquer mon emplacement quand j’avais besoin d’aller en ville pour m’acheter de la bière ? Sans le van, il paraissait inoccupé. Une fois il fut pris par d’autres malgré mes papiers en règle, que j’avais affichés sur un petit panneau juste devant. Je dus trouver un nouvel espace. Pour que cela ne se reproduise pas, je décidais finalement de planter une tente. Elle marquait mon territoire quand mon van et moi nous absentions. Cette toile n’avait pas fière allure, elle fuyait, et je ne m’en servais que pour stocker mon pneu de rechange, sur lequel je trébuchais jusque-là lorsque je me levais la nuit.
Aller aux toilettes : je ne m’étais pas non plus figuré que cela serait compliqué. C’était tout une histoire de me glisser hors de mon van pour rejoindre le W.C. (ou, plus vraisemblablement, le buisson) le plus proche. Je m’allongeais ensuite sur le matelas, observant le clair de lune à travers les rideaux que le gars qui avait « arrangé » le van pour moi avait gentiment installés sur la lunette arrière. Ils étaient décorés de lignes bleues ressemblant à s’y méprendre à des traces de pneu.
Au bord de la rivière, la fille du yoga ranch
La Pigeon River coulait juste à côté, l’un des joyaux du Michigan. Suivant les pas du regretté Jack Gartside, virtuose de la pêche à la mouche qui dormait dans sa voiture l’été pour pêcher le poisson dans les grands fleuves de l’Ouest américain, je passais toutes mes journées au bord de la rivière. Son élégant lit de sable et de gravier était le berceau d’éphémères en tous genres, dont la Hexagenia limbata, moucheron géant du Michigan. S’il m’arrivait de me demander ce que je faisais là, éveillé en pleine nuit, prenant parfois le compartiment moteur de mon van pour oreiller, la simple vue des truites gobant mes moucherons à la surface de l’eau m’apportait la réponse. En amont du camping, la rivière traversait un terrain qui appartenait à un groupe sous l’égide d’un gourou du yoga. Je n’en savais pas plus sur eux, si ce n’est que je les croisais parfois en ville, vêtus d’une toge jaune. Personne ne pêchait à proximité du yoga ranch comme les gens l’appellent ici. Mais un jour, par pure curiosité, je suivis la rivière jusqu’à la propriété, veillant à garder les pieds dans l’eau pour ne pas y pénétrer sans autorisation. Je pêchais au leurre sous les huttes de castors appuyées aux berges. J’attrapais un gros poisson et le remontais plein d’espoir, jusqu’à ce que je le dépose dans mon filet : ce n’était pas une truite, mais un poisson blanc, un poisson de fond. Je relevai la tête, dépité. J’aperçus alors une jeune femme en bikini, bronzant à flanc de colline. Elle me salua, je sortis de l’eau pour poursuivre notre conversation. Elle semblait avoir de l’humour. Elle m’apprit qu’elle travaillait en tant que cuisinière dans le centre de yoga. Nous rigolâmes au sujet des marques de légumes du coin, assez fantaisistes — « Regarde Maman ! » pour des carottes par exemple. Après une heure de conversation, je lui proposais qu’on se revoie. « Je suis juste à côté, j’habite dans mon van. »
L’un des enseignements majeurs que je tirais de mon mode de vie fut : ne dis pas aux gens que tu habites dans un van. Du moins si tu cherches à les impressionner. Notre conversation ne tarda pas à se tarir. Je retournai à ma rivière, et fus bientôt suivi par un type à vélo, s’assurant depuis son chemin de terre que je ne m’égarerais pas une nouvelle fois.
Cette vie avait quelque chose d’inconfortable, mais bon Dieu que je me sentais libre ! Je passais encore bien des nuits dans mon van, et avec lui je sillonnais ensuite les Grandes Plaines. J’adorais le fait de pouvoir m’arrêter sur le bord de la route et de me réveiller le matin dans mon van battu par les vents, avec le ciel et la prairie pour toile de fond. On ne ressemblait à rien, mon van et moi. On ne m’aurait pas fait confiance pour un sou. Je vivais une existence plus libre que jamais.
Ian Frazier est collaborateur régulier d’Outside et l’auteur de 12 best-sellers
Photo d'en-tête : Luca Ruegg / Unsplash