Bien trop souvent effacées dans le monde du snowboard, les rideuses ont enfin un livre pour leur rendre hommage et leur donner la parole. Jérôme Tanon, réalisateur de « The Eternal Beauty Of Snowboarding » et de « Zabardast », film multiprimé, a rencontré une cinquantaine de rideuses, dont la Française Marion Haerty, triple championne du monde de free ride. Résultat : « Heroes », un superbe ouvrage illustré de nombreux portraits qui mettent en lumière le combat qui se cache derrière la carrière de ces femmes exceptionnelles.
« Elles sont moins impressionnantes que les hommes », « c’est juste la copine de », « elle n’a pas de sponsors ». Des discriminations auxquelles se heurtent les rideuses du monde entier. Une inégalité que Jérôme Tanon, photographe-réalisateur spécialisé dans le snowboard depuis 12 ans, a constaté lui-même. Après la réalisation de « The Eternal Beauty Of Snowboarding », documentaire sur le quotidien de snowboarders, Jérôme se rend compte qu’il n’a aucune image de femme.
« Ce tournage avait duré quatre ans, et moi qui voulais montrer toute la culture du snowboard, j’étais moi aussi en tort. Même dans mes archives, je n’avais pas de photos de filles. J’ai donc décidé de me focaliser sur elles pour mon prochain projet, car elles ne sont pas assez mises en avant. Même dans la communication autour du snowboard, on voit plein de messages censés soutenir les femmes… mais la face cachée, c’est que les budgets marketing alloués aux femmes ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils font croire dans leurs messages au public », explique le photographe.
Le livre « Heroes » est né de cette difficulté, pour les femmes, à être représentées à leur juste valeur, à avoir accès aux photographes et aux vidéastes. « Il y a vraiment un discours à double vitesse entre celui ‘‘tout beau tout gentil’’ sur les réseaux sociaux, et le discours réel et les budgets accordés aux athlètes féminines », ajoute-t-il.
Faire de ces femmes des icônes
Pendant près de deux ans, Jérôme Tanon est donc parti à la rencontre de nombreuses rideuses. « J’avais en tête certaines qui sont très célèbres, comme Marion Haerty, Marie-France Roy, et bien d’autres. Au fil des rencontres, j’ai fait des photos avec leurs amies, d’autres femmes qui se trouvaient là, ce qui donne un mélange de super stars bardées de médailles olympiques, et des snowbordeuses passionnées, peu connues, mais qui sont totalement dans l’ombre car elles galèrent à trouver un photographe. »
Ce projet est aussi doublé d’une démarche artistique originale. « Je ne fais pas de la photo de sport ; je fais de la photo d’art, dans le contexte du snowboard », confie Jérôme Tanon, qui a travaillé uniquement en argentique. « L’argentique a une dimension intemporelle, à l’image de ces photos. J’ai essayé de faire de ces femmes des icônes pour représenter le snowboard féminin. Je me suis d’ailleurs inspiré du principe des icônes religieuses, dans le cadrage, les bordures, ou certains effets de gravure. »
« Heureusement la représentation des femmes sur la scène médiatique du snow commence un peu à bouger. Mais c’est loin d’être suffisant, alors qu’elles ont un pouvoir d’inspiration très fort pour les jeunes filles, il faut continuer à lutter pour leur accorder la place qu’elles méritent ». Un discours qui n’est pas sans rappeler la campagne photo « It’s her turn », mettant en lumière le talent occulté des skateuses du monde.
Parmi la cinquantaine de portraits réalisés dans « Heroes », nous avons sélectionné trois parcours de rideuses. Des plus célèbres, comme la championne mondiale de free ride, la Française Marion Haerty, aux moins connues, comme l’Italienne Elena Graglia, parvenue à percer à force de talent et de persévérance.
Marion Haerty, l’addict à la montagne
« J’ai eu une douce enfance en grandissant près de Grenoble, mais cela s’est vite transformé en combat. À 10 ans, j’ai été projeté dans l’âge adulte quand j’ai vu les bailleurs de fonds menacer de nous chasser de notre maison. Mes parents, mes frères et sœurs travaillaient d’innombrables heures pour sauver l’entreprise familiale de menuiserie, et mon père travaillait jusqu’à l’épuisement total.
Après avoir reçu une planche pour Noël, le snowboard est devenu mon échappatoire. Je rêvais d’être un jour championne du monde, peut-être parce que je voulais aider ma famille à surmonter ce cycle infernal, mais je voulais aussi consacrer ma vie à un travail que j’aimerais toujours. C’est ainsi qu’à 14 ans, j’ai commencé à faire du baby-sitting pour payer mes stages de snowboard à Chamrousse et mes premières compétitions. Grâce à mes sponsors, à des jobs supplémentaires et à des amis qui me donnaient des conseils dans le snowpark, je suis devenue championne nationale de slopestyle à 18 ans.
Quelques années plus tard, je suis devenue championne du monde et cela a été un tournant immense dans ma vie. Il ne s’agissait pas seulement de collectionner des trophées sur mon étagère, j’ai trouvé au fond de moi le pouvoir de savoir qui je suis. Je me suis débarrassée de mon manque de confiance en moi et de ma timidité. Grâce au snowboard, j’ai trouvé un moyen d’éteindre ma colère avec une planche sous mes pieds, et de retrouver la paix. »
Christy Prior, de la délinquance à l’excellence
« Avant de faire du snowboard, je pratiquais déjà des sports mais aucun ne me motivait vraiment. Adolescente, j’ai été accusée de trois petits délits, j’ai dû changer d’école et j’ai côtoyé des personnes peu recommandables, addicts à la drogue et à l’alcool.
