C’est l’homme de l’ombre, celui qui, au printemps dernier dans le Karakoram, capte les plus belles lignes de Jermy Heitz et Sam Anthamatten dans « La liste everything or nothing ». Pas depuis le camp de base, au pilotage d’un drone, mais accroché à la face d’un 8000, pour « être dedans », dans l’action. Tout près, et à ses risques. Tour à tour cameraman, réalisateur ou skieur, selon les productions, son nom est forcément au générique d’un film qui vous a fait frémir, tant la face était extrême, mais son visage bien connu des pros ne vous sera peut-être pas familier. Il faut dire que l’homme n’est pas trop causant au premier abord et fuit les projecteurs comme les interviews. En professionnel du risque, il aime savoir où il met les pieds avant de se lâcher. Pour Outside, il revient sur les moments forts d’une carrière qui, à 37 ans, vaut à cet athlète de la team Salewa de faire aussi partie des cameramen de l’extrême les plus demandés du moment.
2020, année maudite ? Pas pour Yannick Boissenot
En février, le skieur de pentes raide et son comparse, le snowboarder Julien « Pica » Herry réalisent la première descente du couloir Beuf-Sara sur l’Aiguille du Peigne, dans le massif du Mont-Blanc. Une première et une performance technique qui feront la une de la presse. Un nouvel exploit qui s’ajoute à une liste de réalisations déjà très impressionnante. Notamment la face SE de l’Artesonraju au Pérou, la troisième répétition de la mythique voie des Autrichiens aux Courtes ou, plus récemment, la première descente de la face ouest du Bec rouge supérieur (3 050 m, avec Sam Favret et Hélias Millerioux), et la première descente de l’éperon nord de l’aiguille du Lac Blanc (2 921 m, Aiguilles rouges).
Retour aux origines : de l’importance d’avoir un grand frère
Savoyard, Yannick Boissenot grandit du côté de Bourg Saint-Maurice. Ski, snowboard, skate, il touche à tout, et surtout à l’escalade, particulièrement stimulé par Morgan, son ainé de quatre ans. « La période où on a vraiment partagé des choses, c’est le moment où lui grimpait à fond et où moi j’essayais de rattraper son niveau. J’avais 13-14 ans, et lui 18 : je commençais à faire du 8. On a fait quelques voyages ensemble pour l’escalade. Notamment à Kalymnos, en Grèce, il y a vingt ans. C’était une bonne source d’inspiration côté grimpe. Lui habite à Genève maintenant, moi à Chamonix, mais on continue encore à partager un peu, mais moins, car on est père de famille tous les deux. Reste qu’il m’a toujours boosté, je crois que c’est comme ça quand on est le petite frère, on cherche à se dépasser pour arriver à faire ce qu’il fait. Aujourd’hui j’ai un fils de 2 ans et demi, ma femme avait déjà un fils qui a dix ans et tous les deux ont le même rapport. Le petit se met au ski et il veut faire tout comme son frère. Y’a de l’ambiance, c’est sympa. »
Avec Morgan, Yannick ira même jusqu’à coréaliser un film « Nouvelle vague », en 2010, un 40 minutes sur le « street climbing », avec, déjà, un très beau casting : Elie Chevieux, Loic Gaidioz, Etienne Lyard, Liv Sansoz, Stephanie Louis, Matthieu Saunier, Tony Lamiche, Luca Preti, Alain Robert et Giovanni Quirici qui aura, lui aussi une influence marquante sur Yannick.
L’élément déclencheur : le Népal
« A 24 ans, je suis parti tout seul », raconte Yannick Boissenot. A l’époque je travaillais comme charpentier, d’avril à novembre, c’était pas un gros budget, de quoi couvrir le billet pour aller là-bas, et sur place ça ne coûtait rien. J’avais envie de faire un grand voyage tout seul. Depuis, j’en ai fait beaucoup, mais c’est l’un de ceux qui m’est resté le plus. Cette expérience tout seul, c’était un peu hors du commun. L’influence de ma mère peut-être. Elle était un peu comme ça et avait fait Brest Istanbul dans les années 70, toute seule. Ca m’avait toujours fait rêver de l’entendre me raconter ça ! A l’époque, pour une fille, c’était pas courant. Moi, j’ai fait le tour de l’Inde et fini au Népal. Je venais de Bourg-Saint-Maurice et je ne connaissais pas encore Chamonix. La grande claque qu’on prend en arrivant au Népal, c’est la taille des montagnes ! Le massif est énorme. J’étais allé au camp de base de l’Annapurna. Voir ces 8000, c’est énorme ! Tu as l’impression d’être dans une autre dimension. Après, quand on revient dans le Massif du Mont-Blanc, ça parait vraiment tout petit. Pareil, chaque fois que je rentre du Pakistan notre massif me paraît minuscule, mais y’a quand même beaucoup à faire !
Le Népal, je n’y étais pas allé pour grimper, juste pour me balader – je skiais et faisais déjà beaucoup d’escalade mais plutôt sportive, des grandes voies. L’alpiniste, j’ai commencé tard – quand je suis rentré, ça m’a donné envie de découvrir encore plus les montagnes autour de chez moi. Et c’est seulement deux ou trois ans après que je suis allé à Chamonix, en 2010 et, j’y suis resté. A l’époque, il y avait une formation à Argentière, avec des sélections, ils choisissaient six personnes et pendant six mois on était avec deux guides, en gros c’était une espèce de prépa pour passer l’examen de guide de haute montagne. J’ai été sélectionné, j’ai passé six mois là-haut, on faisait du ski, autour de Cham, on est parti grimper dans le Verdon, dans les Dolomites, en Suisse aussi, en Valais. Là j’ai vraiment progressé en alpinisme. L’année d’après je déménageais à Chamonix où j’ai beaucoup combiné le ski et l’alpinisme et commencé à faire quelques couloirs. Après, c’est monté crescendo jusqu’à maintenant. »
L’Inde, l’expédition décisive, et une rencontre : Giovanni Quirici
Trois ou quatre ans après le Népal, en 2010, Yannick Boissenot se voit proposé de partir en expédition dans la vallée du Baspa en Inde. Dans l’équipe, Elie Chevieux et Giovanni Quirici, un Suisse de dix ans son aîné, son modèle à l’époque. Yannick est intégré pour tourner, fort de sa formation audiovisuelle, mais aussi pour grimper. « En fait, c’était chaque fois comme ça », raconte-t-il. « Je partais comme cameraman et je finissais par faire comme les gens qui partaient. Sur cette expédition-là, on s’est retrouvés à ne faire le sommet que tous les deux, Giovanni et moi, Elie ayant dû nous quitter. Trois mois après notre retour, Giovanni s’est tué sur l’Eiger. C’était ma première vraie expédition, après j’ai eu envie de continuer ces voyages, de faire ça. Pour lui. » Il en tirera un film, « Shoshala« , réalisé dans le cadre de sa maison de production, Redpoint movie, et « Le penseur sans pensée », ouvrage de Giovanni Quirici, philosophe aventurier, restera l’un des ses livres cultes avec « Flash ou le grand voyage » de Charles Duchaussois. Récit d’un périple à pied depuis Marseille jusqu’au Népal en passant par Istanbul, Bagdad, Bénares, il a inspiré plus d’une génération d’aventuriers, envoutés par les effluves d’opium et de hachisch. Avec « Le premier jour et la première nuit » de Marc Levy, c’est l’une de ses lectures au camp de base du Latok, au Pakistan pendant l’attente du retour du beau temps… « Des livres faciles à lire qui nous font voyager un peu partout dans le monde. J’étais obligé de me restreindre à vingt pages par jour pour ne pas les finir trop rapidement… », se souvient-il.