J’ai découvert le snowboard à 17 ans, et ça a tout changé. On faisait toujours la fête, on vivait sur des canapés et on faisait des jobs sans avenir – mais c’était différent. Il y avait un but derrière tout ça, ce qui a éveillé mon âme. Je ne savais pas trop où j’allais, mais ce qui compte ce n’est pas la destination, c’est le voyage.
Puis certains de mes amis ont commencé à obtenir le soutien de sponsors, de l’équipe nationale… le genre de soutien dont je rêvais, pendant que j’étais réduite à travailler comme femme de ménage et à enchaîner vaisselles et nettoyages de toilettes. J’ai donc décidé de revoir mes priorités et de m’investir à fond dans le snowboard. Des sacrifices ont été faits. Je n’étais pas sûre de tous mes choix, mais de toute façon, je n’avais rien à perdre. Pour être honnête, les compétitions n’étaient pas mon premier choix, mais s’il y avait une chance que je puisse faire plus de snowboard, cela en valait la peine.
En 2011, je suis partie seule pour Breckenridge, dans le Colorado aux États-Unis. Là-bas, je vivais dans un espace minuscule, sur une mezzanine partagée avec d’autres collocs. L’année suivante, j’ai dû faire un crédit et j’ai mis tout ce que j’avais en jeu pour continuer de pouvoir m’entraîner, et progresser en slopestyle, afin d’intégrer l’équipe nationale. Ça a été très dur, mais je suis vraiment fière d’avoir eu le courage de suivre mon instinct et de me lancer. »
Un parcours d’autant plus admirable quand on découvre la liste de ses nombreuses blessures, qui ne l’ont jamais découragée : dislocation de l’épaule gauche, luxation de l’épaule droite, rupture du ligament de l’épaule gauche – qui n’a pas été réparée, micro-fracture du genou gauche suite à une lésion du cartilage articulaire, niscus du côté gauche, plus de 30 commotions cérébrales, dont les effets se font encore ressentir, contusion du tibia, fracture des deux clavicules (à quelques années d’intervalle), fracture de la cheville droite, glissement d’un disque dans le dos, ainsi que des entorses, des foulures et diverses contusions. L’envers de la médaille d’un sport très exigeant.
Elena Graglia, figure d’émancipation
Je suis née dans une petite province du nord de l’Italie où tout ce qui compte, c’est le bonheur matériel. J’ai toujours eu l’impression que je n’étais pas à ma place, d’être une étrangère. Cette discordance m’a menée dans un premier temps au skateboard à mini rampe, puis à 17 ans, mon frère m’a initié au snowboard. Sachant que je voulais construire ma vie autour de ça, je suis devenue monitrice et suis tombée amoureuse du freestyle. Après avoir passé de nombreuses années à m’entraîner, j’ai décidé de m’engager pleinement pour réaliser mon rêve : devenir une snowboardeuse professionnelle.
Mais à 22 ans, je me suis engagée dans une relation de couple toxique, qui a duré 6 ans. Ça m’a laissée complètement épuisée, je passais mon temps à me disputer et me battre avec mon compagnon. J’ai perdu confiance en moi. Pendant mon temps libre, dédié à l’entraînement, j’étais coincée là, avec une caméra dans une main et un joint dans l’autre. Je ne faisais que jouer la comédie. Non seulement ma relation de couple était toxique, mais en plus j’avais laissé entrer dans ma vie de fausses amitiés, alimentées par des dépendances et par l’alcool. L’anxiété grandissait de plus en plus jusqu’à ce qu’il me devienne impossible de dormir ou d’aller travailler sans pleurer. Je sentais que j’étais à la fin.
À partir de ce moment, j’ai fait le vœu de ne plus jamais laisser personne ou quoi que ce soit gâcher mon potentiel. À 28 ans, je suis partie en voyage pour me prouver que je pouvais réussir à m’en sortir seule. Je me suis entrainée très dur. Mon objectif était de tourner un film dans les rues. Mais mon expérience était limitée, et je n’avais jamais fait partie d’une équipe de tournage.
Mais avec une amie, Alieke, nous avons décidé d’y arriver par nos propres moyens. Nous nous sommes associées avec d’autres filles, venues de toute l’Europe, et avons organisé un voyage à Helsinki, où nous avons toutes été filmées. Et c’est là que ma soif de snowboard est revenue. L’année dernière, après avoir soufflé trente bougies sur mon gâteau d’anniversaire, j’ai eu la chance de signer quelques contrats qui m’ont énormément aidée à concrétiser ma video part – un film qui retrace toute une année d’entraînement.
« Faire une video part est très commun dans le milieu masculin du snowboard, mais pour les femmes, c’est encore un combat d’en obtenir une », ajoute Jérôme Tanon.
« Heroes », Jérôme Tanon, 13 octobre 2020, 288 pages, 45€ (en anglais). Pour découvrir tous les parcours des autres rideuses et acheter le livre, c’est ici.
Photo d'en-tête : Jerôme Tanon