Le Pakistan, terre de prédilection
Au cours de sa riche carrière, le Savoyard a été amené à intervenir comme cadreur sur le Freeride World Tour et les compétitions de Speedfly, à suivre les meilleurs skieurs pros dans les Alpes – notamment Jérémie Heitz, Victor de Le Rue , pour le documentaire de Pierre Hourticq ,« Félicité ». Mais aussi dans les stations du nord du Japon ou encore sur le Mt Fuji, sans parler du désert de l’Utah où on l’a vu shooter des grimpeuses comme Steph Davis et Liv Sansoz. Mais c’est encore au Pakistan qu’il a toujours le plus grand choc. « J’y étais cette année pour la 3e fois (2018-2019-2021), dit-il, « et je pourrais y retourner tous les ans. Je pense y retourner, peut-être pas l’année prochaine mais l’année d’après, pour y finir un projet commencé en 2018 dans le Latok, une « superbe voie avec de l’escalade, de l’alpi » que l’athlète aimerait boucler en parapente, sa nouvelle passion dans laquelle il se perfectionne depuis peu. Cette fois encore, il devrait intervenir derrière mais aussi devant la caméra. « J’adore le Pakistan, la gentillesse des gens et puis le massif, le Karakoram : c’est la même claque que j’ai pris au Népal, sauf que là, j’allais vraiment dans les montagnes, c’est peut-être ça la différence. ».
Skieur, grimpeur, réalisateur, cadreur … comment tout concilier ?
« Grâce à Salewa, l’hiver je ne suis pas obligé de travailler comme cameraman, j’ai la chance d’avoir un budget me permettant de faire du ski, cela me laisse aussi du temps pour ouvrir de nouvelles lignes. Après, côté films, je suis souvent sur des expé. Au Pakistan, cette année, c’était avec Jeremy et Sam pour « La liste ». Ils me connaissent et ils savent que je suis capable de grimper avec eux et qu’ils pourront avoir des images de l’intérieur pour montrer comment ça se passe quand on grimpe la face. En général, c’est pour ça qu’on me demande, pour être vraiment proche des athlètes, vu qu’ils savent que je suis athlète en ski, moi aussi. C’est pas évident de tout concilier, mais au final, tous les boulots que j’ai pendant l’année, c’est que du plaisir. J’adore filmer, j’adore faire des photos, et j’adore être en montagne. Je fais aussi le montage, ma formation à la base.
Le but c’est de ramener de belles images, c’est assez facile, parce que chaque fois le cadre qu’on a est assez grandiose, mais il faut réussir à suivre les athlètes, à être bien placé et à redescendre avec des images qui ne sont pas forcément communes. Moi, ce qu’on me demande, c’est d’être avec le boitier, avec les gens, plutôt qu’en bas, avec le drone. Ca fait pas tout le drone. C’est très bien dans un sens, plus discret qu’un hélico et mieux pour l’environnement, après, ça fait quand même du bruit en montagne. Moi, je m’excuse souvent quand il y a des gens autour, parce c’est chiant quand tu grimpes. Ca ouvre bien sûr des perspectives pour rapporter des images sensationnelles à faible coût, mais si je le pouvais, je serais quand même tenté de filmer une expé au boitier seulement, à l’ancienne. Le drone n’est pas obligatoire, je trouve qu’il y en a trop maintenant. J’ai un côté old school, j’aime bien les images prises du sol. Mais en général on est obligé de rapporter aussi des images de drone. C’est ça qui va être le plus incroyable, bien que ce ne soit nécessaire pour raconter une belle histoire. Autant que l’arrivée du drone, ce qui a changé pour nous en montagne au cours des quinze dernières années, c’est le poids du matériel. Je me rappelle que pendant le tournage sur le Mont Fuji j’avais le trépied plus la caméra, c’était une mission, juste pour aller faire le Mont Fuji ! Aujourd’hui on a des boitiers photos qui permettent de filmer. Au final dans le sac, ça prend rien ! »
Après toutes ces années, le coup de coeur : le Pérou
« C’est la première expédition que j’ai faite pour le ski en pente raide, le sommet dont je rêvais, et tout s’est parfaitement goupillé », se souvient Yannick. Au cours de l’été 2017, il part dans la Cordillère Blanche, avec Stéphane Roguet et Frédéric (Titi) Gentet sur les traces de Vallençant, Boivin ou Siffredi sur les pentes de l’Artesonraju (6 025m), du Tocllaraju (6 034m) ou du Huascaran(6 768m).
Equipé light avec un compact, une GoPro et un petit drone, il en tirera suffisamment d’images pour monter un film de 10 minutes, « Curvas Peligrosas », sorti en 2017. Une fois de plus, il immortalisera le visage d’un ami qui devait disparaître lui aussi en montagne : Frédéric « Titi » Gentet, un ancien de l’Equipe national jeunes alpinistes de la FFME, membre de la Compagnie des guides de haute montagne de Chamonix et professeur à l’ENSA, décédé le mardi 30 novembre dernier sur une falaise de Leonidio, en Grèce, alors qu’il assurait un partenaire de cordée.
Le risque, la mort, les priorités
« On peut donner l’impression qu’on prend beaucoup de risques, mais ma femme n’est pas plus inquiète que ça quand on part en montagne. Elle est skieuse aussi, c’est ça qui fait la différence, elle a déjà fait des trucs raides, la face nord de l’aiguille du midi, par exemple. Elle sait qu’on n’est pas débiles, qu’on n’essaie pas de se tuer, qu’on fait ça bien et qu’on va toujours chercher à prendre le minimum de risques. Après, y’a des facteurs qu’on ne peut pas gérer, avalanches, chutes de séracs, de pierres, mais bon on sait que si on va en montagne on joue quand même un peu. Mais on essaie de le faire de la manière la plus safe. Ça nous arrive souvent de désescalader quand on voit que, vraiment, ce n’est pas possible. Le but c’est de rentrer à la maison.
La peur, enfin pas forcément la peur, mais une sensation qui reste tout au long de la journée, est présente. Et je vais être focus pour ne pas faire d’erreur. Je ne pense pas être une tête brûlée du tout. L’année dernière on a ouvert une ligne avec Pica (Julien Herry, ndlr) au-dessus des Dalles du Peigne, ce sont des choses qu’on observe beaucoup à l’avance, on va repérer, on regarde comment ça évolue. Plus jeune, sans être papa, il y a des fois où j’ai un peu trop joué, c’est vrai, mais aujourd’hui, je ne le referais pas pareil. C’est sûr que depuis que je suis papa y’a des fois où je vais sortir la corde et faire un rappel de 10 mètres plutôt que de prendre des risques. Je n’aurais pas skié intégralement la face, mais je m’en fous, parce que le soir je serai avec mon fils ! »
Les réseaux sociaux, les images, la responsabilité
Ça, c’est toute la question de la diffusion. Comment ça va être interprété ? Le piège, c’est que les gens voient les images et qu’ils aillent direct sur le site, alors que ça a complètement changé, que c’est complètement pourri. Je diffuse mes images, parce que c’est aussi pour ça que certaines marques m’ont sponsorisé, mais moi j’aurais bien voulu vivre dans les années 80, à l’époque où on se racontait les histoires au bistrot et que c’était comme ça qu’on savait comme on avait fait une sortie, plutôt que de faire un post Instagram ou une story en rentrant le soir. Je suis pas un grand fan des réseaux sociaux. Je n’utilise qu’Instagram, pas Facebook, je fais un peu le minimum, mais mes sponsors, comme Salewa, ça leur va bien.
Sous le skieur de pente raide, le cristallier
Comme pour le parapente, je débute. J’apprends, tout seul, avec des copains qui ne sont pas non plus fils de cristalliers. Je pourrais passer des journées en montagne, juste pour les cristaux : c’est la chasse au trésor ! Je fais ma petite collection, sans prétention, pas dans le but de revendre. Je me concentre sur les zones pas trop délitées, pour éviter les risques. L’été, j’arrive toujours trop tard au Montenvers car j’ai trainé, trainé pour en trouver. Du coup je dois redescendre à pied. Mais j’adore ça, il faut aimer passer du temps en montagne.
Et demain, vers quoi tu tends ?
Ça c’est dur comme question, car tous les jours, c’est un peu ma grande question : savoir comment ça va continuer. C’est jamais évident tout ce qu’on me propose de faire. Je repars au Népal cet automne par exemple, ce n’est pas un truc que je vais faire toute ma vie. Tant que j’ai la forme, je continue, mais je sais qu’il y a un moment où il va falloir que je me calme. Je n’ai pas la réponse à ça. Je vais surement faire plus de réalisation, plus de montage le jour où j’aurai moins à aller en montagne. Peut-être aussi que l’un de mes enfants voudra filmer et c’est lui qui y ira, et moi je réaliserai, ce serait le rêve ! »
Photo d'en-tête : Salewa